EXAMEN EN COMMISSION
M. François-Noël Buffet , président . - Nous passons à l'examen de la proposition de loi visant à supprimer la possibilité ouverte au dirigeant d'une entreprise de déposer une offre de rachat de l'entreprise après avoir organisé son dépôt de bilan.
Mme Claudine Thomas , rapporteure . - La proposition de loi visant à supprimer la possibilité ouverte au dirigeant d'une entreprise de déposer une offre de rachat de l'entreprise après avoir organisé son dépôt de bilan, qui a été déposée par notre collègue Sophie Taillé-Polian le 21 septembre dernier, a pour objet principal d'abroger l'article 7 de l'ordonnance du 20 mai 2020 portant adaptation des règles relatives aux difficultés des entreprises et des exploitations agricoles aux conséquences de l'épidémie de covid-19. Cet article a temporairement assoupli la procédure permettant aux dirigeants d'une entreprise en redressement ou en liquidation judiciaire, ou à leurs parents ou alliés ainsi qu'à ceux du débiteur personne physique, de présenter une offre d'achat partiel ou total de l'entreprise. Ce dispositif est temporaire : il ne s'applique que jusqu'au 31 décembre 2020.
Le code de commerce interdit en principe au débiteur, à ses dirigeants ou à leurs parents ou alliés de se porter acquéreurs d'une entreprise en difficulté dans le cadre d'une procédure de redressement ou de liquidation judiciaire. Cette interdiction s'explique par un souci bien légitime de « moralisation » de la vie des affaires. Il s'agit d'éviter, d'une part, la fraude aux intérêts des créanciers, c'est-à-dire que le débiteur ou le dirigeant ne conserve directement ou indirectement tout ou partie des actifs de l'entreprise, alors même qu'il se serait délesté du passif ; d'autre part, la fraude à l'assurance contre le risque de non-paiement des créances salariales.
En revanche, contrairement à ce que nous entendons parfois dire, cette interdiction n'est pas destinée à protéger les salariés eux-mêmes contre un détournement de la procédure de licenciement, car les formes prévues par le code du travail pour tout licenciement pour motif économique doivent être respectées.
Le droit commun prévoit des dérogations à cette interdiction, à l'article L. 642-3 du code de commerce en faveur d'abord des exploitations agricoles, ensuite, et sous de strictes conditions procédurales, des autres entreprises : le tribunal ne peut ordonner leur cession à l'un des dirigeants, à un allié ou un proche de ceux-ci ou du débiteur personne physique que sur requête du ministère public, par un jugement spécialement motivé et après avis des contrôleurs.
Dans les faits, l'exigence d'une requête préalable du ministère public impose aux dirigeants, proches ou alliés, qui souhaitent reprendre l'entreprise de lui soumettre un projet suffisamment abouti bien avant l'expiration du délai imparti aux candidats repreneurs, ce qui peut être difficile. Cette dérogation reste d'ailleurs assez peu employée. Elle n'en a pas moins révélé son utilité dans les cas où les offres d'acquisition présentées par des tiers sont, soit inexistantes, soit insuffisantes au regard du triple objectif de maintien des activités, de préservation des emplois et d'apurement du passif qui caractérise tout plan de cession.
L'assouplissement prévu par l'ordonnance est d'ordre procédural : il permet au débiteur ou à l'administrateur de former lui-même une requête en vue d'une offre de rachat, sans exiger que le ministère public la reprenne à son compte.
Ce dispositif a suscité beaucoup d'émoi en raison d'une poignée d'affaires qui ont défrayé la chronique et qui sont à l'origine, sans doute, de cette proposition de loi. Il est, toutefois, très encadré : outre que le jugement doit être spécialement motivé et rendu après avis des contrôleurs comme le droit commun l'exige, l'ordonnance rend obligatoire la présence du ministère public à l'audience, au cours de laquelle il peut présenter des observations et, le cas échéant, interjeter appel. En outre, comme c'est toujours le cas en matière de procédures collectives, l'appel du parquet est suspensif.
Au surplus, les conditions de fond régissant le choix du cessionnaire par le tribunal demeurent : l'offre choisie doit être celle qui satisfait le mieux aux trois objectifs de maintien des activités, de préservation des emplois et d'apurement du passif.
Cet assouplissement, comme nous l'ont précisé les services de la chancellerie, a été motivé par deux raisons très pragmatiques qu'il est difficile de contester. La première est d'ordre économique : on pouvait craindre que les repreneurs potentiels ne soient beaucoup moins nombreux qu'habituellement dans un contexte économique très incertain. La seconde est d'ordre moral : les dirigeants d'entreprises mises en difficulté par la crise sanitaire n'en portant aucunement la responsabilité, il peut paraître légitime de leur permettre de présenter plus facilement une offre de reprise.
