EXPOSÉ GÉNÉRAL

Mesdames, Messieurs,

Dans un contexte international d'intense compétition économique pour les entreprises françaises, voire de guerre économique, le législateur doit veiller à ce que celles-ci puissent lutter à armes égales avec leurs concurrentes. Le droit français ne doit pas désavantager les entreprises françaises.

Alors que les pratiques d'intelligence voire d'espionnage économique se développent, nous devons garantir aux entreprises françaises la protection de leurs informations confidentielles présentant une valeur économique vis-à-vis du risque de pillage informationnel et des menées d'entreprises concurrentes voire d'autorités étrangères. Lorsqu'une entreprise française ne veut pas ou ne peut pas obtenir la protection d'un droit de propriété industrielle, d'un brevet en particulier, elle doit tout de même pouvoir bénéficier de la protection légale de ses secrets, dès lors qu'elle met en oeuvre des mesures raisonnables en vue de préserver leur confidentialité.

En cours de processus de recherche et développement, une innovation peut être vulnérable sans être encore brevetable. Une entreprise peut aussi faire le choix de ne pas breveter un procédé. D'autres informations confidentielles ne peuvent pas nécessairement faire l'objet d'un droit de propriété industrielle, alors qu'elles revêtent une importance économique vis-à-vis de la concurrence : algorithme, savoir-faire divers, fichiers clients, conditions tarifaires, information sur une évolution dans la stratégie de l'entreprise ou sur une opération de croissance externe... La valeur même de telles informations est directement liée à leur confidentialité, de sorte qu'il est indispensable d'assurer légalement la protection de ce patrimoine informationnel, au nom de la compétitivité des entreprises françaises.

Telle est la finalité de la proposition de loi, déposée le 19 février 2018 par notre collègue député Raphaël Gauvain, portant transposition de la directive (UE) 2016/943 du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2016 sur la protection des savoir-faire et des informations commerciales non divulgués contre l'obtention, l'utilisation et la divulgation illicites, aujourd'hui soumise à l'examen de votre commission, après son adoption par l'Assemblée nationale le 28 mars 2018. La procédure accélérée a été engagée par le Gouvernement, notre assemblée étant soumise à des délais d'examen particulièrement contraints. Le Gouvernement invoque la justification de l'expiration du délai de transposition de cette directive, le 9 juin prochain.

Le Conseil d'État a été saisi de la proposition de loi, à l'initiative du président de l'Assemblée nationale, et plusieurs de ses suggestions ont été prises en compte par la commission des lois de l'Assemblée nationale 1 ( * ) .

Dans un rapport d'information réalisé conjointement avec notre ancien collègue Michel Delebarre, en avril 2015, votre rapporteur avait souligné, en dépit des atouts du droit français des entreprises, les risques pouvant résulter de la confrontation entre le système juridique français et certains systèmes juridiques étrangers, en particulier anglo-saxons 2 ( * ) . De ces travaux, il ressortait notamment que les innovations comme le savoir-faire des entreprises françaises apparaissaient vulnérables, faute d'un régime efficace de protection du secret des affaires, et qu'une entreprise française ne pouvait opposer la confidentialité des avis juridiques internes de ses juristes, à la différence de ses concurrentes anglo-saxonnes. Ces constats demeurent malheureusement valables. Toutefois, la présente proposition de loi devrait permettre de surmonter la première de ces difficultés majeures pour les entreprises françaises, connue depuis longtemps, dans des conditions d'égalité avec les autres entreprises de l'Union européenne.

Votre rapporteur déplore qu'il ait fallu attendre la transposition d'une directive - en outre à la fin du délai de transposition, alors que la directive date de juin 2016 - pour se doter enfin d'un régime de protection légale du secret des affaires en droit français. Il faut relever le paradoxe selon lequel, alors qu'il a fallu attendre des années pour que notre pays puisse se doter d'un tel régime, nous devons aujourd'hui examiner dans des délais extrêmement brefs le texte qui concrétise cette longue attente...

Cette transposition doit être la première étape dans la mise en place d'un dispositif global de protection du secret des affaires pour les entreprises françaises. En effet, d'autres mesures complèteraient utilement cette proposition de loi, en particulier la modernisation de la loi n° 68-678 du 26 juillet 1968, dite « loi de blocage », ou la mise en place d'un dispositif permettant d'assurer la confidentialité des avis juridiques internes des entreprises.

