C. LE RÉTABLISSEMENT OU L'AJOUT DE DISPOSITIONS DONT LA CONSTITUTIONNALITÉ N'EST PAS ÉTABLIE

1. L'atteinte au principe d'égalité
a) Les sanctions spécifiques aux entreprises du secteur agroalimentaire ne déposant pas leurs comptes

En nouvelle lecture, les députés ont rétabli la rédaction issue de leurs travaux de première lecture de l' article 5 quinquies en lui adjoignant un apport du Sénat, à savoir la possibilité pour l'OFPM de publier par voie électronique, s'il l'estime nécessaire, la liste des établissements refusant de lui communiquer les données nécessaires à l'exercice de ses missions. La transmission se faisant sur une base volontaire, la publication ne saurait être automatique, au risque que cette mesure se révèle contreproductive au détriment de la qualité des travaux de l'observatoire.

La rédaction de l'article résultant de la nouvelle lecture des députés reprend en grande partie le sixième alinéa de l'actuel article L. 682-1 du code rural et de la pêche maritime tel qu'issu de la loi dite « Sapin 2 ».

Cet alinéa établit, si le président de l'OFPM en saisit le président du tribunal de commerce, une sanction pour les entreprises transformant ou commercialisant des produits agricoles qui n'ont pas procédé au dépôt de leurs comptes dans les conditions prévues par le code de commerce. Le président du tribunal de commerce peut alors adresser une injonction à le faire sous astreinte, dont le montant ne peut excéder 2 % du chiffre d'affaires journalier moyen hors taxes réalisé en France par jour de retard.

Constatant que l'intervention du président de l'OFPM était inutile - l'OFPM n'ayant pas besoin des comptes sociaux mais de données issues de la comptabilité analytique transmises de manière volontaire par les entreprises du secteur agroalimentaire -, les auteurs de l'amendement initial à l'Assemblée nationale avaient procédé à la suppression de cette étape inutile et confié la faculté au président du tribunal de commerce de s'autosaisir de ce défaut de dépôt des comptes. Puis les débats à l'Assemblée nationale en première lecture avaient étendu le champ d'application de l'article aux sociétés distribuant des produits agricoles et alimentaires.

Or, comme le Sénat l'avait fait valoir en première lecture pour justifier sa suppression, le dispositif revient à répéter les pouvoirs déjà existants du président du tribunal de commerce.

En cas de non dépôt des comptes annuels, ce dernier dispose déjà d'un pouvoir général d'injonction applicable à toutes les entreprises, quel que soit leur secteur d'activité.

Aux termes de l'article L. 123-5-1 du code de commerce, le président du tribunal de commerce, saisi par tout intéressé ou par le ministère public, peut enjoindre sous astreinte toute société au dépôt de ses comptes en statuant en référé. L'astreinte n'est alors pas plafonnée.

Aux termes de l'article L. 611-2 du code de commerce, il peut même se saisir d'office de ce non dépôt des comptes. Le greffier, lorsqu'il constate l'inexécution du dépôt, informe le président du tribunal de commerce pour qu'il puisse s'autosaisir et faire usage de son pouvoir d'injonction sous astreinte.

En nouvelle lecture, les députés ont pourtant repris l'esprit de leur dispositif, en l'intégrant cette fois au sein d'un nouvel article du code de commerce et en rappelant le pouvoir d'alerte du greffier.

Par volonté d'affichage , l'article prévoit spécifiquement, pour le secteur agroalimentaire, que le montant de l'astreinte prononcée par le président du tribunal de commerce en cas de non dépôt des comptes sera plafonné à 2 % du chiffre d'affaires journalier hors taxes, alors que le code de commerce ne vise pas le même objectif de sanction pour les autres secteurs. Or, si une entreprise automobile ne dépose pas ses comptes, il apparaît difficilement justifiable qu'elle soit moins sanctionnée qu'une entreprise agroalimentaire au seul motif qu'elle fabriquerait des véhicules et non des denrées alimentaires.

