EXAMEN DE L'ARTICLE UNIQUE
Article unique
Régime de responsabilité extracontractuelle sans faute du fait
des troubles anormaux de voisinage
L'article unique de la présente proposition de loi tend à inscrire dans le code civil le régime de responsabilité civile applicable aux troubles anormaux de voisinage.
Ce faisant, il codifie un régime d'origine jurisprudentielle particulièrement souple et élargit le champ et la portée d'une exception d'application déjà prévue par le législateur en matière de construction et d'habitation. Conformément au principe selon lequel « celui qui vient aux nuisances ne peut s'en plaindre », le présent article prévoit ainsi une disposition exonératoire de responsabilité de portée large, applicable à toute activité préexistant à l'installation de la personne lésée par le trouble anormal dès lors qu'elle s'est exercée conformément aux lois et règlements et s'est poursuivie « dans les mêmes conditions ou dans des conditions nouvelles qui ne sont pas à l'origine d'une aggravation du trouble anormal. »
La commission a accueilli favorablement dans son principe la codification d'un tel régime, tant dans la formulation d'un principe de responsabilité extracontractuelle objective pour troubles anormaux de voisinage que dans celle d'une exception d'antériorité. Elle s'est en revanche attachée à modifier celle-ci dans le but d'en assouplir l'application aux activités agricoles. Alors que les exploitants agricoles peuvent déjà voir l'exercice de leur activité entravé par la recherche de leur responsabilité pour troubles anormaux de voisinage, il paraît impératif qu'ils ne soient pas tenus responsables d'une modification des conditions d'exercice rendue nécessaire par la mise aux normes de leur activité.
Par ailleurs, la commission a souhaité compléter la codification du régime ainsi prévu en précisant que le juge judiciaire peut accorder des dommages et intérêts et ordonner des mesures visant à réduire ou faire cesser le trouble lorsque l'activité dommageable a été autorisée par voie administrative, à la condition expresse que de telles mesures n'aient ni pour objet ni pour effet de « contrarier les prescriptions édictées ou de priver d'effet les autorisations ainsi délivrées par l'autorité administrative », afin de garantir la conformité du dispositif au principe de séparation des pouvoirs.
Enfin, la commission a souhaité sécuriser juridiquement le dispositif, en particulier en circonscrivant l'application de la clause exonératoire aux activités
« économiques », afin de préciser le champ effectivement visé par celle-ci.
La commission a adopté l'article unique ainsi modifié.
1. Un régime de responsabilité dégagé par la jurisprudence, encadré par le législateur
1.1. Un régime de responsabilité souple, d'origine jurisprudentielle
i. La reconnaissance par la jurisprudence d'une responsabilité civile extracontractuelle sans faute pour trouble anormal de voisinage
Si, comme le rappelle un rapport du Gouvernement au Parlement sur le sujet 1, les relations de voisinage étaient initialement appréhendées par les rédacteurs du code civil « en lien avec la mitoyenneté ou les servitudes », le développement urbain et industriel de la France du XIXè siècle a confronté la jurisprudence à des cas de plus en plus nombreux de troubles anormaux de voisinage.
En conséquence, les premières occurrences de telles décisions sont généralement datées de la première moitié du XIXè siècle. Ébauché dès 1838 2, le principe d'une responsabilité pour trouble anormal de voisinage est confirmé dans un arrêt du 27 novembre 1844 : la chambre civile de la Cour de cassation juge dans cette instance « que, si d'un côté, on ne peut méconnaître que le bruit causé par une usine, lorsqu'il est porté à un degré insupportable pour les propriétés voisines, ne soit une cause légitime d'indemnité ; d'un autre côté, on ne peut considérer toute espèce de bruit causé par l'exercice d'une industrie comme constituant le dommage qui peut donner lieu à une indemnité » 3. Reconnaissant que tout bruit causé par une industrie ne saurait
« constituer le dommage qui peut donner lieu à une indemnité », la chambre civile de la Cour de cassation esquisse néanmoins la possibilité d'une anormalité de celui-ci - lorsqu'il est « d'une manière continue, porté à un degré qui excédât la mesure des obligations ordinaires du voisinage » - ouvrant ainsi le droit à indemnisation.
Rendu au visa des articles 1382 - qui prévoyait 4 le principe de la responsabilité civile extracontractuelle - et 544 - qui définit la propriété comme le « droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue » - du code civil, cet arrêt articulait ainsi le droit à l'indemnisation du préjudice au droit de propriété - donnant en l'espèce la primauté au second.
1 « Rapport du Gouvernement au Parlement sur la possibilité d'introduire dans le code civil le principe de la responsabilité de celui qui cause à autrui un trouble anormal du voisinage », rendu en application de l'article 3 de la loi n° 2021-85 du 29 janvier 2021 visant à définir et protéger le patrimoine sensoriel des campagnes françaises.
2 Cass. req., 12 nov. 1838. Les rédacteurs du code Dalloz annoté de 1900-1905 relevaient ainsi au sujet de cet arrêt que « si un canal creusé de main d'homme donne lieu à des infiltrations causant un préjudice aux propriétés voisines, le propriétaire peut être condamné à faire cesser ces infiltrations alors que celles-ci ne se sont répandues chez les victimes qu'à la suite de l'ouverture d'une fosse opérée par l'une d'elles ».
3 Cass. civ., 27 nov. 1844.
4 Actuel article 1240 du code civil.
Malgré des hésitations doctrinales sur son fondement 1 et après avoir été un temps assis sur l'abus de droit 2, le régime de la responsabilité civile pour troubles anormaux de voisinage a évolué au gré de la jurisprudence vers un régime de responsabilité extracontractuelle sans faute. Initiée dès 1966 3, cette évolution est actée par deux arrêts rendus le 4 février 1971, dans lesquels la troisième chambre civile de la Cour de cassation énonce notamment que « si, aux termes [de l'article 544 du code civil], la propriété est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu'on n'en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements, le propriétaire voisin de celui qui construit légitimement sur son terrain est néanmoins tenu de subir les inconvénients normaux du voisinage, en revanche, il est en droit d'exiger une réparation dès lors que des inconvénients excèdent cette limite » 4.
Enfin, cette évolution est parachevée par un arrêt de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation de 1986 5 rendu au seul visa du principe « suivant lequel nul ne doit causer à autrui un trouble anormal de voisinage », à l'exclusion de tout article du code civil, asseyant ainsi l'autonomie du régime de responsabilité extracontractuelle sans faute pour trouble anormal de voisinage.