Attendue depuis longtemps, la création d'un tel régime de protection du secret des affaires ne saurait pour autant ignorer le rôle des journalistes, des lanceurs d'alerte ou encore des représentants des salariés dans l'information de la société civile. Un équilibre doit être trouvé entre les exigences également légitimes de protection du secret des affaires des entreprises et d'information des salariés comme des citoyens. À cet égard, aucun malentendu ne doit être artificiellement entretenu. Quand bien même l'élaboration de la directive a suscité d'importantes controverses, tel ne doit pas être le cas pour cette proposition de loi, qui sanctuarise le rôle des journalistes, des lanceurs d'alerte et des représentants des salariés à l'égard du secret des affaires.

Enfin, l'examen de cette proposition de loi est également l'occasion d'une réflexion sur la notion de « surtransposition ». Celle-ci est aujourd'hui devenue, dans son principe même, une mauvaise pratique à bannir au moment de transposer une directive, au motif qu'elle ferait peser des charges indues, notamment sur les entreprises. Pour autant, avec la directive qu'il s'agit ici de transposer pour assurer une meilleure protection du secret des affaires, qui est une directive d'harmonisation minimale, force est de constater que le risque de « surtransposition » consisterait à prévoir un niveau de protection plus élevé que celui prévu par la directive. La « surtransposition » apparaît ici comme une opportunité de mieux protéger les entreprises françaises, relativisant ainsi le rejet de principe de toute « surtransposition ».

I. UN DÉBAT FRANÇAIS LONGTEMPS DIFFÉRÉ ET ENCORE INACHEVÉ SUR LA PROTECTION DU SECRET DES AFFAIRES, RELANCÉ PAR LA TRANSPOSITION D'UNE DIRECTIVE EUROPÉENNE

Dans un contexte de compétition économique internationale accrue pour les entreprises françaises, en raison de l'absence de régime général de protection du secret des affaires en droit français et de l'insuffisance du droit de la propriété industrielle à protéger certains types d'informations confidentielles des entreprises, plusieurs initiatives législatives ont tenté ces dernières années, sans succès, de mettre en place un dispositif civil ou pénal de protection. La transposition de la directive du 8 juin 2016 sur la protection des savoir-faire et des informations commerciales non divulgués contre l'obtention, l'utilisation et la divulgation illicites permettra enfin à la France de se doter d'un tel régime de protection du patrimoine économique, technologique et informationnel de ses entreprises.

A. L'ABSENCE DE RÉGIME GÉNÉRAL DE PROTECTION DU SECRET DES AFFAIRES POUR LES ENTREPRISES FRANÇAISES

Dans la compétition économique internationale, il existe un fort enjeu de protection du patrimoine économique, scientifique et technique de la France et de ses entreprises. Le droit de la propriété industrielle, s'il est efficace pour assurer la protection des brevets, marques et autres dessins et modèles, n'est pas suffisant pour assurer la protection de nombre d'informations économiques et techniques confidentielles des entreprises, qui ne peuvent pas faire l'objet d'une protection juridique par un droit exclusif de propriété prévu par le code de la propriété intellectuelle.

1. L'insuffisance du droit de la propriété industrielle pour assurer la protection du secret des affaires

Comme l'indiquent les considérants de la directive, l'utilisation des droits de propriété intellectuelle ne constitue que l'un des moyens de protéger les innovations des entreprises et l'avantage concurrentiel qui en résulte. « Les entreprises, quelle que soit leur taille, accordent au moins autant de valeur aux secrets d'affaires qu'aux brevets et aux autres formes de droits de propriété intellectuelle » et « utilisent la confidentialité comme un outil de compétitivité et de gestion de l'innovation dans la recherche ». Les savoir-faire et les informations commerciales méritent d'être protégés « en complément ou en remplacement des droits de propriété intellectuelle ». La directive considère que « les secrets d'affaires sont l'une des formes de protection de la création intellectuelle et des savoir-faire innovants les plus couramment utilisées par les entreprises, et, en même temps, ils sont les moins protégés par le cadre juridique existant de l'Union contre l'obtention, l'utilisation ou la divulgation illicite par d'autres parties ». Elle ajoute que « les entreprises innovantes sont de plus en plus exposées à des pratiques malhonnêtes (...) qui visent l'appropriation illicite de secrets d'affaires, tels que le vol, la copie non autorisée, l'espionnage économique ou le non-respect d'exigences de confidentialité ».

