B. GARANTIR DES CONDITIONS SOCIALES MINIMALES POUR LES MARINS PAR UNE LOI DE POLICE
Si le cadre légal et conventionnel permet aux opérateurs de choisir des conditions sociales minimales pour le personnel navigant, il offre aussi la possibilité aux États de faire valoir leurs intérêts nationaux pour imposer certaines règles impératives.
L'article 25 de la Convention de Montego Bay stipule qu'« en ce qui concerne les navires qui se rendent dans les eaux intérieures ou dans une installation portuaire située en dehors de ces eaux, l'État côtier a également le droit de prendre les mesures nécessaires pour prévenir toute violation des conditions auxquelles est subordonnée l'admission de ces navires dans ces eaux ou cette installation portuaire. » L'article 9 du règlement Rome I définit le régime juridique des « lois de police », considérées comme « une disposition impérative dont le respect est jugé crucial par un pays pour la sauvegarde de ses intérêts publics, tels que son organisation politique, sociale ou économique, au point d'en exiger l'application à toute situation entrant dans son champ d'application, quelle que soit par ailleurs la loi applicable au contrat ».
Une disposition impérative en matière de droit du travail applicable aux gens de mer assurant le transport de passagers entre la France et le Royaume-Uni, quelle que soit la loi choisie pour régir le contrat de travail, pourrait être considérée comme une loi de police si elle était jugée cruciale pour la sauvegarde de l'organisation sociale et économique de notre pays.
Cette restriction de la liberté contractuelle et de la libre prestation des services, garanties par le droit de l'Union européenne, serait conforme au droit de l'Union et revêtirait le caractère d'une loi de police si elle répondait à la sauvegarde d'un intérêt national essentiel qui ne serait pas protégé par une norme déjà applicable, et qu'elle était proportionnée à l'objectif poursuivi.
Dans le contexte du « dumping social » constaté sur les liaisons transmanche et sur le fondement du droit de l'Union européenne autorisant de telles dispositions impératives, l'article 1er de la proposition de loi impose deux obligations aux employeurs du personnel embarqué sur les navires assurant le transport de passagers sur certaines liaisons entre la France et un pays étranger, quelle que soit la loi applicable aux contrats de travail des salariés concernés :
- le versement du salaire minimum horaire de branche applicable en France ;
- une organisation du travail fondée sur l'équivalence entre la durée d'embarquement et le temps de repos à terre.
En cas de manquement à ces obligations, l'article 1er instaure un régime de sanctions pénales. Les employeurs et armateurs en infraction seraient passibles d'une amende de 7 500 euros par salarié concerné puis, en cas de récidive, d'une amende de 15 000 euros par salarié et d'une peine de six mois d'emprisonnement. En cas de troisième infraction constatée à l'obligation de verser le salaire minimum prévu, une peine d'interdiction d'accoster dans un port français pourrait en outre être infligée à l'encontre des navires de la compagnie fautive. L'article 1er prévoit aussi la possibilité d'infliger des sanctions administratives, en l'absence de poursuites pénales, pouvant aller jusqu'à 4 000 euros d'amende par salarié concerné par le manquement constaté.
Cet article prévoit en outre qu'un décret fixe la liste des documents obligatoires qui sont tenus à la disposition des membres de l'équipage et affichés dans les locaux qui leur sont réservés.
Une démarche analogue engagée au Royaume-Uni
Un projet de loi a été adopté par le Parlement britannique le 28 mars dernier (Seaferer's Wages Act). Ce texte sera pleinement en vigueur une fois les textes réglementaires (secondary legislation) adoptés, ce qui devrait être le cas début 2024. Il vise à rendre applicable le salaire minimal horaire britannique sur les navires assurant un service international de transport de passagers ou de marchandises sous réserve que ces navires entrent dans un port britannique au moins 120 fois au cours d'une année considérée.
Source : Réponses des services du Gouvernement au questionnaire du rapporteur.
La commission a considéré que les pratiques de « dumping social » à l'oeuvre déstabilisent le marché du transport maritime transmanche et que la dégradation des conditions de rémunération et de travail du personnel employé sur ces navires n'était pas acceptable : elle ne garantit pas des droits sociaux satisfaisants pour le personnel employé et elle conduit au licenciement de marins français, britanniques ou d'États membres de l'Union européenne. Ces conditions de travail dégradées, notamment par la diminution du temps de repos, fragilisent également la sécurité de la navigation dans une zone très fréquentée.
Elle a donc approuvé le dispositif proposé, estimant que la situation actuelle compromettait la sauvegarde de l'organisation sociale et économique de notre pays et portait atteinte à un intérêt crucial de la France. La commission a toutefois considéré que l'article 1er devait poser des obligations strictement proportionnées à l'objectif poursuivi afin qu'elles ne soient pas jugées contraires au droit de l'Union européenne et à notre Constitution.
En conséquence, la commission a, sur proposition du rapporteur, supprimé la peine d'interdiction d'accoster dans un port français prononcée en cas de troisième infraction au versement du salaire minimum à l'encontre des navires appartenant à la compagnie fautive. En effet, cette sanction risque de méconnaître les principes constitutionnels d'individualisation des peines et de légalité des délits et des peines, et de revêtir un caractère manifestement disproportionné. Les peines prévues en cas de première infraction puis en cas de récidive étant suffisamment dissuasives pour assurer l'effectivité, il n'a pas semblé utile à la commission de prendre le risque que l'article 1er soit considéré comme contraire à la Constitution et au droit de l'Union européenne au motif qu'il comporte cette sanction pénale.
Sur proposition du rapporteur, la commission a prévu que la sécurité de la navigation et la lutte contre les pollutions marines soient concrètement prises en compte pour déterminer par décret la durée maximale d'embarquement. Elle a également prévu que l'autorité administrative puisse prononcer, alternativement à une amende administrative, un avertissement à l'employeur ou à l'armateur en cas de manquement aux obligations posées au présent article, afin d'aligner le régime de sanctions administratives créé à l'article 1er sur le droit commun du travail.
En outre, la commission a fixé au 1er janvier 2024 l'entrée en vigueur de l'article 1er afin de donner aux employeurs une prévisibilité suffisante pour tirer les conséquences des règles de droit du travail imposées au personnel à bord des navires.