La disposition se heurte ainsi manifestement au principe d'égalité qui impose de traiter de la même manière des personnes placées dans une même situation .

C'était d'ailleurs la position qu'avait exprimé le Gouvernement lors de l'examen d'un amendement identique au projet de loi pour un État au service d'une société de confiance : « un risque d'inconstitutionnalité est à craindre, sur le fondement de la rupture de l'égalité devant la loi , puisque votre amendement tend à créer pour les seules sociétés transformant des produits agricoles ou commercialisant des produits une obligation plus rigoureuse que pour les autres sociétés commerciales soumises à l'obligation de dépôt de comptes ».

Le Sénat avait dès lors proposé un régime différent en prévoyant des sanctions accrues pour toutes les entreprises qui ne procéderaient pas au dépôt de leurs comptes de « manière répétée », quel que soit leur secteur d'activité. Dans la mesure où ces cas concernaient historiquement quelques entreprises agroalimentaires, le dispositif retenu permettait de contourner les difficultés juridiques potentielles tout en répondant à la nécessité d'une sanction exemplaire pour les entreprises habituées à ne pas déposer leurs comptes.

b) L'expérimentation de l'épandage dans des zones agricoles dangereuses réservée aux utilisateurs de certains produits

L' article 14 sexies met en place une expérimentation de l'épandage de produits phytopharmaceutiques par des drones sur des terrains agricoles présentant des pentes supérieures à 30%, c'est-à-dire sur les zones de culture les plus dangereuses.

La rédaction retenue n'ouvre cette expérimentation qu' aux seuls produits « autorisés en agriculture biologique » ou aux exploitations « faisant l'objet d'une certification du plus haut niveau d'exigence environnementale mentionnée à l'article L. 611-6 » du code rural et de la pêche maritime. Elle n'est donc réservée qu'à certains utilisateurs ou à des certaines exploitations en fonction de critères environnementaux.

Or, la dérogation à l'interdiction générale d'épandage aérien de produits phytopharmaceutiques se justifie avant tout par la dangerosité pour les agriculteurs d'une pulvérisation manuelle ou mécanique sur des surfaces agricoles très pentues . Chaque année, en effet, de nombreux agriculteurs sont victimes d'accidents compte tenu de ces conditions particulières.

C'est d'ailleurs ce que précise l'exposé des motifs de l'amendement à l'origine de l'article : « L'interdiction de la pulvérisation aérienne prévue par l'article L. 253-8 du code rural et de la pêche maritime est problématique dans certains territoires (vignobles en forte pente, bananeraies, rizières, parcelles agricoles peu accessibles, etc.), au regard notamment du risque élevé pour les opérateurs en cas de traitement par voie terrestre (risque physique d'accident lié à la pente, risque chimique lié à l'exposition aux produits ou encore traitements terrestres rendus impossible en raison d'une portance des sols insuffisante. »

C'est pourquoi le Sénat avait considéré, sur proposition de votre rapporteure, que cette dérogation devrait s'appliquer à tous les agriculteurs et visait tous les produits et toutes les exploitations .

Le ministre chargé de l'agriculture s'était du reste rangé à cette position en séance publique, au Sénat, le 2 juillet dernier : « Je privilégie la version qui a été retenue par la commission des affaires économiques du Sénat. Nous souhaitons en effet que cette expérimentation soit riche de tous les enseignements et permette l'utilisation de tous les produits dûment autorisés. L'objectif est la sécurité de l'utilisateur, quel que soit le produit. ».

Quinze jours plus tard, il devait pourtant changé complètement d'avis devant la commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale, déclarant : « Je souhaite que nous revenions au texte voté en première lecture à l'Assemblée. »

La rédaction actuelle revient à protéger les seuls agriculteurs utilisant des produits autorisés dans l'agriculture biologique ou travaillant dans des exploitations à haute valeur environnementale . Les autres agriculteurs exerçant sur les mêmes pentes demeureront quant à eux exposés au risque d'un accident grave, sans possibilité de recours aux nouvelles technologies.

