CHAPITRE IV
AMÉLIORATION DE LA LUTTE CONTRE LA DIFFUSION DE CONTENUS HAINEUX EN LIGNE

Article 6 (supprimé)
Simplification de la procédure de blocage et
de déréférencement des sites haineux
(directement auprès des FAI, sans subsidiarité ;
sur injonction administrative contre les sites ou serveurs miroirs)

L'article 6 de la proposition de loi entend simplifier les conditions permettant de solliciter blocage judicaire de contenus illicites et autoriser des injonctions administratives de blocage aux fournisseurs d'accès pour rendre inaccessibles certains sites reproduisant des contenus haineux.

Les dispositifs juridiques de blocage de contenus illicites sur internet

1. « Référé internet » et référés spécifiques : des blocages ciblés sous le contrôle du juge judiciaire

Le blocage judiciaire de contenus illicites est expressément prévu par la LCEN : « l'autorité judiciaire peut prescrire en référé ou sur requête [à tout hébergeur] ou, à défaut, [tout fournisseur d'accès à internet] toutes mesures propres à prévenir un dommage ou à faire cesser un dommage occasionné par le contenu d'un service de communication au public en ligne » (8 du I de l'article 6).

Ce « référé internet » relève de la compétence du juge civil qui peut l'ordonner à l'égard de tout type de contenu susceptible de causer un dommage à un tiers ; en application de l'interdiction de mettre une obligation de surveillance générale à la charge des intermédiaires techniques, il doit demeurer limité dans son étendue matérielle et dans le temps.

Le législateur a instauré un principe de subsidiarité , dont la jurisprudence a inégalement tenu compte à ce jour : alors que certaines juridictions en font application stricte, pour la Cour de cassation, « la prescription de ces mesures n'est pas subordonnée à la mise en cause préalable des prestataires d'hébergement »

Distinct du référé de droit commun (art. 809 du code de procédure civile), il coexiste également avec d'autres référés spécifiques : le référé « droit d'auteur » (dans le domaine de la lutte contre la contrefaçon de droits d'auteur ou de droits voisins, en application de l'article L. 336-2 du code de la propriété intellectuelle), le référé spécial de la loi de 1881 (permettant l'arrêt d'un site internet en cas de trouble manifestement illicite résultant de messages constituant des infractions de presse particulièrement graves), le référé spécial autorisant le blocage d'un site internet provoquant au terrorisme ou en faisant l'apologie.

2. Le champ étroit du blocage administratif : une exception au contrôle du juge justifiée par l'extrême gravité et l'évidence des infractions combattues

La LCEN autorise l'administration à ordonner directement aux intermédiaires techniques le blocage de certains sites véhiculant des contenus de nature terroriste ou pédopornographique (article 6-1).

Cette exception au contrôle préalable par un juge des atteintes à la liberté d'expression est possible, exceptionnellement 33 ( * ) , en raison du caractère particulièrement grave et d'évidence de l'illicéité alléguée.

L'administration responsable de l'émission et du suivi de ces notifications est l'Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l'information et de la communication (OCLCTIC).

À ce titre, le blocage administratif est soumis à des conditions et garanties particulières :

- un principe de subsidiarité : l'autorité administrative doit d'abord demander aux éditeurs de service internet ou aux hébergeurs le retrait de ces contenus, en en informant simultanément les fournisseurs d'accès internet (FAI) 34 ( * ) ; c'est en l'absence de retrait de ces contenus dans un délai de 24 heures qu'elle peut notifier la liste des adresses des contenus incriminés aux FAI qui « doivent alors empêcher sans délai l'accès à ces adresses »,

- un contrôle administratif indépendant : une personnalité qualifiée, désignée en son sein par la Commission nationale de l'informatique et des libertés « s'assure de la régularité des demandes de retrait et des conditions d'établissement, de mise à jour, de communication et d'utilisation de la liste [liste des adresses des contenus incriminés]» et peut, à tout moment, recommander à l'autorité administrative d'y mettre fin, voire saisir la juridiction administrative si l'autorité administrative ne suit pas cette recommandation.

Pour la période s'étalant entre mars 2018 et février 2019, la personnalité qualifiée a recensé 18 014 demandes de retrait de contenus (10 091 de sites de nature terroriste et 7 923 de sites à caractère pédopornographique) pour 13 421 contenus retirés (6 796 sites de nature terroriste et 6 625 sites à caractère pédopornographique), 879 demandes de blocage (82 sites de nature terroriste et 797 sites à caractère pédopornographique) et 6 581 demandes de déréférencement (2 294 sites de nature terroriste et 3 587 sites à caractère pédopornographique).

