L'ESSENTIEL

I. L'ARMÉNIE, UN ETAT EN SURSIS DANS UN CARREFOUR STRATÉGIQUE

A. LA SOUVERAINETÉ ARMÉNIENNE, TOUJOURS MENACÉE

1. Une situation conflictuelle depuis l'indépendance du pays

L'Arménie a recouvré son autonomie politique par la déclaration d'indépendance du 21 septembre 1991, trois mois avant la disparition officielle de l'Union soviétique. Cette liberté nouvelle ne peut alors s'exercer autrement que dans les frontières administratives qui étaient celles de la république socialiste soviétique d'Arménie, que la signature des accords d'Alma-Ata, le 21 décembre 1991, devait transformer en frontières internationales.

La république d'Arménie hérite ainsi d'un double handicap : un territoire enclavé, l'agression turque de 1920 lui ayant repris l'accès à la mer Noire que lui avait accordé le traité de Sèvres du 10 août 1920, ce qui contraint sa politique étrangère et de défense ; et le tracé complexe de ses frontières avec l'Azerbaïdjan voisin, produit de la politique soviétique à l'égard des nationalités de l'empire, qui a notamment donné à l'Arménie comme à l'Azerbaïdjan le contrôle de zones enclavées dans le territoire de l'État voisin.

Position des frontières entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan, et des territoires exclavés dans l'un et l'autre État

Le produit le plus conflictuel de cette complexité est la rivalité autour de la maîtrise du plateau du Haut-Karabagh, territoire majoritairement arménien de peuplement mais sous souveraineté azerbaïdjanaise. Ce territoire forme l'objet principal des conflits armés qui ont opposé les deux pays depuis leur indépendance.

La victoire de l'Arménie de 1994 lui avait assuré une continuité territoriale jusqu'au territoire du Haut-Karabagh. La deuxième guerre, à l'automne 2020, s'est soldée par une perte des territoires conquis et la signature d'un accord sous médiation russe. Le cessez-le-feu que ce dernier devait garantir n'a jamais été pleinement respecté et, après le blocage du corridor de Latchine reliant l'Arménie au Haut-Karabagh entre décembre 2022 et l'été 2023, une nouvelle agression de Bakou en septembre 2023 a permis à l'Azerbaïdjan de reconquérir une pleine souveraineté sur le territoire du Haut-Karabagh, en chassant plus de 100 000 Arméniens, femmes, enfants et personnes âgées, de leurs habitations.

Conséquences territoriales des guerres du Haut-Karabagh

Source : Le Monde du 29 septembre 2023.

Le Sénat, de même que l'Assemblée nationale1(*), a alors dénoncé, après deux autres résolutions prises sur le fondement de l'article 34-1 de la Constitution2(*), l'exode forcé de la quasi-totalité des Arméniens qui vivaient au Haut-Karabagh, assimilable à une opération de nettoyage ethnique. Il a en outre été conduit à prendre des mesures restreignant les activités du groupe interparlementaire d'amitié, de même que l'assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe a suspendu, jusqu'à nouvel ordre, la participation de la délégation azerbaïdjanaise à ses travaux.

2. Une menace toujours aiguë sur la souveraineté arménienne

À l'heure où paraît ce rapport, la situation reste critique. Par la voix de son président Ilham Aliev, l'Azerbaïdjan maintient quatre catégories de revendications : la création d'un corridor reliant l'Azerbaïdjan à son exclave du Nakhitchevan passant par la région du Syunik, au sud du territoire arménien ; le contrôle des trois enclaves créées en territoire arménien à l'époque soviétique ; la rétrocession de quatre villages arméniens dans la région du Tavouch, au nord-est du pays.

Enfin, le président Aliev évoque publiquement le « retour » d'Azerbaïdjanais dans ce qu'il appelle l'« Azerbaïdjan occidental », c'est-à-dire... la république d'Arménie. Dans ces conditions, il est vraisemblable que l'Azerbaïdjan saisisse la première occasion de poursuivre le grignotage du territoire arménien, dont il a progressivement occupé près de 140 km² depuis 2021, et il n'est pas même exclu qu'il entreprenne une nouvelle offensive de grande envergure.

Le chercheur Tigrane Yégavian commente cette capture d'écran d'une chaîne de télévision turque montrant un journaliste expliquant la nécessité pour l'Azerbaïdjan d'annexer le Zanguezour, partie Sud de la république d'Arménie que Bakou convoite depuis 1918 : « cette revendication maximaliste vise à obtenir au moins le couloir reliant le Nakhitchevan au reste de l'Azerbaïdjan, ce qui réaliserait un vieux rêve turc d'une continuité territoriale du monde turc des rives du Bosphore aux confins de la Chine », carte dans laquelle, en effet, l'Arménie « crée une discontinuité » 3(*).

Le rapport de forces reste extrêmement déséquilibré au détriment de l'Arménie, sur les plans démographique, économique et militaire : l'Arménie compte moins de 3 millions d'habitants et sa population diminue depuis 1990, tandis que celle de l'Azerbaïdjan a bondi d'un tiers pour dépasser les 10 millions d'habitants. Le PIB azerbaïdjanais, grâce à la rente des hydrocarbures, est trois fois et demi plus important que celui de l'Arménie en valeur, et voilà vingt ans que le budget de défense de Bakou est quatre fois plus élevé que celui de son voisin.


* 1 Résolution européenne de l'Assemblée nationale n° 248 (seizième législature) du 4 mars 2024 visant à dénoncer le nettoyage ethnique des populations arméniennes du Haut-Karabakh par l'Azerbaïdjan et à exiger le respect de l'intégrité territoriale de la République d'Arménie.

* 2 Résolutions du Sénat n° 26 (2020-2021), du 25 novembre 2020, portant sur la nécessité de reconnaître la République du Haut-Karabagh, n° 19 (2022-2023), du 15 novembre 2022, visant à appliquer des sanctions à l'encontre de l'Azerbaïdjan et exiger son retrait immédiat du territoire arménien, à faire respecter l'accord de cessez-le-feu du 9 novembre 2020, et favoriser toute initiative visant à établir une paix durable entre les deux pays, et n° 50 (2023-2024), du 17 janvier 2024, visant à condamner l'offensive militaire de l'Azerbaïdjan au Haut-Karabagh et à prévenir toute autre tentative d'agression et de violation de l'intégrité territoriale de la République d'Arménie, appelant à des sanctions envers l'Azerbaïdjan et demandant la garantie du droit au retour des populations arméniennes au Haut-Karabagh.

* 3 Tigrane Yégavian, Géopolitique de l'Arménie, Paris, Bibliomonde éditions, 2022, p. 138.

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