Comme le rappelle le rapport du Gouvernement précité, la responsabilité pour trouble anormal de voisinage constitue « une responsabilité objective fondée sur la constatation du dépassement d'un seuil de nuisance - trouble excessif ou anormal - sans qu'il soit nécessaire d'imputer celui-ci à une faute ou à l'inobservation d'une disposition législative ou règlementaire. »
1 Pour un récapitulatif des diverses hésitations quant à la doctrine, c.f. Laurent Bloch « Trouble anormal de voisinage », Jurisclasseur notarial, novembre 2020 (décembre 2023). L'indétermination historique de la doctrine quant au fondement idoine à accorder au régime de responsabilité pour troubles anormaux de voisinage peut être résumée par une formule du professeur René Rodière cité par Laurent Bloch : « on n'a pas fini d'explorer toutes les voies dans lesquelles, à la quête d'une justification juridique de ces devoirs, l'esprit des auteurs peut se diriger » (RTD civ. 1965, p. 646).
2 S'appuyant sur deux arrêts de 1855 et 1915, le professeur Raphaël Amaro souligne ainsi le critère de faute parfois retenu par la jurisprudence. Voir Raphaël Amaro, « Trouble anormal de voisinage », Répertoire de droit immobilier, avril 2023. Sur le second arrêt (Cass., req., 3 août 1915, Coquerel c/ Clément Bayard), voir également le commentaire qui en est fait dans le commentaire aux cahiers de la décision n° 2011-116 QPC du 8 avril 2011 : « abuse de son droit de propriété, et engage ainsi sa responsabilité, celui qui n'use de son bien que dans le but de nuire aux autres, en particulier à ses voisins. Ici, le propriétaire avait érigé des constructions métalliques en bordure de son champ dans le seul but de gêner les expérimentations aéronautiques de son voisin. »
3 Cass., civ. 2ème, 24 mars 1966.
4 Cass., civ. 3ème, 4 février 1971, n° 69-14.964 et n° 69-12.528.
5 Cass., civ. 2ème, 19 novembre 1986, n° 84-16.379.
L'introduction d'une action en réparation pour troubles anormaux de voisinage n'est au demeurant pas exclusive par principe de celle d'une action en réparation pour responsabilité pour faute de droit commun 1. À tout le moins, comme le rappelle le professeur Raphaël Amaro dans son article précité, si la jurisprudence n'a pas nécessairement admis la possibilité d'une option entre la recherche d'une responsabilité du fait des choses et d'une responsabilité pour trouble anormal de voisinage 2, elle a clairement établi la possibilité pour le demandeur d'une option entre responsabilité du fait personnel et responsabilité pour trouble anormal de voisinage. Néanmoins, lorsqu'un régime spécial de responsabilité est prévu, il a seul vocation à s'appliquer et la responsabilité pour trouble anormal de voisinage ne saurait être recherchée 3.
ii. Un régime souple
La constitution d'un trouble anormal de voisinage exige la constatation par le juge du fond de la satisfaction de trois conditions cumulatives, sur lesquelles il exerce une appréciation in concreto :
- l'existence d'un dommage ;
- l'anormalité du trouble ;
- la relation de voisinage entre le défendeur et le demandeur.
Ainsi, en premier lieu, le trouble anormal de voisinage ne saurait être constitué en l'absence de tout dommage. L'existence d'un trouble ne peut ainsi être inférée de la seule non-conformité à une règlementation. La deuxième chambre civile de la Cour de cassation a ainsi prononcé la cassation d'un arrêt de la cour d'appel de Riom déduisant « l'existence des troubles de la seule infraction à une disposition administrative, sans rechercher s'ils avaient excédé les troubles normaux de voisinage ». En revanche, comme l'a rappelé la présidente de la troisième chambre civile de la Cour de cassation, Marie-Noëlle Teiller, auprès de la rapporteure, « le risque de dommage peut
1 Sont ainsi visés les régimes généraux de droit commun de responsabilité pour faute, soit la responsabilité du fait personnel (article 1240 du code civil) et la responsabilité du fait des choses (article 1242 du code civil).
2 Ainsi, la cour d'appel d'Aix-en-Provence a admis dans une décision du 5 novembre 1996 que la chute de pierres ou rochers appartenant à un fonds supérieur causant un dommage certain au fonds inférieur, les propriétaires du second étaient fondés à mettre en jeu la responsabilité des propriétaires du premier tant sur le fondement de l'ancien article 1384 du code civil (actuel 1er alinéa de l'article 1242 du code civil, qui dispose de la responsabilité du fait des choses), que la théorie des troubles anormaux de voisinage. À l'inverse, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation a jugé dans un arrêt du 19 juin 2003 que « les dommages provoqués par un glissement de terrain provenant d'un fonds voisin ne peuvent être réparés que sur le fondement » de l'ancien article 1384 du code civil.
3 Voir l'exemple cité par Laurent Bloch dans son fascicule précité d'une application exclusive du régime de responsabilité du fait d'une communication d'incendie entre deux immeubles adjacents (Cass., civ. 2ème, 7 février 2019, n° 18-10.727).
lui-même constituer un trouble anormal » 1, en particulier dès lors que sa réalisation présente une certaine forme de gravité ou que son existence même induit un dommage pour le demandeur 2.
En deuxième lieu, le critère de l'anormalité du trouble est apprécié de façon souple par la jurisprudence, la doctrine reconnaissant elle-même la relativité de la notion et la difficulté à dégager, face à des situations extrêmement variées, des critères d'appréciation permanents et fiables. Dans son fascicule précité, le professeur Raphaël Amaro ramasse la multiplicité de critères applicables en deux critères cardinaux :
- le contexte spatio-temporel du trouble : ainsi, s'agissant de nuisances sonores, le trouble anormal de voisinage n'est pas constitué en zone urbaine dans le cas d'un « immeuble d'habitation ancien, mal insonorisé depuis l'origine, laissant passer les bruits domestiques et le bruit des appareils ménagers » ni, en zone rurale, pour la circulation d'engins agricoles en période de récoltes dans une localité à vocation agricole 3, ou encore pour les sonnailles d'un troupeau de bovins, en pays d'élevage traditionnel 4 ;
- la gravité du trouble : il est nécessaire pour constituer l'anormalité du trouble qu'il excède un certain seuil de gravité, dont l'appréciation revient aux juges du fond. À titre d'exemple, la cour d'appel de Paris a jugé dans un arrêt du 9 mars 2022 que « bien que résidant dans un quartier de ville où la densification du tissu urbain constitue une évolution normale, la construction [d'un immeuble], nécessairement de plus grande amplitude que des résidences pavillonnaires, dans un quartier résidentiel, a représenté pour [les demandeurs], une modification sensible, radicale et définitive de leur cadre de vie, excédant par certains des aspects (...) les inconvénients normaux de voisinage, dont ils sont légitimes à solliciter la réparation ».