En traitant différemment des personnes pourtant placées dans une même situation de danger sans motif d'intérêt général en rapport avec l'objectif poursuivi - améliorer la sécurité des agriculteurs -, cet article apparaît manifestement contraire au principe d'égalité devant la loi .

2. L'atteinte à la liberté d'entreprendre
a) L'interdiction de produire en France des produits phytopharmaceutiques contenant des substances actives non autorisées au niveau européen

L' article 14 septies a été enrichi, en nouvelle lecture, d'un IV, interdisant, à compter du 1 er janvier 2022 la production, le stockage et la circulation de produits phytopharmaceutiques contenant des substances actives non approuvées dans l'Union européenne « pour des raisons liées à la protection de la santé humaine ou animale ou de l'environnement ».

La mesure revient à interdire l'exportation de certains produits fabriqués mais non utilisables en France et menace, à court terme, plusieurs centaines d'emplois dans différentes usines françaises.

Elle pose tant des problèmes de fond que de forme.

Sur le fond, le Conseil constitutionnel a déjà eu à connaître d'un cas similaire en 2015 concernant l'export de plastique français contenant du bisphénol A 8 ( * ) .

L'article 1 er de la loi du 24 décembre 2012 visant à la suspension de la fabrication, de l'importation, de l'exportation et de la mise sur le marché de tout conditionnement à vocation alimentaire contenant du bisphénol, tel qu'adopté au terme de la navette parlementaire, interdisait « la fabrication, l'importation, l'exportation et le miser sur le marché à titre gratuit ou onéreux de tout conditionnement, contenant ou ustensile comportant du bisphénol A  et destiné à entrer en contact direct avec des denrées alimentaires pour les nourrissons et enfants en bas âge. »

Dans la mesure où la commercialisation de tels produits est autorisée dans de nombreux pays et, qu'ainsi, « la suspension de la fabrication et de l'exportation de ces produits sur le territoire de la République ou à partir de ce territoire est sans effet sur la commercialisation de ces produits dans les produits étrangers », le Conseil constitutionnel a jugé que le législateur avait « apporté à la liberté d'entreprendre des restrictions qui ne sont pas en lien avec l'objectif poursuivi » et a, par conséquent, censuré les interdictions portant sur la « fabrication » et « l'exportation ».

Les mêmes arguments peuvent être opposés ici.

Sur la forme, la disposition a été introduite en nouvelle lecture à l'article 14 septies après avoir été refusée en première lecture tant à l'Assemblée nationale qu'au Sénat.

Elle méconnaît donc la règle de l'entonnoir découlant de l'article 45 de la Constitution puisqu'elle n'est pas en relation directe avec une disposition restant en discussion.

b) L'interdiction des ustensiles en plastique non compostables ou constitués de matières biosourcées

À l'article 11 ter , les députés ont considérablement étendu , en nouvelle lecture, la liste des produits en matière plastique dont la mise à disposition est interdite , à compter du 1 er janvier 2020, par le premier alinéa du III de l'article L. 541-10-5 du code de l'environnement.

Introduit par la loi « Transition énergétique » du 17 août 2015 9 ( * ) pour lutter contre les produits en plastique à usage unique 10 ( * ) , l'article L. 541-10-5 ne vise aujourd'hui que les « gobelets, verres et assiettes jetables de cuisine pour la table en matière plastique », à l'exclusion de « ceux compostables en compostage domestique et constitués, pour tout ou partie, de matières biosourcées ».

D'abord complétée, en première lecture au Sénat, par les « pailles et bâtonnets mélangeurs pour boissons », la liste a ensuite été élargie , en nouvelle lecture à l'Assemblée nationale, au motif de lutter « contre le plastique jetable » 11 ( * ) , à toute une série d'ustensiles en plastique, certains à usage unique - couverts, piques à steak, couvercles à verre jetables - mais d'autres à usage multiple, en contradiction avec l'objectif affiché : plateaux-repas, pots à glace, saladiers et boîtes .

