B. UN CARREFOUR STRATÉGIQUE DONT L'EUROPE NE PEUT SE DÉSINTÉRESSER TOTALEMENT

1. Le déséquilibre, puis la reconfiguration des rapports de forces depuis l'agression russe de l'Ukraine

La relation de l'Arménie avec la Russie, censée évoluer vers un partenariat stratégique, s'est rapidement dégradée en une dépendance absolue, chèrement payée ces dernières années.

L'Arménie est liée depuis le 29 décembre 1991 à la Russie par un traité d'amitié, de coopération et de sécurité commune autorisant le déploiement de soldats russes le long des frontières arméno-turque et arméno-iranienne. L'Arménie est également membre de l'Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) depuis la signature du traité de Tachkent du 15 mai 1992, et d'autres accords, économiques et de défense, aggravent encore cette dépendance.

Pourtant, la Russie a répétitivement fait défaut à l'Arménie ces quatre dernières années. Elle n'a d'abord pas fourni dans la guerre de 2020 le soutien dont l'Arménie aurait eu besoin au motif que les hostilités se déroulaient en dehors du territoire internationalement reconnu de la république d'Arménie. En mai 2021 puis en septembre 2022, l'Arménie, dont le territoire est envahi par l'armée azerbaïdjanaise, a invoqué en vain l'article 4 du traité de Tachkent qui prévoit, à l'instar de l'article 5 du traité de l'Atlantique Nord, que l'agression d'un membre est considérée par les autres membres comme un agression de tous. Entre 2022 et 2023 enfin, le blocus du corridor de Latchine et la reprise des hostilités par Bakou n'ont suscité aucune réaction des 2 000 soldats russes déployés pourtant en application des accords de cessez-le-feu de novembre 2020.

Carte des États membres de l'Organisation du traité de sécurité collective (OTSC)

La guerre en Ukraine jette sur ces développements une lumière nouvelle. La Russie doit, dans cette circonstance, ménager d'autant plus les autres puissances régionales, à commencer par la Turquie. La relation de celle-ci à l'Azerbaïdjan est bien davantage qu'un soutien, en vertu du principe « une seule nation, deux États », mutuellement revendiqué et trouvant une traduction opérationnelle dans le très large encadrement turc de l'armée azerbaïdjanaise.

L'Arménie n'a ainsi d'autre choix que de diversifier ses coopérations, voire de songer à de nouvelles alliances, donnant une impulsion nouvelle à la stratégie de la complémentarité impulsée par l'ancien président Robert Kotcharian, visant à entretenir de bonnes relations avec la Russie aussi bien qu'avec l'Iran, les Etats-Unis ou l'Union européenne. Ce dernier virage semble privilégié par le gouvernement arménien : devant le Parlement européen, le 17 octobre 2023, le Premier ministre Pachinian a ainsi déclaré que « l'Arménie est prête à se rapprocher de l'UE aussi loin que l'UE le juge possible ». Le Président de l'Assemblée nationale Alen Simonyan, le 4 mars 2024, puis le ministre des affaires étrangères Ararat Mirzoyan le 9 mars 2024, ont publiquement évoqué la possibilité que leur pays dépose une demande d'adhésion.

Simultanément, le gouvernement arménien tente de prendre ses distances avec son ancien protecteur. Nikol Pachinian a annoncé, le 23 février 2024, le gel de la participation de l'Arménie à l'OTSC, et la présence militaire russe en Arménie elle-même semble questionnée, les garde-frontières du FSB présents à l'aéroport d'Erevan étant priés de quitter le pays avant le 1er août prochain. Le pays diversifie en outre ses coopérations militaires, en se rapprochant de l'Inde et de la Grèce. Erevan est par ailleurs devenue, le 1er février dernier, le 124e État partie au statut de Rome de la Cour pénale internationale, laquelle a émis le 17 mars 2023 un mandat d'arrêt contre le président de la fédération de Russie.

L'alliance de facto de Moscou avec Bakou contre l'Arménie peut ainsi être interprétée comme une alliance d'intérêts, à l'heure où Moscou voit les démocraties europhiles de son ancienne zone d'influence tenter de s'arracher de son orbite. Les dirigeants russes font d'ailleurs eux-mêmes les comparaisons les plus explicites de ce point de vue, la porte-parole du ministère russe des affaires étrangères Maria Zakharova estimant le 6 mars 2024 qu'il serait « dommage que l'Arménie subisse le même sort que l'Ukraine » en étant attirée à l'Ouest.

2. Une relation bilatérale avec la France renforcée dans ce contexte

La France, coprésidente du groupe de Minsk créé en 1992 pour trouver une solution au conflit du Haut-Karabagh et premier pays européen à avoir reconnu le génocide par la loi du 3 février 2021, apporte un soutien important à l'Arménie dans un cadre bilatéral. En 2023, son soutien humanitaire en faveur de l'Arménie et des réfugiés du Haut-Karabagh a représenté un montant de 29 millions d'euros, ce qui en fait le premier bailleur bilatéral à ce titre, et le Gouvernement s'est engagé à développer ses projets d'infrastructures dans les domaines des transports, de l'énergie et de l'eau.

La coopération de défense entre la France et l'Arménie

La France appuie les capacités défensives de l'Arménie de manière plus approfondie depuis l'été 2022, quand a été décidée la création d'une mission de défense à Erevan. La rencontre, le 23 octobre 2023, des deux ministres de la défense Sébastien Lecornu et Suren Papikyan a constitué une étape supplémentaire dans la coopération de défense entre les deux pays en identifiant deux axes d'efforts.

D'une part, l'appui à la modernisation de l'armée arménienne par des moyens accrus de formation et de coopération. Dans le domaine de l'infanterie, Sébastien Lecornu a évoqué la possibilité de déclencher sur le sol arménien des missions de formation opérationnelle dans trois départements : le combat débarqué, le combat de montagne et le tir de précision. En parallèle, Paris propose l'ouverture d'un poste de conseiller militaire pour accompagner au mieux l'armée arménienne dans son renforcement opérationnel.

D'autre part, le renforcement des capacités défensives de l'Arménie par l'acquisition de matériel. Un contrat a ainsi formalisé l'acquisition de trois radars de surveillance aérienne GM-200 du constructeur Thales, et une lettre d'intention portant sur la défense sol-air a également été signée. L'Arménie a également fait l'acquisition de jumelles de vision nocturne auprès du constructeur Safran.

Source : site du ministère des armées.

La France est en outre le seul pays à fournir un soutien militaire à l'Arménie portant aussi bien sur le conseil que la formation des forces et la fourniture de matériel - brisant ainsi une forme de tabou au sein de l'Otan puisque l'Arménie reste membre d'une autre organisation de sécurité collective, dirigée de facto par la Russie.

Il reste que nos moyens humains dans la région pourraient être renforcés : la chancellerie diplomatique à Erevan ne compte que deux fonctionnaires, et la mission de défense n'a été créée que le 1er août dernier.

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