3. Le blocage mixte, ordonné sur décision de l'autorité judiciaire sollicitée par l'autorité administrative

De création récente, ces dispositifs de blocage « mixtes » ont un caractère sectoriel :

- le référé « jeux en ligne », instauré en 2010, permet au président de l'Autorité de régulation des jeux en ligne, après avoir enjoint, en vain, les hébergeurs de prendre toute mesure propre à empêcher l'accès à un site de jeux ou de paris en ligne illégal, de demander au président du TGI de Paris d'ordonner aux FAI, en la forme des référés, l'arrêt de l'accès à ce site ainsi que « toute mesure destinée à faire cesser le référencement du site » de l'opérateur par un moteur de recherche ou un annuaire ;

- le référé « services d'investissement en ligne », ouvert depuis 2016 au bénéfice du président de l'Autorité des marchés financiers à l'égard des sites d'investissement en ligne illégaux est identique au référé « jeux en ligne », à l'exception de la possibilité de demander le déréférencement de ces sites

- le référé « consommation », permet, depuis 2014, à la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes de saisir le président du TGI de Paris, en référé ou sur requête, afin qu'il ordonne aux hébergeurs ou aux FAI « toutes mesures proportionnées propres à prévenir un dommage ou à faire cesser un dommage causé par le contenu d'un service de communication au public en ligne » .

1. Le « principe de subsidiarité » dans le cadre du « référé internet » pour obtenir un blocage de contenus : une garantie dont la suppression n'est étayée par aucune évaluation ou étude d'impact

La nouvelle rédaction proposée pour le 8 du I de l'article 6 de la LCEN autoriserait le juge à prescrire toute mesure utile indifféremment à l'hébergeur ou au FAI . Selon la rapporteure de l'Assemblée nationale, cette mesure permettrait de clarifier le droit applicable, d'unifier la jurisprudence et d'accélérer la mise en oeuvre d'une décision de blocage judiciaire.

La commission a souhaité, au contraire, maintenir dans la LCEN la mention expresse du principe de subsidiarité , qui constitue une garantie pour la libre expression sur internet, estimant que sa suppression n'était pas suffisamment étayée à ce stade : outre que les blocages par les FAI sont souvent aisément contournables techniquement à l'aide de mesures désormais répandues même dans le grand public (modification des serveurs DNS, utilisation de services « VPN » - réseau privé virtuel, etc.), il paraît plus efficace pour la lutte contre la haine de s'en prendre à la cause et de faire supprimer matériellement les contenus illicites chez l'hébergeur concerné, avant de tenter d'en limiter le symptôme en restreignent leur diffusion par certains FAI.

2. Le blocage de contenus haineux reprenant ceux déjà jugés illicites : un objectif légitime, une rédaction à revoir

Le présent article étend la faculté de procéder au blocage ou au déréférencement de contenus jugés illicites, pour viser en particulier les « sites miroirs » dupliquant des contenus précédemment jugés comme tels.

Selon la rapporteure de l'Assemblée nationale, il s'agit de remédier aux insuffisances du droit actuel en matière de réapparition de contenus haineux jugés comme tels par une décision définitive de l'autorité judiciaire.

Votre rapporteur partage cet objectif d'efficacité, et il est particulièrement sensible aux difficultés rencontrées par nos services pour mettre fin à la réapparition incessante de sites véhiculant des propos pourtant maintes fois condamnés par nos juridictions 35 ( * ) .

Il tient néanmoins à rappeler, comme le Conseil d'État dans son avis sur la proposition de loi initiale, le cadre constitutionnel contraignant dans lequel de telles demandes de blocage doivent impérativement s'inscrire : dès lors qu'il s'agit de porter atteinte à la liberté d'expression, « les exigences constitutionnelles ne permettent pas de procéder à l'interdiction de ces "contenus miroirs", quels que soient le degré et la gravité de leur illicéité, sans l'intervention d'un juge. » 36 ( * )

Il estime donc d'autant plus regrettable les modalités peu convaincantes retenues pour introduire un nouveau système de « blocage administratif des sites miroirs ». Dans sa rédaction issue de l'Assemblée nationale, le II de cet article prévoit que l'administration puisse « demander » aux fournisseurs d'accès de bloquer l'accès à des contenus reprenant ceux déclarés illicites par un juge, sans préciser le statut ni le régime juridique de ces demandes. Dès lors :