Outre l'examen de leur recevabilité sur le plan de la procédure parlementaire ( cf. infra ), la constitutionnalité de tels ajouts peut être questionnée :

- d'une part, au regard du respect de l'objectif de valeur constitutionnel de clarté, d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi, à raison de l'imprécision de la formulation retenue pour décrire certains des produits visés : par saladiers et boîtes, faut-il entendre tout contenant plastique, muni ou non d'un dispositif de fermeture, si oui étanche ? Une bouteille en plastique ne peut-elle être considérée comme une boîte ? Faut-il distinguer parmi les contenants selon leur dimension, leur composition ou le nombre moyen d'utilisations possibles ? etc. ; de même, l'articulation de cette disposition avec une autre interdiction figurant au même article 11 ter et portant sur les contenants alimentaires de cuisson, de réchauffe et de service en matière plastique dans certains services de restauration collective, effective à une date différente, n'est pas évidente ;

- d'autre part, à raison de l'atteinte disproportionnée à la liberté d'entreprendre ou de l'absence de lien avec l'objectif poursuivi :

• la disproportion de l'atteinte ne doit-elle pas s'apprécier, aussi, au regard du délai particulièrement court dont disposeront les industriels pour s'adapter ou fermer leurs usines, de même que les utilisateurs de ces produits (restauration commerciale et collective, livraison de repas, distribution alimentaire et non alimentaire, etc.) pour modifier leur organisation et renouveler leurs matériels - quinze mois au mieux si l'on retient comme point de départ l'adoption par l'Assemblée nationale en nouvelle lecture, le 14 septembre 2018, et même moins si l'on considère la date de promulgation de la loi 12 ( * ) - ?

• l'objectif étant de lutter contre le plastique jetable, les produits à usage multiple ne devraient-ils pas en être exclus ?

3. L'adoption de cavaliers législatifs méconnaissant l'article 45 de la Constitution
a) L'absence de lien même indirect avec le texte initial de dispositions adoptées en première lecture

Dès avant la nouvelle lecture , et comme vos rapporteurs l'avaient souligné dans leur rapport de première lecture 13 ( * ) , les députés avaient méconnu l'article 45 de la Constitution en adoptant, en première lecture, bon nombre de dispositions sans lien, même indirect, avec le texte initial 14 ( * ) - permettant au passage au Gouvernement, lorsqu'il en était à l'initiative, de s'affranchir d'un certain nombre d'obligations ou de consultations exigées pour les dispositions du texte initial (étude d'impact, examen par le Conseil d'État ou consultations obligatoires diverses).

Il en était ainsi, en particulier, de :

- l'ensemble du titre II bis consacré, selon son intitulé, à des « mesures de simplification dans le domaine agricole » mais composé alors de dispositions relatives à l'énergie (articles 16 A et 16 C) ou aux déchets (article 16 B) ;

- de l' article 11 unvicies relatif à la dimension agroalimentaire de la politique de développement ;

- de l' article 14 bis restreignant l'utilisation des produits biocides qui ne sont pas utilisés à des fins agricoles . Ils permettent par exemple de désinfecter les surfaces ou l'eau portable, de prévenir le développement microbien ou de lutter contre les rongeurs ou les moustiques ;

- de l' article 15 ter permettant l' entreposage de produits consigné s, à défaut de local commercial du détenteur des produits, dans un local désigné par des agents habilités .