1 Comme le souligne Mme Teiller dans sa réponse écrite : « par exemple, excède les inconvénients normaux de voisinage l'exposition d'un riverain, par suite d'un défaut de conception du tracé d'un parcours de golf, à des tirs de forte puissance contraignant celui-ci à vivre sous la menace constante de projections de balles de golf, certes aléatoires mais néanmoins inéluctables et susceptibles d'avoir de graves conséquences (2e Civ., 10 juin 2004, pourvoi n° 03- 10.434, Bull., 2004, II, n° 291). De même, le risque dû à la présence d'arbres sur une propriété, penchant dangereusement sur la propriété voisine et mettant en danger la sécurité des biens et des personnes, peut constituer un trouble anormal de voisinage (3e Civ., 10 décembre 2014, pourvoi n° 12-26.361, Bull. 2014, III, n° 164). »
2 L'on peut ainsi relever au sujet de l'arrêt de la cour d'appel de Versailles du 4 février 2009 relatif au trouble anormal de voisinage que constitueraient les ondes électromagnétiques émises par une antenne-relais que celles-ci généraient chez le demandeur à l'action « un sentiment d'angoisse créé par la proximité de l'antenne-relais », retenu d'ailleurs dans les motivations de la cour d'appel, qui avait ainsi considéré « que l'installation de l'antenne relais à proximité immédiate de leur domicile sous le faisceau de laquelle ils se trouvent depuis fin 2005, a créé indiscutablement un sentiment d'angoisse, dont la manifestation s'infère des nombreuses actions qu'ils ont menées ; que cette angoisse ayant perduré depuis plus de trois années la réparation du préjudice subi par chacun des couples intimés doit être fixée à la somme de 7 000 € ».
3 CA de Toulouse, 4 novembre 1996.
4 CA de Riom, 15 juin 2006.
Enfin, l'appréciation de la relation de voisinage entre défendeur et demandeur a pu conduire la jurisprudence à faire preuve d'une particulière souplesse. Si la reconnaissance par la jurisprudence de la responsabilité des propriétaires ou syndicats de copropriétaires comme des occupants non propriétaires du fonds tels que les locataires n'a pas posé de difficulté, celle de catégories d'occupants occasionnels du fonds entretenant un lien de voisinage avec le défendeur plus ténu a pu paraître plus audacieuse.
La théorie des « voisins occasionnels », qui a notamment permis de reconnaître la responsabilité pour des troubles occasionnés par des opérations de construction, est ainsi née d'un arrêt dit « Intrafor » du 30 juin 1998. Sollicitée par la rapporteure, la présidente de la première chambre civile de la Cour de cassation a ainsi relevé que si cette théorie avait permis de rechercher la responsabilité de l'entrepreneur qui effectue des travaux à la demande du propriétaire, voire « de locateurs d'ouvrage intellectuel qui ne travaillent pas sur le fonds, tels que des bureaux d'études », la Cour retenait désormais le critère de « l'activité en relation de cause directe avec le trouble 1 ». Ce faisant, elle a paru souhaiter recentrer son appréciation sur la causalité effective entre l'intervention du professionnel concerné et le trouble et s'éloigner de la théorie des voisins occasionnels.
1.2. Un régime encadré par le législateur
Constatant la souplesse du régime et les difficultés que son application à certains cas était susceptible de poser, le législateur a souhaité encadrer celui-ci. Bien qu'étant de nature jurisprudentielle, ce régime a en conséquence été bordé par la loi, à deux égards :
- en prévoyant une cause exonératoire de responsabilité, qui codifie la théorie de la pré-occupation ;
- en prévoyant l'obligation d'une tentative préalable de règlement amiable.
1 Cass., civ. 3ème, 9 février 2011.
i. L'inscription dans la loi de la théorie de la pré-occupation
Malgré l'opposition de principe à une telle disposition des commissions des lois et des affaires économiques et du plan du Sénat 1, la loi n° 76-1285 du 31 décembre 1976 portant réforme de l'urbanisme a prévu en son article 70 une cause exonératoire de responsabilité pour les troubles anormaux du voisinage occasionnés par l'activité préexistante à l'installation du « voisin » demandeur.
L'article L. 421-9 du code de l'urbanisme en résultant prévoyait ainsi que « les dommages causés aux occupants d'un bâtiment par des nuisances dues à des activités agricoles, industrielles, artisanales ou commerciales, n'entraînent pas droit à réparation lorsque le permis de construire afférent au bâtiment exposé à ces nuisances a été demandé postérieurement à l'existence des activités les occasionnant et que celles-ci sont poursuivies dans les mêmes conditions. »
Cette disposition a été transférée par l'article 75 de la loi n° 80-502 du 4 juillet 1980 d'orientation agricole au sein d'un article L. 122-16 du code de la construction et de l'habitation, en y ajoutant le critère de la conformité de l'activité à l'origine du trouble aux dispositions législatives et réglementaires en vigueur.
Par la suite, la liste des activités concernées a été par deux fois élargie 2 et l'article a vu sa place dans le code modifiée pour aboutir à la rédaction actuelle de l'article L. 113-8 du code de la construction et de l'habitation.
1 Outre les difficultés posées par la rédaction, chacune de ces commissions s'était opposée dans son principe à l'introduction par un amendement du Gouvernement d'une telle disposition. Les motifs de cette opposition en étaient d'ailleurs similaires : la préservation du droit au recours et l'inutilité supposée d'une disposition dont l'application était en réalité déjà opérée de facto par la jurisprudence. Le rapporteur pour la commission des affaires économiques et du plan, Michel Chauty, relevait ainsi que « sur le plan des principes, ce nouvel article est éminemment contestable dans la mesure où il aboutit à écarter d'office du tribunal une certaine catégorie de personnes pour en préserver une autre a priori de toute espèce de recours » et proposait la suppression d'un article jugé « inutile puisque la jurisprudence des troubles du voisinage tient largement compte du problème posé ». De façon analogue, Paul Pillet relevait pour la commission des lois qu'il est « contraire au principe de droit de priver une catégorie de personnes du recours devant les tribunaux » et que de telles dispositions « ne font que rappeler le droit commun tel qu'il résulte de la jurisprudence selon laquelle le fait de s'exposer volontairement à des nuisances constitue une faute ou, à tout le moins, une imprudence qui prive le demandeur du droit à réparation ». Voir les commentaires de l'article 53 bis du projet de loi portant réforme de l'urbanisme dans le rapport n° 292 (1975-1976) de Michel Chauty et l'avis n° 299 (1975-1976) de Paul Pillet.
2 Aux activités aéronautiques par l'article 72 de la loi n° 2003-590 du 2 juillet 2003 urbanisme et habitat puis aux activités culturelles et touristiques (les activités sportives ayant été incluses dans l'amendement adopté à l'Assemblée nationale en séance puis retirées de la rédaction finalement retenue en commission mixte paritaire) par l'article 46 de la loi n° 2019-1461 du 27 décembre 2019 relative à l'engagement dans la vie locale et à la proximité de l'action publique, dite « Engagement et proximité ».
