B. DES PHÉNOMÈNES DE VIOLENCE INSUFFISAMMENT APPRÉHENDÉS PAR LE CADRE JURIDIQUE ACTUEL
1. Un arsenal juridique progressivement renforcé
Au cours des deux dernières décennies, le cadre juridique du maintien de l'ordre a progressivement évolué, au gré de plusieurs réformes législatives qui ont doté les pouvoirs publics de nouveaux outils destinés à mieux appréhender les débordements au cours des manifestations.
Relevant historiquement plutôt d'une logique de masse, qui reposait sur un traitement global de la manifestation par l'autorité administrative (interdiction d'une manifestation, dispersion des attroupements), la gestion du maintien de l'ordre au cours des manifestations a évolué vers une logique « chirurgicale », consistant à intervenir le plus en amont possible afin d'écarter de la foule les individus perturbateurs ou les « casseurs » et à les sanctionner.
Cette évolution s'est développée autour de deux volets.
Il a été procédé, tout d'abord, à un élargissement des prérogatives de l'autorité administrative en vue de mieux prévenir, en amont et au cours de la manifestation, les risques de débordements et de troubles à l'ordre public.
Alors que l'autorité préfectorale disposait de prérogatives historiques de police administrative pour interdire une manifestation ou en ordonner la dispersion, la loi n° 95-73 du 21 janvier 1995 d'orientation et de programmation relative à la sécurité lui a ainsi conféré la possibilité :
- d'une part, d'autoriser ou d'imposer, lorsqu'elle est informée de la tenue imminente d'une manifestation ou d'un rassemblement de grande ampleur présentant des risques particuliers d'atteinte à la sécurité des personnes et des biens, la mise en place d'un dispositif de vidéoprotection temporaire , pour une durée de quatre mois 1 ( * ) ;
- d'autre part, d' interdire , 24 heures avant une manifestation et jusqu'à dispersion, dans des lieux précisément définis, le port et le transport, sans motif légitime, d'objets pouvant constituer une arme au sens de l'article 132-75 du code pénal 2 ( * ) .
Le cadre juridique relatif à l'organisation et
à l'interdiction d'une manifestation
Depuis le décret-loi du 23 octobre 1935 portant réglementation des mesures relatives au renforcement du maintien de l'ordre public , dont les dispositions figurent désormais aux articles L. 211-1 et suivants du code de la sécurité intérieure, toute manifestation se déroulant sur la voie publique est soumise à une déclaration préalable auprès de l'autorité administrative , indiquant le but, le lieu, la date et l'heure du rassemblement, les groupes invités ainsi que l'itinéraire projeté. Cette déclaration préalable ne constitue pas un régime d'autorisation ; elle a pour objectif principal de permettre aux pouvoirs publics d'anticiper au mieux la manifestation et d'organiser, en fonction des circonstances, le dispositif de maintien de l'ordre. L'autorité investie des pouvoirs de police, à savoir le maire ou le préfet, dispose toutefois de la possibilité d'interdire la manifestation, lorsqu'elle est de nature à troubler l'ordre public (art. L. 211-4 du code de la sécurité intérieure) et à condition qu'il n'existe aucun autre moyen efficace pour le maintenir. En vertu de l'article 431-9 du code pénal, est puni de six mois d'emprisonnement et de 7 500 euros d'amende le fait d'avoir organisé une manifestation sur la voie publique n'ayant pas fait l'objet d'une déclaration préalable, le fait d'avoir organisé une manifestation sur la voie publique ayant été interdite ou le fait d'avoir établi une déclaration incomplète ou inexacte de nature à tromper sur l'objet ou les conditions de la manifestation projetée. Historiquement, l'autorité administrative dispose également de la possibilité de procéder à la dispersion, le cas échéant par l'usage de la force publique et après deux sommations, d'un attroupement , c'est-à-dire d'« un rassemblement de personnes sur la voie publique ou dans un lieu public, susceptible de troubler l'ordre public » (art. 431-3 du code pénal). S'il vise tout type de rassemblement, ce régime juridique confère aux pouvoirs publics des prérogatives spécifiques de maintien de l'ordre pour leur permettre de mettre fin à une manifestation qui, bien que légalement déclarée, donne lieu à des débordements de nature à troubler l'ordre public. |
Surtout, le législateur a considérablement renforcé, depuis vingt ans , l'arsenal répressif, en créant une série d'incriminations spécifiques destinées à sanctionner, le plus en amont possible, les faits troublant ou susceptibles de troubler l'ordre public et commis à l'occasion d'une manifestation.
Ainsi, la loi précitée d'orientation et de programmation pour la sécurité du 21 janvier 1995 a incriminé le port et le transport, sans motif légitime, d'artifices non détonants , punis de 6 mois d'emprisonnement et de 7 500 euros d'amende 3 ( * ) .