En outre, un examen attentif de la jurisprudence montre que les tribunaux ont fait un usage prudent de cette possibilité, le plus souvent avec l'assentiment des organes de la procédure, des salariés et du parquet, et au vu de l'ensemble des circonstances de chaque espèce.
Par exemple, dans le cas de la société Camaïeu, le tribunal de commerce de Lille a retenu l'offre présentée par la Financière immobilière bordelaise plutôt que celle d'un consortium dont faisait partie le dirigeant de Camaïeu, en raison principalement de l'opposition du comité social et économique à cette dernière offre, justifiée notamment par le nombre légèrement plus faible d'emplois repris, et alors même que les administrateurs, les mandataires, les contrôleurs et le parquet plaidaient en faveur de l'offre du consortium.
Dans ces conditions, et après avoir entendu les acteurs concernés, je considère que la disposition critiquée ne mérite ni excès d'honneur ni excès d'indignité. En tout état de cause, il ne me paraît pas nécessaire de l'abroger, alors qu'elle est en vigueur jusqu'au 31 décembre prochain seulement. Au demeurant, cet exercice me semble un peu vain, car ce texte aurait très peu de chances d'être définitivement adopté avant cette date...
Prolonger l'application de cette mesure d'assouplissement procédural aurait pu d'ailleurs avoir du sens, éventuellement sous une forme modifiée pour dissiper toute crainte d'abus, par exemple en en subordonnant expressément le bénéfice à l'absence de toute faute de gestion de la part des dirigeants. Les difficultés des entreprises risquent d'exploser en 2021 en raison de la crise sanitaire, notamment pour ce qui concerne nos petites et moyennes entreprises, et ce dispositif aurait peut-être pu leur être utile... Les syndicats de salariés que nous avons entendus se sont d'ailleurs montrés plus ouverts à un dispositif ciblé.
Toutefois, telle n'est pas l'intention du Gouvernement d'après ce que le cabinet du garde des sceaux nous a indiqué.
Au moins l'ordonnance aura-t-elle permis aux acteurs économiques, aux praticiens des procédures collectives et aux parquets d'être désormais pleinement sensibilisés à la nécessité de faciliter les cessions d'entreprises, y compris à leurs dirigeants si cela s'avère opportun, et mieux informés des souplesses prévues par le droit commun.
Pour l'ensemble de ces raisons, je vous propose de rejeter cette proposition de loi. En application de l'article 42 de la Constitution, la discussion en séance publique porterait alors sur le texte initial de la proposition de loi déposée sur le Bureau du Sénat.
Mme Nathalie Goulet . - La proposition de loi trouve son origine dans une série d'affaires qui ont défrayé la chronique. Le dispositif aurait dû être encadré. On comprend bien que des procédures d'urgence aient été prises durant les trois premiers mois de la crise sanitaire, mais en l'occurrence, aucun garde-fou n'a été prévu, ce qui a créé des effets d'aubaine massifs inacceptables. Je comprends l'initiative de Mme Taillé-Polian.
Pour le Gouvernement, c'était « pas vu pas pris »... Il faudrait être certain que ce dispositif s'arrêtera bien le 31 décembre prochain.
M. Jean-Pierre Sueur . - Notre groupe votera cette proposition de loi, qui n'a certes qu'une dimension symbolique, car il est impossible qu'elle soit adoptée avant le 31 décembre 2020, date à laquelle l'article 7 de l'ordonnance du 20 mai 2020 cessera de s'appliquer. Par ailleurs, le cabinet du garde des sceaux a fait savoir à Mme la rapporteure que la mesure ne serait pas prorogée, ce que craignait Mme Taillé-Polian.
Néanmoins, certaines situations ont provoqué des incompréhensions et des protestations. En effet, il était possible qu'une personne mette en faillite son entreprise, fasse prendre en charge par la puissance publique un certain nombre de dépenses, notamment le paiement des salaires, puis qu'elle rachète ce qui reste de l'entreprise. Cette méthode paraît choquante, et les organisations syndicales nous ont fait part d'un certain nombre de cas où les choses se sont passées exactement comme cela.
Je me suis occupé, en tant que sénateur, d'une de ces entreprises. Selon le Comité interministériel de restructuration industrielle, avec lequel j'ai pris contact, il peut arriver que ce genre de situation ne soit en réalité ni néfaste ni condamnable : la reprise de l'entreprise par l'un de ses dirigeants peut lui permettre de perdurer, les syndicats le reconnaissent. Il n'en demeure pas moins que, dans d'autres cas, les syndicats se sont insurgés devant des procédés choquants.