Rédaction actuelle de l'article L. 113-8 du code de la construction et de l'habitation
« Les dommages causés aux occupants d'un bâtiment par des nuisances dues à des activités agricoles, industrielles, artisanales, commerciales, touristiques, culturelles ou aéronautiques, n'entraînent pas droit à réparation lorsque le permis de construire afférent au bâtiment exposé à ces nuisances a été demandé ou l'acte authentique constatant l'aliénation ou la prise de bail établi postérieurement à l'existence des activités les occasionnant dès lors que ces activités s'exercent en conformité avec les dispositions législatives ou réglementaires en vigueur et qu'elles se sont poursuivies dans les mêmes conditions. »
Cette cause exonératoire de responsabilité repose donc sur la satisfaction de trois critères cumulatifs :
- l'antériorité de l'activité en cause par rapport à la délivrance du permis de construire du bâtiment exposé aux nuisances causées par celles-ci ou à l'acte authentique constatant l'aliénation ou la prise de bail ;
- la conformité de l'activité en cause aux dispositions législatives ou réglementaires en vigueur ;
- la poursuite de celle-ci « dans les mêmes conditions ».
Comme l'a rappelé la présidente de la troisième chambre civile de la Cour de cassation lors de son audition, cette exception est d'interprétation stricte par la jurisprudence.
Ainsi, elle ne s'applique qu'aux seuls occupants d'un bâtiment. Comme le rappelle le commentaire aux cahiers de la décision du Conseil constitutionnel n° 2011-116 QPC du 8 avril 2011, la théorie
« ne s'applique donc pas à l'action en responsabilité fondée sur la perte de valeur d'un terrain du fait des nuisances » 1. Corrélativement, comme l'a précisé la présidente de la troisième chambre civile de la Cour de cassation à la rapporteure, « les dommages subis par les occupants de parcelles non bâties ou les dommages subis par les propriétaires non-occupants ne peuvent se voir opposer l'exception. »
Par ailleurs, il a pu être jugé qu'il incombe au défendeur d'apporter la preuve du respect du critère de la conformité aux lois et règlements en vigueur 2.
Néanmoins, le critère de poursuite « dans les mêmes conditions » ne fait pas l'objet d'une appréciation littérale par le juge. La jurisprudence a ainsi lié ce critère à l'aggravation du trouble généré. Ainsi, une modification des conditions d'exercice ne prive pas nécessairement l'exploitant du bénéfice de l'antériorité si les nuisances ne se sont pas aggravées 3.
1 Cass., civ. 3ème, 3 juin 1987, pourvoi n° 85-14221.
2 CA Besançon, 18 avril 2007, n° 340/07.
3 Cass., civ. 3ème, 20 décembre 2018, pourvoi n° 17-27.023 : le juge pouvait motiver le rejet de la demande par le fait que n'était pas invoquée une modification de l'activité « au point d'entraîner une aggravation du risque industriel. »
Considérant, d'une part, que cette cause exonératoire de la responsabilité pour troubles anormaux de voisinage ne faisait pas par elle-même obstacle à la recherche d'une responsabilité pour faute et, d'autre part, qu'elle est conditionnée à l'exigence de la conformité de l'activité en cause aux dispositions législatives ou réglementaires en vigueur et, en particulier, à celles de ces dispositions qui tendent à la préservation et à la protection de l'environnement, le Conseil constitutionnel a jugé que l'article L. 113-8 du code de la construction et de l'habitation 1 est conforme tant au principe selon lequel tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer 2 qu'aux exigences constitutionnelles découlant des articles 1er à 4 de la Charte de l'environnement.
ii. Règlement amiable
L'article 3 de la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice a complété l'article 4 de la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIè siècle pour prévoir que la saisine du juge judiciaire est, à peine d'irrecevabilité, « précédée d'une tentative de conciliation menée par un conciliateur de justice », y compris en matière de conflits de voisinage. L'article 46 de la loi n° 2021-1729 du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l'institution judiciaire a explicitement adjoint à cette qualification les troubles anormaux de voisinage.
Malgré une première annulation par le Conseil d'État tenant à la définition insuffisamment précise des conditions dans lesquelles l'indisponibilité du conciliateur pouvait être établie et permettre ainsi de déroger à l'obligation de tentative préalable de règlement amiable 3, l'article 750-1 du code de procédure civile dispose désormais de l'exigence de la conduite, « au choix des parties, d'une tentative de conciliation menée par un conciliateur de justice, d'une tentative de médiation ou d'une tentative de procédure participative » en cas de trouble anormal de voisinage.
2. Une proposition de loi qui concrétise des réflexions déjà engagées
L'article unique de la présente proposition de loi tend donc à procéder à la codification, au sein du code civil, du régime de responsabilité pour troubles anormaux de voisinage.
2.1. Une codification du régime de responsabilité pour troubles anormaux de voisinage plusieurs fois envisagée, au prisme des activités agricoles
Envisagée pour l'heure comme un régime de responsabilité autonome, la responsabilité extracontractuelle pour troubles anormaux de voisinage a vu son inscription au sein du code civil régulièrement évoquée
1 Alors article L. 112-16 du même code.
2 Qui découle de l'article 4 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen.
3 Conseil d'Etat, 6ème et 5ème chambres réunies, 22 septembre 2022, n° 436939.
par les divers projets de réforme de la responsabilité civile formulés sur les vingt dernières années. Ainsi les avant-projets des groupes de travail dirigés respectivement par le professeur Pierre Catala en 2005, par le professeur Hugues Périnet-Marquet en 2008-2009 et le professeur François Terré en 2011 comme le projet présenté en mars 2017 par le garde des sceaux Jean-Jacques Urvoas comportaient-ils tous, sous des rédactions différentes, la codification du principe de responsabilité civile pour troubles anormaux de voisinage.
Certaines initiatives parlementaires en la matière ont logiquement repris dans son principe une telle codification, à l'exemple de la proposition de loi portant réforme de la responsabilité civile déposée par Philippe Bas, Jacques Bigot, André Reichardt et plusieurs de leurs collègues en 2020 1 et de la proposition de loi déposée par Laurent Béteille dix ans auparavant sur le même sujet 2.
D'autres initiatives parlementaires ont néanmoins été marquées par la volonté d'apporter une réponse aux difficultés rencontrées par des exploitants agricoles en la matière 3. Issues de différents groupes politiques, ces initiatives ont pour point commun de prévoir un régime d'exonération plus souple pour les activités agricoles, soit qu'elles modifient l'article
L. 113-8 du code de la construction et de l'habitation 4, soit qu'elles
1 Proposition de loi n° 678 (2019-2020) portant réforme de la responsabilité civile de Philippe Bas, Jacques Bigot, André Reichardt et plusieurs de leurs collègues, déposée au Sénat le 29 juillet 2020.
