JUGER LES COMBATTANTS TERRORISTES ÉTRANGERS DEVANT LES JURIDICTIONS PÉNALES INTERNATIONALES : EST-CE POSSIBLE ? EST-CE OPPORTUN ?

Il est indispensable que, compte tenu de la gravité des crimes commis en Syrie et en Irak par Daech et les individus qui s'en réclament, leurs auteurs ne restent pas impunis.

Pour autant, il n'est pas certain que cet objectif soit atteint grâce à l'institution d'une juridiction pénale internationale spécifique ni par le recours à la Cour pénale internationale.

DES CRIMES PARTICULIÈREMENT GRAVES, DONT CERTAINS SERAIENT CONSTITUTIFS DE CRIMES DE GUERRE, DE CRIMES CONTRE L'HUMANITÉ ET DE GÉNOCIDE

Les trois juridictions pénales internationales existantes jugent les mêmes catégories de crimes, essentiellement violations du droit humanitaire international, crimes de guerre, crimes contre l'humanité et génocide .

Or, il existe aujourd'hui une convergence d'opinions pour considérer que certains des crimes commis par les individus qui agissent avec ou pour Daech relèvent de cette catégorie de crimes.

Ainsi, dans sa résolution 2091 (2016) précitée sur les combattants étrangers en Syrie et en Irak, l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (APCE) relevait que les « individus [agissant au nom de Daech] ont commis des actes de génocide et d'autres crimes graves réprimés par le droit international » et ajoutait : « Il importe que les États agissent en vertu de la présomption que Daech commet un génocide et qu'ils aient conscience du fait que cette situation impose d'agir au titre de la convention des Nations Unies pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 ».

Dans sa résolution 2190 (2017) du 12 octobre 2017 intitulée Poursuivre et punir les crimes contre l'humanité voire l'éventuel génocide commis par Daech , l'APCE réitère sa position en la documentant davantage : cette position politique traduit « les évaluations réalisées par les experts d'éminents mécanismes internationaux comme la commission d'enquête internationale indépendante des Nations Unies sur la République arabe syrienne, le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l'Homme et la Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur les questions relatives aux minorités ».

Cette résolution dresse la longue liste des crimes de Daech : massacres et meurtres isolés, préjudices corporels ou psychologiques graves, torture, traitements dégradants et inhumains, viols, esclavage et abus sexuels, travail forcé, endoctrinement terroriste, formation d'enfants à l'attentat-suicide à la bombe, malnutrition, refus de soins, utilisation de « boucliers humains », destruction systématique de lieux de culte, pillages de maisons, etc. Elle note que « ces actes ont été commis par Daech avec l'intention de détruire en tout ou partie les groupes minoritaires yézidis, chrétiens et non sunnites » et que « Daech a fait de nombreuses déclarations politiques et de doctrine visant notamment la destruction des minorités yézidies, chrétiennes et musulmanes non sunnites en tant que groupes ainsi que des déclarations d'intention en vue de commettre des actes génocides précis contre ces minorités, avant et pendant la commission de ces actes ». Aussi le rapport afférent à cette résolution 20 ( * ) considère-t-il que « les atrocités perpétrées par Daech satisfont à la définition du génocide donnée à l'article II de la convention de 1948 contre le génocide » 21 ( * ) .

Quant au Parlement européen, dans une résolution du 4 février 2016 22 ( * ) , il a condamné « une fois de plus vigoureusement le soi-disant groupe "EIIL/Daech" et ses violations caractérisées des droits de l'Homme, qui équivalent à des crimes contre l'humanité et à des crimes de guerre en vertu du Statut de Rome de la Cour pénale internationale ».

La position des autorités françaises est proche. Ainsi, en réponse à une question écrite 23 ( * ) , le ministère des affaires étrangères et du développement international indiquait, le 30 avril 2015, que Daech « est engagée dans une tentative d'éradication ethnique et religieuse, comme l'illustre l'exode des chrétiens d'Orient, dont la présence millénaire sur ces terres est remise en cause ». De même, en réponse à une question orale au Sénat 24 ( * ) , le 13 mai 2015, le Gouvernement, présentant son action en faveur de la protection des chrétiens d'Orient, a indiqué qu'il avait proposé l'élaboration par les Nations Unies d'une charte d'action comprenant quatre volets, dont « la lutte contre l'impunité pour les auteurs des crimes, dont certains sont constitutifs de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité ».