Il est à cet égard regrettable que l'Assemblée nationale ne fasse pas preuve de la même rigueur que le Sénat en matière de contrôle des irrecevabilités , au titre de l'article 45 ou d'autres dispositions constitutionnelles. Cette divergence « jurisprudentielle » apparaît d'autant plus dommageable lorsque, saisi d'un texte après l'Assemblée nationale, le Sénat n'a parfois pas d'autre choix, pour préserver son droit d'amendement, que d'amender des dispositions qu'il devrait pourtant supprimer à raison de leur irrecevabilité, mais dont il est probable qu'à défaut, les députés les rétabliraient sans modification dans la suite de la navette.

b) L'absence de relation directe avec une disposition restant en discussion au stade de la nouvelle lecture

En nouvelle lecture, plusieurs dispositions ont à nouveau méconnu l'article 45 de la Constitution et la règle dite « de l'entonnoir » qui en découle, cette dernière exigeant qu'après la première lecture, seules les dispositions nouvelles en relation directe avec des dispositions restant en discussion soient recevables.

La règle de l'entonnoir

Cette règle, qui résulte de l'article 45 de la Constitution peut être définie de la manière suivante : « Devant chaque chambre, le débat se restreint, au fur et à mesure des lectures successives d'un texte, sur les points de désaccord, tandis que ceux des articles adoptés en termes identiques sont exclus de la navette » 15 ( * ) .

Elle conduit le Conseil constitutionnel à considérer « qu'il ressort également de l'économie de l'article 45 de la Constitution (...) que (...) les adjonctions ou modifications qui peuvent être apportées après la première lecture par les membres du Parlement et par le Gouvernement doivent être en relation directe avec une disposition restant en discussion ; que, toutefois, ne sont pas soumis à cette dernière obligation les amendements destinés à assurer le respect de la Constitution, à opérer une coordination avec des textes en cours d'examen ou à corriger une erreur matérielle » 16 ( * ) .

Les cahiers du Conseil constitutionnel éclairent la décision précitée en soulignant que « les amendements tardifs (...) conduisent à encombrer les textes législatifs de dispositions défectueuses qui, faute de temps, ne peuvent ni être dûment examinées par le Parlement, ni, par conséquent, être corrigées » 17 ( * ) .

Outre que l'introduction de ces dispositions atteste, lorsqu'elles émanent du Gouvernement, de l'impréparation d'un texte initial qu'il retouche ou complète tout au long de la navette, elle nuit plus généralement à la qualité des débats parlementaires comme à celle de la loi .

• À l' article 11 relatif à l'approvisionnement de la restauration collective publique, l'obligation de proposer au moins un menu végétarien par semaine dans la restauration scolaire a été adoptée en nouvelle lecture alors qu'elle avait été rejetée en première lecture, à l'Assemblée nationale comme au Sénat sous des formes très diverses, et qu'elle ne figurait donc dans aucun des deux textes adoptés en première lecture : dès lors, l'absence de relation directe avec une disposition restant en discussion aurait dû être constatée, et son irrecevabilité prononcée.

• Aux articles 11 ter et 11 septies A , l'existence d'une relation directe pour certaines dispositions nouvelles n'est pas attestée :

- dans le premier cas, le fait que les députés aient, en nouvelle lecture, considérablement élargi la liste des produits visés par rapport au texte alors en discussion - de l'interdiction ponctuelle de produits à usage unique à l'interdiction généralisée de tous les ustensiles en plastique - n'excède-t-il pas le champ de la relation directe ?

- dans le second cas, les députés ont à l'inverse profité du support d'un dispositif très général d'« affichage environnemental des denrées alimentaires », qui figurait dans le texte de l'Assemblée nationale mais avait été supprimé au Sénat, pour introduire une obligation limitée à la seule mention de la provenance du naissain sur l'étiquetage des huîtres , dont l'Assemblée nationale n'avait jamais discuté et que le Sénat avait rejetée.

• Sur proposition du Gouvernement, l'Assemblée nationale a adopté un amendement modifiant radicalement le champ de l'article 14 septies , initialement circonscrit à la seule interdiction des substances actives ayant des modes d'action identiques aux néonicotinoïdes , pour traiter de la question des zones d'interdiction de traitements à base de produits phytopharmaceutiques à proximité de toutes les habitations (dites « zones de non traitement ») .