2 Proposition de loi n° 657 (2009-2010) portant réforme de la responsabilité civile de Laurent Béteille, déposée au Sénat le 9 juillet 2010.
3 L'un des cas les plus médiatisés est celui de l'exploitation de l'éleveur de bovins de Saint-Aubin-en- Bray, Vincent Verschuere, dont le pourvoi en cassation contre un jugement d'appel confirmant la condamnation en première instance au paiement de 106 000 euros de dommages et intérêts pour troubles anormaux de voisinage, a été rejeté par la troisième chambre civile de la Cour de cassation le 7 décembre 2023.
4 La proposition de loi de Pierre Louault, adoptée au Sénat le 8 décembre 2021, prévoyait ainsi un régime ad hoc d'exonération pour les activités agricoles : le critère de la poursuite de l'activité
« dans les mêmes conditions » serait ainsi assoupli pour ces seules activités pour prévoir qu'elles peuvent bénéficier de l'exonération dès lors qu'elles se sont poursuivies « sans changer de nature », reprenant ainsi une piste de réflexion évoquée par le Conseil d'Etat dans son avis sur la proposition de loi relative au patrimoine sensoriel. Par ailleurs, comme le rappelle le rapport de Nicole Le Peih, rapporteure de la présente proposition de loi à l'Assemblée nationale, « le député André Chassaigne et plusieurs de ses collègues du groupe Gauche démocrate et républicaine (GDR) ont déposé le 8 février 2022 une proposition de loi visant à réduire les actions en justice pour des troubles du voisinage. L'article 1er de cette proposition de loi élargit le champ de l'exonération de responsabilité prévue à l'article L. 113-8 du CCH en incluant les activités liées à l'environnement proche du bien loué, acquis ou construit. L'article 2 de la proposition de loi prévoit l'obligation pour tout acquéreur d'un bien de s'informer sur le proche environnement du dit bien. »
l'inscrivent dans un régime de responsabilité de portée générale inscrit dans le code civil 1.
Enfin, bien qu'envisageant initialement une disposition prévoyant que les nuisances sonores ou olfactives relevant d'un classement au titre du patrimoine sensoriel ne sauraient être considérées comme des troubles anormaux du voisinage, la loi n° 2021-85 du 29 janvier 2021 visant à définir et protéger le patrimoine sensoriel des campagnes françaises s'était bornée en la matière, à la suite d'un avis du Conseil d'État remettant en cause la pertinence d'une telle disposition, à la demande d'un rapport du Gouvernement « examinant la possibilité d'introduire dans le code civil le principe de la responsabilité de celui qui cause à autrui un trouble anormal de voisinage » 2.
2.2. Une proposition de loi consolidée lors de son examen à l'Assemblée
nationale
La présente proposition de loi s'inscrit donc dans la lignée de ces différents textes.
Dans sa rédaction initiale, elle prévoyait la codification :
- du principe d'une responsabilité extracontractuelle sans faute - cette responsabilité étant engagée « de plein droit » - pour troubles anormaux de voisinage ;
- l'exception d'antériorité, applicable à toute activité, « quelle qu'en soit la nature », dès lors qu'elle préexistait à l'installation du demandeur sur son fonds, qu'elle s'est poursuivie dans les mêmes conditions et qu'elle est conforme à la législation en vigueur.
L'examen en commission a été l'occasion pour la commission des lois de l'Assemblée nationale d'adopter un unique amendement de la rapporteure tendant à préciser que la notion d'installation sur le fonds s'applique au demandeur - la « personne lésée » - et non le défendeur 3.
1 Le député Jean-Louis Thériot a ainsi déposé une proposition de loi le 21 mars 2023 tendant à codifier le régime de responsabilité pour troubles anormaux de voisinage tout en exonérant les activités professionnelles, agricoles, artisanales, et culturelles de toute responsabilité en cas de trouble anormal de voisinage sous réserve que celles-ci « procèdent de pratiques locales régulières et suffisamment durables ». Le député Victor Habert-Dassault a par ailleurs déposé une proposition de loi tendant à codifier dans le code civil le régime de responsabilité pour troubles anormaux de voisinage et à en élargir l'exonération dès lors que l'activité en cause, quelle qu'en soit la nature, s'étant poursuivies « sans modification substantielle », et non dans « les mêmes conditions ».
2 Article 3 de la loi n° 2021-85 du 29 janvier 2021 visant à définir et protéger le patrimoine sensoriel des campagnes françaises.
3 Amendement CL10 de Nicole Le Peih, rapporteure.
L'examen en séance publique a permis, outre l'adoption d'un amendement de portée rédactionnelle 1, de consolider la rédaction retenue, en prévoyant :
- que peut être tenu pour responsable du dommage causé par un trouble anormal de voisinage le « bénéficiaire d'un titre ayant pour objet principal de l'autoriser à occuper ou à exploiter un fonds » 2 ;
- l'assouplissement formel du critère de poursuite dans les mêmes conditions de l'activité en cause, pour lui ajouter le critère alternatif d'une poursuite de cette activité « dans des conditions nouvelles qui ne sont pas à l'origine de l'aggravation du trouble anormal » 3 ;
- la suppression de l'article L. 113-8 du code de la construction et de l'habitation, dont le maintien aurait conduit à la coexistence de deux régimes, l'un applicable en matière de construction et d'habitation et l'autre applicable de façon générale car inscrit le code civil.
3. La position de la commission : sécuriser le dispositif et garantir son application proportionnée aux activités agricoles
3.1. Un accord de principe sur la codification et les modifications apportées à l'Assemblée nationale
La commission a admis dans son principe la codification à laquelle procède la présente proposition de loi, déjà appelée de leurs voeux par plusieurs propositions de loi d'origine sénatoriale. Elle a au demeurant jugé bienvenues les modifications apportées par l'Assemblée nationale.
Elle a ainsi estimé utile l'ajout en séance des bénéficiaires d'un titre ayant pour objet principal de les autoriser à occuper ou à exploiter un fonds, ce qui permet de rendre débiteurs de l'obligation des voisins permanents non titulaires d'un titre de propriété ou d'un bail - tels que les usufruitiers ou les occupants à titre gracieux - tout en excluant les « voisins occasionnels » - les personnes visées par cette catégorie étant bénéficiaires de titre n'ayant jamais, comme l'a rappelé la présidente de la troisième chambre civile de la Cour de cassation auditionnée par la rapporteure, pour objet principal l'occupation ou l'exploitation du fonds concerné.
La commission a également accueilli favorablement la suppression du régime particulier prévu à l'article L. 113-8 du code de la construction et de l'habitation, qui présente le mérite de ne pas complexifier inutilement le droit en prévoyant deux régimes distincts, l'un général et l'autre spécial applicable uniquement en matière de construction et d'habitation.