Dans une résolution du 6 décembre 2016 25 ( * ) , adoptée sur le fondement de l'article 34-1 de la Constitution à l'initiative de notre collègue Bruno Retailleau, le Sénat a considéré que les crimes commis en Syrie et en Irak, en particulier par Daech, « relèvent des incriminations prévues de crimes de guerre, de crimes contre l'humanité et de génocide » et que « des ressortissants français engagés auprès de ces organisations terroristes et criminelles se rendent coupables de ces crimes ». Deux jours plus tard, l'Assemblée nationale, à son tour, a considéré que « les violences et les crimes commis par l'État Islamique en Syrie et en Irak à l'encontre des populations chrétiennes, yézidies et d'autres minorités réunissent les critères de la définition du génocide » et que « des ressortissants Français sont engagés aux côtés de l'État Islamique pour commettre de telles violences et de tels crimes » 26 ( * ) .

Les États-Unis ont adopté des positions similaires.

Néanmoins, comme on l'a vu, les tribunaux français, comme les juridictions des autres États membres de l'Union européenne, du fait de la compétence universelle, sont en mesure de juger ce type de crimes.

Du reste, la justice irakienne, très désireuse de juger les combattants terroristes étrangers présents en Irak et qui ont été ou seront faits prisonniers par les autorités du pays, ne se situe pas sur le terrain du crime contre l'humanité ou du génocide, mais sur celui de la participation à un groupement terroriste.

L'intérêt de créer une juridiction pénale internationale ad hoc , ou de saisir la Cour pénale internationale, pour juger les auteurs de tels crimes est donc très limité, voire inexistant.

De toute façon, le contexte international rend cette voie quasiment impossible à emprunter.

L'IMPOSSIBILITÉ, DANS LE CONTEXTE ACTUEL, DE SAISIR LA COUR PÉNALE INTERNATIONALE

Compte tenu de la nature des crimes commis par Daech en Syrie et en Irak, la Cour pénale internationale - pour s'en tenir à cette hypothèse - pourrait-elle être compétente pour juger leurs auteurs ? Dans le contexte international actuel, rien n'est moins sûr.

La CPI peut exercer sa compétence si le crime allégué a été commis sur le territoire d'un État partie ou par l'un de ses ressortissants, ou par le ressortissant d'un État ayant accepté la compétence de la Cour pour le crime en question. Dans le cas contraire, la CPI est compétente si le Conseil de sécurité des Nations Unies défère la situation dans laquelle un ou plusieurs de ces crimes paraissent avoir été commis au procureur. Le procureur peut décider d'ouvrir une enquête sur les crimes commis par les ressortissants d'un État partie au Statut de Rome ou qui a accepté la compétence de la Cour.

Toutefois, chacune de ces trois voies d'accès à la CPI soulève des difficultés potentiellement dirimantes :

- ni la Syrie ni l'Irak ne sont parties au Statut de Rome et n'ont accepté la compétence de la Cour. Celle-ci ne peut donc pas exercer de compétence territoriale pour tous les crimes pertinents commis dans ces pays ;

- en mai 2014, la France a présenté un projet de résolution au Conseil de sécurité des Nations Unies visant à déférer la situation en Syrie à la CPI, mais ce texte, pourtant soutenu par plus de soixante États, s'est vu opposer le veto de la Russie et de la Chine. Aucune tentative de déférer la situation en Syrie et en Irak à la CPI n'a été faite depuis lors ;

- en avril 2015, la procureure de la CPI, Mme Fatou Bensouda, a considéré que, bien que la Cour ne jouisse pas d'une compétence territoriale sur ces crimes, elle pouvait néanmoins enquêter sur les auteurs supposés de ces actes qui sont ressortissants d'un État partie au Statut de Rome. En effet, de nombreux combattants étrangers, dont des milliers de ressortissants européens, ont rejoint Daech et bon nombre d'entre eux ont pris part, à divers degrés, à la commission de crimes réprimés par le droit international. Cet élément pourrait conduire ces personnes à relever de la compétence de la CPI à titre individuel, même si les crimes qu'elles ont commis n'ont pas eu lieu sur le territoire d'un État relevant de sa compétence. Toutefois, la procureure a aussitôt fait observer que Daech est avant tout dirigée par des ressortissants irakiens et syriens, de sorte que les perspectives d'enquête et de poursuites à l'encontre des dirigeants les plus responsables semblent limitées. Elle concluait donc que, au stade actuel, le fondement juridique nécessaire pour procéder à un examen préliminaire était trop étroit. Elle soulignait également qu' il incombait en premier lieu aux autorités nationales d'enquêter sur les crimes commis à grande échelle et de poursuivre leurs auteurs, en application du principe de subsidiarité qui régit la justice pénale internationale .