Voter ce texte est un acte symbolique, mais également une mise en garde. Cela n'exclut pas de poursuivre la réflexion, et nous y sommes ouverts, car nous sommes confrontés à une crise sociale qui va devenir de plus en plus forte avec la multiplication des licenciements et des difficultés rencontrées par les entreprises.
M. Guy Benarroche . - Je m'inscris dans le droit fil des interventions de Mme Goulet et de M. Sueur.
Une règle était clairement fixée ; les exceptions, très encadrées. Avec la crise sanitaire, l'exception devient la règle. Dans certains cas, le dispositif a pu être utile à certaines entreprises. Mais d'autres, en grand nombre, ont bénéficié d'un effet d'aubaine. Vous avez cité Camaïeu ; on peut aussi évoquer Alinéa, Orchestra, Prémaman, Phildar ou Inteva Products. Ce dernier exemple correspond exactement à la situation décrite par M. Sueur : les dirigeants ont profité de l'effet d'aubaine pour effacer une partie de leur dette d'avant la crise, faciliter les licenciements de salariés, et faire prendre en charge les salaires par l'Unedic, avant de récupérer leur entreprise « allégée ».
Nous sommes convaincus que les mesures d'aides ou de facilitation à la reprise d'entreprise sont nécessaires pour faire face à la crise. Mais à force d'assouplir les règles de droit commun pour éviter les faillites, on remet en cause les dispositifs prévus pour protéger les salariés et les créanciers, et on ouvre la voie à des dérives.
Symboliquement, il est justifié de présenter une proposition de loi et de la faire voter par notre assemblée. Nous la soutiendrons.
M. Thani Mohamed Soilihi . - On peut comprendre l'émoi que ces affaires ont provoqué et la volonté d'afficher un symbole qui sous-tend cette proposition de loi. Mais les choses sont claires : le dispositif prendra fin le 31 décembre prochain. Même si nous adoptions ce texte, nous n'aurions pas le temps d'aller au bout de la navette.
Je félicite la rapporteure pour son travail. Notre groupe suivra ses recommandations.
M. Philippe Bonnecarrère . - Le sujet se prête assez peu aux questions de principe. Les tribunaux de commerce connaissent bien ces situations, et les parquets interviennent de plus en plus fortement dans les procédures.
Une mission d'information sur les outils juridiques de traitement des difficultés des entreprises vient d'être mise en place par notre commission. C'est dans ce cadre que nous pourrons apporter une réponse pertinente aux difficultés actuelles. Il aurait été préférable que nous examinions cette proposition de loi à l'issue de ce travail.
Mme Claudine Thomas , rapporteure . - Madame Goulet, je vous rassure, le dispositif prendra fin le 31 décembre prochain. La toute récente ordonnance du 25 novembre 2020 n'en a pas prolongé l'application.
Je veux rappeler que le droit commun permet déjà aux dirigeants d'une entreprise en redressement ou en liquidation de présenter une offre de reprise, sous certaines conditions. Certains d'entre vous s'en disent choqués par principe, tout en appelant à trouver les assouplissements nécessaires en temps de crise... ce qui est précisément l'objet de l'article 7 de l'ordonnance du 20 mai dernier. Soyons cohérents !
Mes chers collègues, conformément à la procédure fixée par la Conférence des présidents, il nous appartient de définir le périmètre de la proposition de loi pour l'application de l'article 45 de la Constitution relatif aux cavaliers législatifs.
Comme la proposition de loi touche, au moins formellement, à l'ensemble de l'ordonnance du 20 mai 2020, je vous propose de considérer comme recevable tout amendement portant sur les procédures de traitement des difficultés des entreprises, telles que définies au livre VI du code de commerce et au chapitre I er du titre V du livre III du code rural et de la pêche maritime.
M. François-Noël Buffet , président . - Pour conclure, je veux rappeler que la procédure dérogatoire prévue par l'ordonnance du 20 mai 2020 va prendre fin dans quelques jours, c'est désormais acté. Selon le droit commun, hors état d'urgence sanitaire, une requête du procureur de la République est requise lorsqu'un dirigeant veut reprendre sa propre entreprise. Si le parquet refuse, le tribunal ne peut pas passer outre.
On ne peut nier que le dépôt de bilan ait pu être utilisé comme un mode de gestion de l'entreprise... La procédure permet d'empêcher de tels détournements. Notre mission d'information nous permettra d'avancer sur ce sujet important.
Mais il faut aussi dire que la majorité des dirigeants sont honnêtes ! Ils n'ont aucun plaisir à venir déposer le bilan de leur entreprise au greffe du tribunal de commerce, parce qu'une page de leur vie se tourne...
La proposition de loi n'est pas adoptée.
Conformément au premier alinéa de l'article 42 de la Constitution, la discussion en séance portera en conséquence sur le texte initial de la proposition de loi, déposée sur le Bureau du Sénat.