- soit ces demandes administratives sont contraignantes pour les intermédiaires techniques, et elles sont alors largement disproportionnées (bloquer « tout site, tout serveur ou tout autre procédé électronique », c'est risquer la sur-censure de contenus pourtant licites, car une même adresse électronique et un même site ou serveur peuvent regrouper - à côté d'un seul contenu illicite - une pluralité de contenus tiers licites). La jurisprudence du Conseil constitutionnel, protectrice de la liberté d'expression et de l'office du juge en la matière, semble également faire obstacle à un tel régime administratif. Est omise du dispositif, enfin, la question de l'indemnisation des surcoûts exposés par les intermédiaires destinataires de ces demandes ;

- soit ces notifications ne sont pas contraignantes pour les intermédiaires techniques, elles ont le statut de simples informations, et alors l'administration demande au législateur de prévoir une pratique qu'elle peut pourtant mener de son propre chef... et qu'elle utilise d'ailleurs déjà (via l'OCLCTIC) sans avoir besoin pour ce faire de l'autorisation du législateur. Au surplus, une lecture littérale du texte semble subordonner désormais la possibilité pour l'administration de retourner devant un juge à l'envoi préalable de ces demandes aux FAI, ce qui n'est évidemment pas satisfaisant en termes d'efficacité.

Constatant que le dispositif proposé n'était à ce stade pas abouti, et dans l'espoir qu'une rédaction juridiquement plus satisfaisante en soit proposée par le Gouvernement lors de la discussion du texte en séance publique, votre commission a adopté l'amendement de suppression COM-46 du rapporteur.

Elle a en conséquence supprimé l'article 6.

Article 6 bis AA (nouveau)
Obligations de transparence à la charge des régies publicitaires

L'article 6 bis AA de la proposition de loi vise à mieux associer les régies publicitaires à la lutte contre le financement de sites facilitant la diffusion en ligne des discours de haine en renforçant les obligations de transparence à leur charge. Il résulte de l'adoption d'un amendement COM-22 rect. présenté par notre collègue Thani Mohamed Soilihi et les membres du groupe La République En Marche .

Comme le rappellent ses auteurs, le rapport de Karim Amellal, Laëtitia Avia, Gil Taïeb, Renforcer la lutte contre le racisme et l'antisémitisme sur Internet , remis le 20 septembre 2018, insiste sur la nécessité de lutter contre la publicité' sur des sites diffusant des discours de haine pour tarir, par ce biais, la source de leur financement. Il suggère pour ce faire d'inciter les annonceurs à rendre publique la liste des supports de leurs annonces publicitaires - et en particulier, les sites internet.

Les dispositions proposées visent donc à prévoir que le commissaire aux comptes attesterait désormais que l'annonceur publicitaire soit bien en possession de la liste des domaines et sous-domaines internet sur lesquels le vendeur d'espace publicitaire a diffusé des publicités. En cas de manquement de l'annonceur publicitaire à cette obligation, l'autorité administrative pourrait prononcer une sanction pécuniaire dont le montant prend en considération la gravité des manquements commis et, le cas échéant, leur caractère réitéré, sans pouvoir excéder 4 % du chiffre d'affaires annuel mondial total de l'exercice précédent.

Votre rapporteur soutient les modalités de lutte contre la haine en ligne qui visent à s'attaquer au financement de sites diffusant de façon quasi-professionnelle de tels discours (« follow the money ») et jouent sur le risque réputationnel pour les annonceurs (« name and shame »). Des initiatives comparables avaient été proposées lors de l'examen du texte à l'Assemblée nationale, mais retirées à la demande du Gouvernement.

Votre rapporteur entend aussi les inquiétudes des annonceurs - dont les représentants ont été reçus par notre collègues rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques - face à une sanction dont le montant est considérable et un dispositif qui ne prend peut-être pas encore pleinement en compte ni la complexité de la chaîne des acteurs de la diffusion publicitaire ni leurs pouvoirs respectifs dans le choix concret des lieux d'exposition des messages publicitaires sur internet.

Néanmoins, bien que la rédaction proposée soit encore perfectible, la commission a souhaité, à ce stade, adopter cet amendement d'appel afin de lever la réticence du Gouvernement à faire au Parlement des propositions en la matière.

Votre commission a adopté l'article 6 bis AA ainsi rédigé .


* 33 Décision n° 2011-625 DC du 10 mars 2011, Loi d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure (LOPPSI ), cons. 5 à 8.

* 34 La notification peut intervenir sans demande préalable de retrait si l'éditeur de service n'a pas fourni les informations permettant de l'identifier et de le contacter.

* 35 Le rapport de la commission des lois de l'Assemblée nationale cite en particulier le site « Démocratie participative », interdit en novembre 2018 mais qui fait l'objet, depuis lors, de duplications de sites analogues sous différents noms de domaine.

* 36 Conseil d'État, avis n° 397368 du 16 mai 2019, § 37.

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