Par l'ajout d'un nouveau III modifiant l'article L. 253-8 du code rural et de la pêche maritime 18 ( * ) , l'utilisation des produits phytopharmaceutiques 19 ( * ) à proximité des habitations devient subordonnée à la formalisation d'une charte d'engagements obligatoire prise après concertation des résidents concernés et matérialisant des mesures de protection spécifiques à l'échelon départemental, dont nécessairement des techniques et des matériels d'application adaptés au contexte.

En l'absence de telles chartes, l'autorité administrative pourra restreindre ou interdire l'utilisation de ces produits dans les zones à proximité des habitations.

Sans même aborder les débats de fond sur ce sujet 20 ( * ) , votre rapporteure dénonce la forme retenue par le Gouvernement pour faire adopter cette modification du code rural.

D'une part, un tel sujet mérite un véritable débat de fond éclairé , appuyé sur une étude d'impact détaillée de la mesure. À l'opposé, l'insertion par voie d'amendement en nouvelle lecture pose de réelles interrogations sur l'intérêt porté par le Gouvernement à la qualité du débat parlementaire.

D'autre part, cet amendement adopté en nouvelle lecture s'apparente à une disposition nouvelle sans relation directe avec une disposition restant en discussion et méconnaît donc la règle de l'entonnoir .

Votre rapporteure rappelle du reste, qu'en première lecture devant l'Assemblée nationale, le Gouvernement avait proposé un amendement tout à fait différent puisqu'il donnait simplement à l'autorité administrative, à l'article L. 253-7, un nouveau pouvoir de police spéciale d'interdiction d'utiliser des produits phytopharmaceutiques à proximité des zones à proximité des habitations si la décision était prise « dans l'intérêt de la santé publique ou de l'environnement ». Face au scepticisme des députés, même issus de la majorité, le Gouvernement avait retiré son amendement qui ne figurait pas, par conséquent, dans le texte transmis au Sénat, pas plus qu'une quelconque référence au débat sur les « zones de non traitement ».

En séance publique au Sénat, le Gouvernement avait ensuite proposé un amendement qui, cette fois, incitait au recours obligatoires à des « chartes de bonne conduite » entre agriculteurs et riverains. Aucun pouvoir coercitif n'était prévu en cas d'absence de mise en oeuvre de telles chartes 21 ( * ) . L'amendement ne prévoyait pas, non plus, d'étendre les pouvoirs de l'autorité administrative pour interdire l'utilisation de ces produits dans des zones déterminées. Le Sénat avait rejeté cet amendement , comme tous les autres sur le même sujet, qui n'avait donc été adopté en première lecture par aucune des deux assemblées.

4. L'adoption de nombreuses dispositions dont le caractère normatif est loin d'être avéré

Dans de nombreux cas, il semble que l'Assemblée nationale et le Gouvernement considèrent la loi comme un simple outil de communication ou d'affichage, dénué d'effets juridiques et dont le seul but serait d'envoyer des « signaux » à destination, dans les cas d'espèce présentés ci-après, des élus locaux - pour les inciter à communiquer sur les menus servis dans leurs cantines -, des consommateurs - pour améliorer prétendument l'information sur leurs achats alimentaires en ligne -, des viticulteurs - pour les rassurer à peu de frais face à des pratiques commerciales trompeuses - ou des partisans de l'agroécologie ou de l'agriculture de groupe - en multipliant les références à ces termes dans le code rural et de la pêche maritime.

Or, comme le rappelle Bernard Matthieu, professeur à l'Université Panthéon-Sorbonne Paris I et directeur du Centre de recherche de droit constitutionnel : « Non seulement, la loi doit relever de la contrainte et non de l'invitation, mais ce degré de contrainte ne doit pas être laissé dans l'indétermination. C'est l'existence d'une telle charge normative qui conditionne la constitutionnalité de la loi, sans qu'il soit nécessaire de se référer directement à telle ou telle conception théorique de la normativité » 22 ( * ) .