Enfin, la commission n'a pas souhaité revenir sur la précision, apportée en séance publique à l'initiative de la rapporteure, selon laquelle le
1 Amendement n° 16 de la rapporteure.
2 Amendement n° 20 de la rapporteure.
3 Amendement n° 19 de la rapporteure.
critère de la poursuite de l'activité en cause dans les mêmes conditions serait complété par la poursuite de l'activité « dans des conditions nouvelles qui ne sont pas à l'origine de l'aggravation du trouble anormal ». Bien que la jurisprudence ait généralement souligné que le critère de la poursuite « dans les mêmes conditions » de l'activité en cause devait être apprécié comme n'ayant pas aggravé le trouble, inscrire une telle précision dans la loi paraît utile et de nature à pérenniser l'appréciation jurisprudentielle jusqu'ici retenue.
agricoles
3.2. Une nécessaire précision des conditions d'application aux activités
Consciente de la nécessité d'adapter ce droit au contexte particulier
des activités agricoles, dont l'actualité récente a souligné la particulière difficulté, la commission n'a néanmoins pas retenu sur ce dernier point la proposition - notamment soutenue par un amendement à l'Assemblée nationale - d'un assouplissement du critère de la poursuite de l'activité dans les mêmes conditions vers la poursuite de l'activité en cause « sans modification substantielle ».
Avancée par le Conseil d'État dans son avis sur la proposition de loi visant à définir et protéger le patrimoine sensoriel des campagnes françaises 1, cette piste de réflexion s'inscrivait dans un contexte particulier. D'une part, elle était évoquée de façon prospective, le Conseil d'État relevant dans ledit avis que « l'état actuel du droit permet donc d'ores et déjà d'assurer une protection équilibrée des intérêts en présence, y compris à travers l'exception d'antériorité » et considérant qu'il « ne paraît pas nécessaire de modifier profondément les équilibres existants ». L'adoption d'une telle rédaction, formulée au titre d'une piste de réflexion, sans que ladite réflexion ait pu dûment être conduite, par exemple dans le cadre d'une étude d'impact annexée à un projet de loi, constituerait ainsi une interprétation très libre de l'intention exprimée par le Conseil d'État dans cet avis. D'autre part, une telle piste de réflexion était envisagée dans le contexte circonscrit de l'ancien article L. 112-16 du code de la construction et de l'habitation, applicable en cette seule matière. Or la présente proposition de loi présente une ambition nettement plus vaste, en s'appliquant à des types d'activités et de troubles très divers et en constituant un régime général de responsabilité civile inscrit dans le code civil.
Par ailleurs, une telle rédaction pourrait présenter des risques juridiques non négligeables. En premier lieu, l'indétermination relative de la notion de modification de l'activité ou d'aggravation du trouble
« substantielle » offrirait une large marge d'appréciation au juge, dont il n'est pas sûr qu'elle soit nécessairement plus protectrice pour les activités agricoles que le droit en vigueur. En second lieu, sa constitutionnalité ne
1 Conseil d'État, 6 février 2020, Avis sur la proposition de loi visant à définir et protéger le patrimoine sensoriel des campagnes françaises.
paraît pas pleinement garantie, en particulier au regard de l'évolution récente de la jurisprudence du Conseil constitutionnel.
Une protection constitutionnelle récemment étendue à la responsabilité sans faute
Le Conseil constitutionnel avait considéré, à l'occasion d'une question prioritaire de constitutionnalité de 2011, que la cause exonératoire de responsabilité prévue à l'ancien article L. 112-16 du code de la construction et de l'habitation était, au regard de la protection constitutionnelle du principe de responsabilité, constitutionnelle du seul fait qu'elle n'excluait pas l'introduction d'une action en recherche de responsabilité pour faute, ce dernier régime bénéficiant seul d'une protection constitutionnelle.
Comme le disposait le commentaire aux cahiers de la décision : « la protection constitutionnelle du principe de responsabilité, déduite de l'article 4 de la Déclaration de 1789, ne vaut, en raison même de ce rattachement, qu'en matière de responsabilité pour faute. Or, la responsabilité fondée sur les troubles anormaux de voisinage est une responsabilité objective, détachée de la faute. (...) Il en résulte que l'article L. 112-16 du CCH ne heurte pas, en lui- même, le principe constitutionnel de responsabilité, même s'il peut être qualifié de cause légale d'exonération. »
Or, souhaitant prendre en compte « l'évolution du droit de la responsabilité civile, qui connaît de plus en plus de régimes de responsabilité sans faute visant à faciliter l'indemnisation des victimes de certains types de dommages » 1, le Conseil constitutionnel a récemment modifié sa jurisprudence en étendant la protection constitutionnelle du principe de responsabilité aux régimes de plein droit.
Appelé à se prononcer sur la conformité de l'article 7 de la loi visant à protéger les logements contre l'occupation illicite, il a ainsi considéré que l'exigence constitutionnelle à laquelle est soumis le législateur en la matière - à savoir qu'il ne résulte pas des exclusions ou limitations qu'il apporte au principe de responsabilité une atteinte disproportionnée aux droits des victimes d'actes fautifs ainsi qu'au droit à un recours juridictionnel effectif - « ne fait pas non plus obstacle à ce que le législateur institue, pour un même motif d'intérêt général, un régime de responsabilité de plein droit » et que « s'il peut prévoir des causes d'exonération, il ne peut en résulter une atteinte disproportionnée aux droits des victimes d'obtenir l'indemnisation de leur préjudice 2. »
Dans ces conditions, la disposition évoquée pourrait être considérée comme impliquant une atteinte disproportionnée aux droits des victimes d'obtenir l'indemnisation de leur préjudice, en particulier eu égard à son imprécision et à son caractère définitif.
Souhaitant néanmoins apporter une réponse aux difficultés d'application d'un tel régime aux activités agricoles, la commission a adopté l'amendement COM-1 de la rapporteure prévoyant une modalité spécifique d'application du régime juridique ainsi créé à ces activités. Elle a tout particulièrement souhaité répondre au cas d'un exploitant agricole voyant sa responsabilité engagée pour un trouble anormal de voisinage résultant de la modification des conditions d'exercice de son activité en raison de la nécessaire mise en conformité de son exploitation à des normes obligatoires, particulièrement nombreuses et exigeantes en matière agricole. Or la disposition exonératoire de la responsabilité
1 Commentaire aux cahiers de la décision n° 2023-853 DC du 26 juillet 2023.
2 Conseil constitutionnel , décision n° 2023-853 DC du 26 juillet 2023, paragr. 69.
extracontractuelle sans faute dont dispose le premier alinéa de l'article 1253 du code civil créé par l'article unique de la proposition de loi ne serait pas applicable, alors même que le critère de conformité aux lois et règlements serait ainsi satisfait, dès lors que les conditions d'exercice de l'activité auraient été modifiées.