Toutes les innovations d'une entreprise ne peuvent pas faire l'objet du dépôt d'un brevet, a fortiori lorsqu'elles sont en cours de développement. Toutes les informations qu'une entreprise souhaite garder confidentielles ne peuvent pas bénéficier d'un régime de protection par un droit de propriété industrielle, qu'il s'agisse d'un brevet, d'un dessin ou modèle ou d'une marque. La plupart des informations confidentielles de nature économique se trouvent exclues d'un tel régime, alors que la préservation de leur confidentialité, en particulier vis-à-vis des concurrents, est indispensable à la compétitivité de l'entreprise.

2. L'existence de dispositifs juridiques épars de protection du secret des affaires

Dans certains domaines bien circonscrits, le droit français ne connaît que la notion traditionnelle de secret industriel et commercial 3 ( * ) et, dans de rares cas, la notion de secret des affaires. Quelques dispositifs épars et sectoriels ne constituent pas une protection générale et transversale contre l'obtention illicite de secrets d'entreprises non légalement protégés. L'avis du Conseil d'État indique d'ailleurs que le droit français ne définit pas aujourd'hui la notion de secret des affaires et que la protection offerte au secret des affaires « relève de l'application jurisprudentielle des règles de droit commun de la responsabilité civile ou de certaines infractions pénales qui ne permettent d'appréhender qu'imparfaitement les atteintes portées au secret des affaires ».

Par exemple, les procédures de participation du public à l'élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l'environnement s'appliquent, notamment, dans le respect du secret industriel et commercial 4 ( * ) . De même, dans le cadre du droit à communication des documents administratifs, ne sont pas communicables à des tiers les documents dont la communication porterait atteinte au secret en matière industrielle et commerciale 5 ( * ) . Ou encore, dans le cadre d'un marché public, l'acheteur ne peut communiquer les informations confidentielles qu'il détient, en particulier celles dont la divulgation violerait le secret en matière industrielle et commerciale 6 ( * ) .

Le droit de la concurrence connaît de longue date le secret des affaires, dans le cadre de l'instruction des affaires de pratiques anticoncurrentielles devant l'Autorité de la concurrence, sous la responsabilité de son rapporteur général, et prévoit la protection des pièces d'une partie couvertes par le secret vis-à-vis des autres parties 7 ( * ) .

Selon votre rapporteur, le constat est clair : il manque à la législation française un dispositif général et transversal de protection du secret des affaires garantissant une vraie protection des informations confidentielles détenues par les entreprises françaises.

À cet égard, dans son considérant 6, la directive indique que « certains États membres n'ont pas adopté de définition nationale du secret d'affaires ou de l'obtention, l'utilisation ou la divulgation illicite d'un secret d'affaires » et qu'alors « il n'existe pas de cohérence sur le plan des réparations disponibles en droit civil face à une obtention, une utilisation ou une divulgation illicite de secrets d'affaires ». Tel est le cas de la France. Selon le secrétariat général des affaires européennes, seule une dizaine d'États membres disposaient d'une législation sur le secret des affaires, mais pas l'Allemagne ou le Royaume-Uni. Dans son considérant 8, la directive ajoute qu'en conséquence les secrets d'affaires « ne bénéficient pas d'un niveau de protection équivalent dans toute l'Union, ce qui entraîne une fragmentation du marché intérieur dans ce domaine ».


* 1 L'avis rendu par le Conseil d'État est consultable à l'adresse suivante :

http://www.assemblee-nationale.fr/15/pdf/propositions/pion0675-ace.pdf

* 2 Droit des entreprises : enjeux d'attractivité internationale, enjeux de souveraineté , rapport d'information (n° 395, 2014-2015) de MM. Michel Delebarre et Christophe-André Frassa, fait au nom de la commission des lois du Sénat. Ce rapport est consultable à l'adresse suivante :

http://www.senat.fr/notice-rapport/2014/r14-395-notice.html

* 3 Voir l'article 3 de la proposition de loi.

* 4 Article L. 120-1 du code de l'environnement.

* 5 Article L. 311-6 du code des relations entre le public et l'administration.

* 6 Article 44 de l'ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics.

* 7 Selon l'article L. 463-4 du code de commerce, « sauf dans les cas où la communication ou la consultation de ces documents est nécessaire à l'exercice des droits de la défense d'une partie mise en cause, le rapporteur général de l'Autorité de la concurrence peut refuser à une partie la communication ou la consultation de pièces ou de certains éléments contenus dans ces pièces mettant en jeu le secret des affaires d'autres personnes ». Les décisions du rapporteur général peuvent faire l'objet d'un recours devant le premier président de la cour d'appel de Paris, en vertu de l'article L. 464-8-1 du même code.

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