• En nouvelle lecture, les députés ont ainsi rétabli l' article 11 bis A qui entend autoriser, à titre expérimental et pour une durée de trois ans, les collectivités territoriales qui le souhaitent à rendre obligatoire l'affichage de la composition des menus dans leurs services de restauration collective.

Cet article avait été supprimé par le Sénat non par opposition sur le fond mais à raison de son absence totale de normativité : en effet, les collectivités territoriales peuvent d'ores et déjà décider d'un tel affichage sans qu'il faille qu'elles « le demandent », que « l'État [les y] autorise » et sans qu'il soit besoin de prévoir une expérimentation législative en la matière, puisqu'il n'est dérogé à aucune dispositions législative ou réglementaire. Le dispositif ainsi adopté n'a donc aucun effet juridique , sauf à imaginer que le renvoi prévu par l'article à un texte réglementaire pour son application viendrait contraindre les collectivités sur la façon dont elles entendent exercer cette compétence. Au surplus, on notera qu'à la demande du Gouvernement, les députés ont supprimé la transmission au Parlement d'un rapport pour évaluer les résultats de l'expérimentation à son issue.

• De la même façon, les députés ont rétabli l'article 11 septies relatif à l' information des consommateurs sur les denrées alimentaires vendues en ligne . Si la rédaction retenue diffère du texte transmis en première lecture, sa portée normative est toujours aussi nulle, l'article se contentant de renvoyer explicitement au droit existant : « le professionnel communique au consommateur, en application de l'article L. 221-5 [du code de la consommation], les informations exigées par le règlement (UE) n° 1169/2011 du Parlement européen et du Conseil du 25 octobre 2011 ».

La seule précision apportée, qui ne relève sans doute pas du domaine de la loi, a trait aux modalités de cette communication : l'information pourra figurer sur le support de vente à distance ou être communiquée sans frais par tout autre moyen approprié.

L'absence d'effet juridique de ces dispositions aura par ailleurs certainement justifié la suppression de l'exception prévue en première lecture pour en écarter l'application aux plateformes en ligne de livraison de repas par coursier...

• Autre rétablissement voté par l'Assemblée nationale : celui de l'article 11 nonies A censé renforcer l' obligation d'affichage du pays d'origine sur l'étiquette des vins . Si l'objectif de protection de nos terroirs et de notre savoir-faire viticole est bien entendu louable et partagé par vos rapporteurs, le Sénat n'avait là encore supprimé les précisions envisagées que parce qu'elles sont déjà totalement satisfaites par le droit existant 23 ( * ) , l'enjeu étant bien davantage de contrôler et de sanctionner les pratiques commerciales abusives rencontrées sur le terrain que de changer le droit.

Ainsi l'article, qui ne comporte du reste aucune sanction nouvelle , se borne-t-il à rappeler que la provenance du vin doit figurer « en évidence » sur l'étiquette et à préciser que le fait d'« induire en erreur le consommateur [...] est notamment apprécié au regard du nom et de l'imagerie utilisés sur le contenant », formulation dont la normativité ne saute pas aux yeux. On notera enfin que dans la version adoptée par les députés en commission, la disposition ne s'appliquait qu'aux seuls « vins embouteillés en France », malfaçon heureusement corrigée ensuite par un amendement du Gouvernement voté en séance.

• En prévoyant que la certification environnementale « concourt de façon majeure à la valorisation de la démarche agroécologique », l'article 11 duodecies est, à l'évidence, dénué de toute portée normative, raison pour laquelle le Sénat l'avait supprimé. Les députés l'ont néanmoins rétabli.

• De même, l' article 10 quinquies procède à une définition de « l'agriculture de groupe » fort peu normative. La rédaction, légèrement modifiée en nouvelle lecture pour restreindre les collectifs aux seules « personnes morales » poursuivant un but d'utilité sociale ou d'intérêt général, n'y change au fond pas grand chose.

• On signalera aussi le cas de l' article 5 ter , rétabli en nouvelle lecture par l'Assemblée nationale, pour préciser à l'article L. 632-1 du code rural et de la pêche maritime que les groupements constitués par des organisations de producteurs (OP) ou des associations d'organisations de producteurs (AOP) peuvent faire partie des organisations interprofessionnelles .