Afin de résoudre cette difficulté et éviter que les exploitants agricoles soient contraints de choisir entre la mise en conformité aux normes nouvelles et l'exonération de leur responsabilité, l'amendement COM-1 adopté par la commission à l'initiative de la rapporteure prévoit en conséquence une cause exonératoire spécifique, insérée au sein du code rural et de la pêche maritime. Ainsi, dès lors qu'une exploitation agricole modifierait les conditions d'exercice de son activité pour mettre en conformité celles-ci aux lois et règlements, le trouble anormal en résultant serait insusceptible d'engager la responsabilité de l'exploitant.
La constitutionnalité d'un tel dispositif paraît ainsi assurée, dès lors que l'atteinte aux droits des victimes d'obtenir l'indemnisation de leur préjudice est proportionnée, en ce qu'elle ne vise, outre les cas où l'activité agricole bénéficierait de la cause exonératoire d'antériorité générale au titre de l'article 1253 du code civil nouvellement créé, que les seuls cas où l'évolution des conditions d'exercice de l'activité serait la résultante d'une mise en conformité aux lois et règlements en vigueur et ne s'appliquerait qu'en matière agricole.
3.3. Sécuriser le dispositif
En deuxième lieu, la commission a souhaité, par l'adoption du même amendement COM-1 de la rapporteure, sécuriser juridiquement la rédaction de la disposition exonératoire de responsabilité, à deux égards.
3.3.1. De la notion d'activité
D'une part, l'indétermination relative de la notion d'activité pourrait poser une difficulté d'interprétation pour la jurisprudence. En effet, une
« activité » génératrice d'un trouble anormal mais exercée à titre privé, au domicile d'un particulier, y compris lorsqu'elle ne peut être connue du
« voisin » s'installant à proximité du fonds sur lequel ladite activité s'exerce, ne paraît pas devoir bénéficier de la disposition exonératoire prévue.
La rapporteure de l'Assemblée nationale a semblé évacuer cette question en relevant dans son rapport que « toutes les activités, quelle que soit leur nature, sont potentiellement concernées par cette clause exonératoire de responsabilité, sous réserve que les trois critères précédemment mentionnés soient respectés, ce qui écarte de facto les activités engagées par des personnes privées, qui n'ont pas à respecter de législation particulière. » Il est néanmoins permis d'en douter, le critère posé par l'article unique de la présente proposition de loi reposant sur la conformité à tous lois et règlements, non à une législation particulière. Au demeurant, un grand nombre d'activités exercées à titre privé font l'objet d'une législation
particulière : à titre d'exemple, le survol d'un drone, y compris pour le loisir, de son propre fonds peut enfreindre la réglementation en vigueur, ne serait-ce qu'en dépassant la hauteur maximale de vol autorisée 1.
Sollicitée par la rapporteure, la présidente de la troisième chambre civile de la Cour de cassation a, au demeurant, eu l'occasion de confirmer une telle interprétation, en relevant que « l'extension souhaitée de l'exonération à toute activité, "quelle qu'en soit la nature", pose question. Par ces termes forts, les activités privées, liées notamment à l'usage d'habitation (entretien, loisirs, etc.), bénéficient de l'exonération. » Il paraît dès lors qu'il appartiendra à la jurisprudence de circonscrire précisément l'étendue de ce terme, ce qui pourrait engendrer une relative insécurité juridique et accroître le risque contentieux.
La commission a en conséquence souhaité apporter une précision nécessaire en limitant aux seules activités « économiques » le bénéfice de cette cause exonératoire, pour trois raisons.
Premièrement, la limitation aux seules activités économiques paraît davantage conforme à la philosophie sous-tendant actuellement la cause exonératoire, qui repose, pour reprendre les mots de la présidente de la troisième chambre civile de la Cour de cassation, « sur l'idée qu'un équilibre doit être trouvé entre jouissance paisible et liberté d'entreprendre. » L'on peut d'ailleurs relever que les activités actuellement listées à l'article L. 113-8 du code de la construction et de l'habitation sont économiques 2. Il paraît ainsi souhaitable de préciser explicitement, par l'apport de cette précision, que le législateur entend par l'introduction de cette cause exonératoire assurer une conciliation équilibrée entre les principes de liberté d'entreprendre, d'une part, et de libre jouissance de son bien et de droit à l'indemnisation de son préjudice, d'autre part.
Deuxièmement, une telle évolution paraît d'autant plus logique que plusieurs avant-projets de réforme de la responsabilité civile prévoyaient une telle qualification. Ainsi, l'article 24 du projet issu du groupe de travail présidé par le professeur François Terré en 2011 prévoyait : « La responsabilité prévue à l'alinéa précédent n'a pas lieu lorsque le trouble provient d'activités économiques exercées conformément à la législation en vigueur. » De façon analogue, l'avant-projet défini par le groupe de travail présidé par le professeur Hugues Périnet-Marquet prévoyait en son article 630 que les actions en responsabilité pour troubles anormaux de voisinage « ne peuvent être intentées lorsque le trouble provient d'activités économiques, exercées
1 Voir l'article 5 de l'arrêté du 3 décembre 2020 relatif à l'utilisation de l'espace aérien par les aéronefs sans équipage à bord.
2 Le cas des activités culturelles pourrait potentiellement être discuté. L'objet de l'amendement n° 1457 de la députée Annaïg Le Meur au projet de loi dit « Engagement et proximité » mentionnait néanmoins des activités pouvant relever de la catégorie d'activités économiques, tels que « des parcs de loisirs, des festivals ou des lieux culturels » et liait le renforcement de la protection juridique de ces activités à leur « fort apport économique et social ».
conformément à la législation en vigueur, préexistantes à l'installation sur le fonds et s'étant poursuivies dans les mêmes conditions. » Un tel ajout ne présenterait ainsi pas le caractère d'une particulière originalité au regard des projets de réforme déjà envisagés et semblerait au contraire s'inscrire dans la philosophie poursuivie par ceux-ci.
Enfin, une telle précision permettrait de préciser la notion sans élargir à l'excès le champ des activités concernées. À cet égard, si la notion d'activités économiques est étrangère au code civil, elle pourrait être appréciée sans difficulté excessive par le juge, notamment par référence à l'article 256 A du CGI relatif à la détermination de l'assiette des activités assujetties à la taxe sur la valeur ajoutée.
Si certaines activités sont donc exclues du champ de la disposition exonératoire, ce dernier engloberait déjà un périmètre d'activités potentiellement plus large que celui prévu à l'article L. 113-8 du code de la construction et de l'habitation, permettant une conciliation aussi équilibrée que possible entre les principes constitutionnels de liberté d'entreprise et de droit à l'indemnisation d'un préjudice.