Elle a par ailleurs créé la peine complémentaire d'interdiction de manifester , susceptible d'être prononcée par un juge à l'encontre de toute personne condamnée pour des faits de violence ou de dégradations commis à l'occasion d'une manifestation sur la voie publique 4 ( * ) .
Plus récemment, le décret n° 2009-724 du 19 juin 2009 a introduit dans le code pénal un article R. 645-14 qui punit d'une contravention de la 5 e classe la dissimulation volontaire du visage , par toute personne se trouvant au sein ou aux abords immédiats d'une manifestation sur la voie publique, afin de ne pas être identifiée dans des circonstances faisant craindre des atteintes à l'ordre public.
Enfin, la loi n° 2010-201 du 14 mars 2010 renforçant la lutte contre les violences de groupes et la protection des personnes chargées d'une mission de service public a introduit un nouveau délit incriminant les actes préparatoires à la commission en réunion de faits de violence ou de dégradations dans le cadre d'une manifestation 5 ( * ) . Ce délit, puni d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende, constitue une association de malfaiteurs spéciale, qui vise à écarter, en amont d'une manifestation, les bandes de casseurs et les groupes ultra-violents.
2. Une judiciarisation du maintien de l'ordre encore complexe à mettre en oeuvre dans la pratique
La volonté de judiciariser le maintien de l'ordre et de mieux appréhender, au plan pénal, les débordements à l'occasion d'une manifestation se heurte, dans la pratique, à des difficultés opérationnelles majeures.
Force est en effet de constater que l'articulation de la logique judiciaire et de la logique du maintien de l'ordre , qui vise avant tout à préserver le bon déroulement de la manifestation et à éviter les débordements, se révèle malaisée . La mobilisation de forces mobiles pour extraire de la manifestation des individus n'est, à titre d'exemple, pas toujours souhaitable sur le plan tactique si elle conduit à déstabiliser une unité complète de maintien de l'ordre.
Comme l'a par ailleurs indiqué à votre rapporteur M. Rémy Heitz, directeur des affaires criminelles et des grâces, le traitement judiciaire, dans l'urgence, de faits délictuels commis en masse dans le cadre d'une manifestation est complexe . Les contraintes liées aux opérations de maintien de l'ordre nuisent en effet, très souvent, à la qualité des procédures judiciaires diligentées ou à la collecte de preuves permettant d'imputer les infractions constatées aux personnes interpellées.
Qui plus est, la présentation aux autorités de police judiciaire, en masse, de personnes interpellées n'est généralement pas compatible avec le cadre juridique inhérent au placement en garde à vue. D'où une difficulté à engager les poursuites judiciaires, comme en témoigne l'écart généralement conséquent entre le nombre de personnes interpellées dans le cadre des manifestations et le nombre de personnes condamnées.
L'engagement de poursuites judiciaires est d'autant plus complexe à l'égard des « Black blocs » que ceux-ci disposent de modes d'action spécifiques, conçus pour entraver toute action des pouvoirs publics . Leur interpellation est ainsi rendue difficile par leur capacité à se fondre rapidement, une fois les faits commis, parmi les manifestants pacifiques, après avoir abandonné voire brûlé leurs équipements. Leur identification a posteriori, via des images de vidéoprotection par exemple, est également compromise dès lors qu'ils agissent masqués et vêtus de noir.
Au regard de ces difficultés et face à l'ampleur prise par le phénomène des « Black blocs », un groupe de travail commun au ministère de la justice et au ministère de l'intérieur a récemment été mis en place dans le but d'améliorer le traitement des infractions commises à l'occasion des manifestations.
Parmi les axes de réflexion soumis à ce groupe de travail figurent notamment : la meilleure intégration des agents de police judiciaire aux opérations ; la systématisation, en cours de manifestation, du recours aux procès-verbaux de mise à disposition ; l'accélération, en aval, du traitement judiciaire des personnes interpellées.
Votre rapporteur note, à cet égard, que la mise en place, comme le propose le parquet de Paris, d'une enceinte de police judiciaire dédiée au traitement du maintien de l'ordre sur la commune parisienne mérite une attention particulière. Une telle structure regroupant, au sein d'un même lieu, à la fois des agents des forces de l'ordre et des membres du parquet, permettrait de centraliser et de fluidifier le traitement judiciaire des personnes interpellées à l'occasion d'une manifestation et de disposer, à cet effet, d'équipes dédiées. Elle faciliterait également la gestion des placements en garde à vue, actuellement complexifiés par la répartition des personnes interpellées entre plusieurs commissariats sur la commune parisienne.
* 1 Art. L. 252-6 et L. 252-7 du code de la sécurité intérieure.
* 2 Art. L. 211-3 du code de la sécurité intérieure.
* 3 Art. L. 2353-10 du code de la défense.
* 4 Art. L. 211-13 du code de la sécurité intérieure.
* 5 L'article 222-14-2 du code pénal punit d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende « le fait pour une personne de participer sciemment à un groupement, même formé de façon temporaire, en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, de violences volontaires contre les personnes ou de destructions ou dégradations de biens ».