Juridiquement, cette précision est inutile puisque de tels organismes entrent déjà dans la définition des « organisations professionnelles représentant la production agricole », déjà habilitées par l'article L. 632-1, à être membre des interprofessions. Ainsi, l'adjonction de la mention « y compris les groupements constitués par des organisations de producteurs ou des associations d'organisations de producteurs » n'apporte aucune précision nouvelle et son caractère normatif est donc contestable. Au reste, en pratique, certaines OP et AOP sont d'ailleurs déjà membres des interprofessions, notamment dans les filières viande et fruits et légumes frais.

• Un dernier exemple, certes anecdotique, apparaît pourtant symptomatique de la dérive dénoncée ici, consistant à privilégier la communication sur la rigueur juridique : à l' article 11 decies relatif à la composition des mélanges de miels, les députés ont jugé bon de préciser que « tous » les pays d'origine sont indiqués sur l'étiquette, là où l'article défini « les » obligeait déjà à l'exhaustivité...


* 8 Décision n° 2015-480 QPC du 17 septembre 2015, Association Plastics Europe [Suspension de la fabrication, de l'importation, de l'exportation et de la mise sur le marché de tout conditionnement à vocation alimentaire contenant du Bisphénol A].

* 9 Article 73 de la loi n° n° 2015-992 du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte.

* 10 Dans le même objectif, l'article 75 de la même loi a interdit la mise à disposition, à compter des 1 er janvier 2016 et 2017, des sacs en matières plastiques à usage et l'article 124 de la loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages a ensuite interdit, à compter du 1 er janvier 2020, la mise sur le marché des bâtonnets ouatés à usage domestique dont la tige est en plastique.

* 11 Exposé des motifs de l'amendement à l'origine de ces dispositions.

* 12 On précisera qu'il n'avait pas été proposé, ni même discuté, d'une telle éventualité avant le dépôt de cet amendement.

* 13 Rapport n° 570 (2017-2018).

* 14 Dont l'objet était circonscrit aux relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire (titres I er et III) et à une alimentation saine, durable et de qualité (titre II) sous quatre aspects : l'approvisionnement de la restauration collective publique (article 11), l'aide alimentaire (article 12), le bien-être animal (article 13) et les produits phytopharmaceutiques (articles 14 et 15).

* 15 M. Jean-Pierre Camby, Droit d'amendement et navette parlementaire : une évolution achevée, Revue du droit public n° 2-2006.

* 16 Conseil constitutionnel, décision n° 98-DC du 25 juin 1998.

* 17 Cahier du conseil constitutionnel n° 5.

* 18 Lequel interdit la pulvérisation aérienne ainsi qu'à ce stade les substances de la famille des néonicotinoïdes.

* 19 À l'exclusion des produits de biocontrôle, des substances de base ou à faible risque

* 20 Notamment l'exclusion des produits de biocontrôle, qui n'en demeurent pas moins toxiques pour les habitants, le potentiel impact de telles mesures d'interdiction de traitements sur la surface agricole utile française ou le choix de l'échelon départemental alors que les réalités topographiques varient le plus souvent au niveau communal.

* 21 L'amendement en question ayant été rectifié juste avant la séance par le Gouvernement.

* 22 In Cahiers du Conseil constitutionnel n° 21, janvier 2007.

* 23 Le droit européen prévoit déjà très explicitement que « les indications obligatoires [dont celle du pays d'origine] apparaissent dans le même champ visuel sur le récipient de façon à être lisibles simultanément sans qu'il soit nécessaire de tourner le récipient » (art. 50 du règlement (CE) n° 607/2009 de la Commission du 14 juillet 2009). Quant aux pratiques commerciales trompeuses visées par l'article 11 nonies A, le code de la consommation permet déjà de les sanctionner lorsqu'elles sont constatées.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page