3.3.2. De la notion d'installation
La notion d'installation, qui a notamment pour fonction de déterminer la date à compter de laquelle la préexistence de l'activité génératrice du trouble et sa poursuite dans des conditions n'étant pas à l'origine d'une aggravation de celui-ci s'apprécient, semble également problématique.
Mal définie, elle présente l'inconvénient de ne pas renvoyer à un acte juridique mais à un fait juridique : l'occupation par le nouveau
« voisin » des lieux. Or l'appréciation d'une telle installation pourrait être sujette à interprétation : le simple déménagement de meubles dans une maison nouvellement acquise sans y résider est-il constitutif d'une installation ? Surtout, elle ne règle pas le cas où, postérieurement à l'obtention du titre autorisant la jouissance du fonds par le demandeur à l'action mais antérieurement à toute installation sur celui-ci, l'activité génératrice du trouble est modifiée, aggravant le trouble et nuisant ainsi à la jouissance de son bien - par exemple en dévaluant le fonds 1.
Afin de pallier cette difficulté, la commission a adopté le même amendement COM-1 de la rapporteure, qui renvoie à « l'acte ouvrant le droit de jouissance de la personne qui allègue subir le dommage », notion qui présente le double avantage de prévoir une datation précise et de renvoyer à une réalité juridique plus objective et conforme au principe selon lequel
« celui qui vient aux nuisances ne peut s'en plaindre » que celle d'installation.
1 La référence aux « occupants d'un bâtiment » étant exclue de la rédaction envisagée, un tel cas serait couvert par la cause exonératoire de responsabilité.
3.4. Compléter l'effort de codification entrepris
En dernier lieu, le même amendement COM-1 adopté par la commission à l'initiative de la rapporteure vise à compléter la codification de la jurisprudence à laquelle procède la présente proposition de loi, en prévoyant les conditions, actuellement déterminées par la jurisprudence, dans lesquelles le juge judiciaire saisi d'une action en recherche de la responsabilité civile pour trouble anormal de voisinage peut accorder des dommages et intérêts au demandeur et ordonner au défendeur des mesures visant la réduction ou la cessation du trouble lorsque ce dernier résulte d'une activité autorisée par l'administration.
Cette disposition avait déjà été envisagée dans l'avant-projet de réforme de la responsabilité civile datant de 2016-2017 et reprise dans la proposition de loi de Philippe Bas, Jacques Bigot et André Reichardt portant réforme de la responsabilité. Ces deux projets prévoyaient ainsi, après l'énonciation du principe de la responsabilité extracontractuelle sans faute pour troubles anormaux de voisinage, la disposition suivante : « lorsqu'une activité dommageable a été autorisée par voie administrative, le juge peut cependant accorder des dommages et intérêts ou ordonner les mesures raisonnables permettant de faire cesser le trouble. »
Comme l'a souligné la direction des affaires civiles et du sceau (DACS), « les retours de la consultation publique sur ce second alinéa ont été critiques », « les contributeurs [ayant] principalement critiqué le texte proposé en ce qu'il semblait remettre en cause les solutions jurisprudentielles quant aux pouvoirs du juge judiciaire face à une prescription édictée par l'autorité administrative. »
La limitation de la compétence du juge judiciaire sur les activités autorisées par l'administration
Les prescriptions édictées et les autorisations délivrées par l'administration en matière d'installations classées, notamment au regard de la protection de l'environnement ou de la santé et de la salubrité publiques, ont régulièrement posé la question de l'ordre de juridiction compétent dès lors que de telles installations peuvent être à l'origine de troubles anormaux de voisinage.
Comme le rappelle le professeur Raphaël Amaro, « le juge judiciaire a vu sa compétence limitée par la décision Neveux et Kohler du 23 mai 1927 à l'octroi de dommages et intérêts et au prononcé de mesures qui "ne contrarient point les prescriptions édictées par l'administration dans l'intérêt de la sûreté et de la salubrité publiques" ». Ainsi, la première chambre civile de la Cour de cassation a pu casser l'arrêt d'une cour d'appel ayant prononcé, dans le but de faire cesser les nuisances découlant d'une entreprise - un garage en l'espèce - en ordonne la fermeture alors qu'il a relevé qu'un tel établissement relevait du régime des établissements classés 1.
1 Cass., civ. 1ère, 23 janvier 1996, n° 95-11.055.
Particulièrement complexe, le contentieux des antennes-relais a conduit le Tribunal des conflits à se prononcer, par six arrêts du 14 mai 2012 à la motivation identique, pour préciser la compétence du juge judiciaire. Il a ainsi jugé que ce dernier n'était pas compétent pour connaître des actions introduites « aux fins d'obtenir l'interruption de l'émission, l'interdiction de l'implantation, l'enlèvement ou le déplacement d'une station radioélectrique régulièrement autorisée et implantée sur une propriété privée ou sur le domaine public » : en effet, « le principe de la séparation des pouvoirs s'oppose à ce que le juge judiciaire, auquel il serait ainsi demandé de contrôler les conditions d'utilisation des fréquences radioélectriques au regard des nécessités d'éviter les brouillages préjudiciables et de protéger la santé publique et, partant, de substituer, à cet égard, sa propre appréciation à celle que l'autorité administrative a portée sur les mêmes risques ainsi que, le cas échéant, de priver d'effet les autorisations que celle-ci a délivrées, soit compétent pour connaître d'une telle action. »
En revanche, le juge judiciaire demeurait compétent pour connaître des actions,
« d'une part, aux fins d'indemnisation des dommages causés par l'implantation ou le fonctionnement d'une station radioélectrique qui n'a pas le caractère d'un ouvrage public, d'autre part, aux fins de faire cesser les troubles anormaux de voisinage liés à une implantation irrégulière ou un fonctionnement non conforme aux prescriptions administratives ou à la preuve de nuisances et inconvénients anormaux autres que ceux afférents à la protection de la santé publique et aux brouillages préjudiciables 1. »
En conséquence, l'amendement adopté par la commission tend à prévoir, outre la limitation de cette faculté aux seules activités économiques, en lien avec l'évolution évoquée ci-avant, que des mesures visant à réduire ou faire cesser le trouble pourraient être ordonnées par le juge judiciaire
« sous réserve qu'elles n'aient ni pour objet ni pour effet de contrarier les prescriptions édictées ou de priver d'effet les autorisations ainsi délivrées par l'autorité administrative ». Conformément aux décisions rendues par le Tribunal des conflits le 14 mai 2012, le juge judiciaire ne serait donc pas conduit à substituer son appréciation à celle de l'administration, enfreignant ainsi le principe de séparation des pouvoirs.
La commission a adopté l'article unique ainsi modifié.
1 Voir par exemple Tribunal des conflits, 14 mai 2012, n° 12-03.844.