En résumé :

1°) les combattants terroristes étrangers, dès lorsqu'ils sont ressortissants d'États parties au Statut de Rome, pourraient, du point de vue de la compétence personnelle, relever de la juridiction de la CPI ;

2°) en revanche, du point de vue de la compétence matérielle de la CPI, les actes de terrorisme ne relèvent pas de la catégorie des crimes internationaux, comme le génocide, les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité, plus particulièrement encore s'ils sont commis en temps de paix et s'ils ne remplissent pas les critères constitutifs de la qualification de crime contre l'humanité aux termes du Statut de Rome. Il convient d'ajouter que l'extension de la compétence de la CPI aux crimes terroristes nécessiterait une définition internationale unanimement reconnue du terrorisme 27 ( * ) qui soit reprise par le Statut de Rome. Or, cet exercice, maintes fois entamé, n'a, jusqu'à présent, jamais abouti. La conférence de Rome elle-même a spécifiquement écarté l'inclusion du crime de terrorisme dans ce statut, décision réaffirmée en 2010 ;

3°) enfin, le Statut de Rome précise qu'une affaire n'est recevable, entre autres éléments, que si l'État ayant compétence n'a pas la volonté ou est dans l'incapacité de juger lui-même, ce qui n'est pas le cas des États de l'Union européenne.

Par ailleurs, les délais de jugement de la CPI sont excessivement longs, compris entre six et dix ans.

Enfin, un dernier élément porte sur la question de l'incarcération des djihadistes de retour dans le pays européen dont ils sont ressortissants, qui est évoquée dans l'exposé des motifs de la proposition de résolution européenne. Il convient en effet de préciser que, même en cas de jugement prononcé par une juridiction pénale internationale, l'incarcération demeure nationale . Autrement dit, des djihadistes de nationalité française condamnés par une juridiction internationale purgeraient leur peine dans une prison française. Cela ne règle d'ailleurs en rien la question, bien réelle, que soulève aussi à juste titre l'exposé des motifs, de la gestion de la radicalisation de certains détenus dans les prisons.

Ainsi, si l'objectif poursuivi par la proposition de résolution européenne soumise à votre commission des affaires européennes est parfaitement légitime, son caractère opérationnel se heurte à plusieurs objections :

- le système judiciaire français fonctionne bien pour juger les combattants terroristes étrangers de retour en France ;

- le principe de subsidiarité s'applique à la justice pénale internationale ;

- la criminalisation des crimes contre l'humanité et du génocide relève d'une compétence universelle qui permet aux tribunaux d'agir. Pour autant, elle n'est pas la plus efficace. À cet égard, le ministère de la justice a rappelé à vos rapporteurs les propos que le procureur de la République de Paris avait tenus dans son discours à la Cour de cassation, à l'occasion d'un colloque consacré au jugement des crimes contre l'humanité 28 ( * ) : « Retenir la qualification terroriste permet de recourir aux techniques spéciales d'enquête qui présentent un intérêt majeur en terme d'efficacité des investigations. La qualification de crimes contre l'humanité ne le permet pas. [...] En réalité, la qualification de crimes contre l'humanité ne pallierait aucunement à une lacune dans les incriminations ni ne comblerait un vide juridique » ;

- l'institution d'une telle juridiction ou la compétence de la Cour pénale internationale ne serait pas une solution aux problèmes de l'incarcération des djihadistes éventuellement condamnés.

Dès lors, vos rapporteurs sont d'avis de ne pas adopter cette proposition de résolution européenne.

Néanmoins, et compte tenu de l'importance du traitement judiciaire des combattants terroristes étrangers que soulève notre collègue Nathalie Goulet, vos rapporteurs souhaitent insister sur les avancées qui pourraient être attendues de l'extension à la lutte contre le terrorisme des compétences du parquet européen, comme le Sénat l'avait d'ailleurs déjà envisagée .

Certes, la directive précitée du 15 mars 2017 a réaffirmé la compétence des États membres en matière de lutte contre le terrorisme.

Néanmoins, l'article 86.4 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne aménage la possibilité pour le Conseil européen, si l'unanimité est obtenue, d'adopter une décision visant à « étendre les attributions du Parquet européen à la lutte contre la criminalité grave ayant une dimension transfrontière », pouvant ainsi inclure notamment les crimes terroristes.

Du reste, lors de la réunion du Conseil JAI du 12 octobre 2017, au cours de laquelle les vingt États membres qui ont accepté de s'engager dans la voie d'une coopération renforcée ont officiellement adopté le règlement créant le Parquet européen, la Garde des Sceaux, ministre de la justice, Mme Nicole Belloubet, a évoqué la « réelle importance de la perspective d'une telle extension du champ de compétence du Parquet européen ». Ces propos prolongeaient ceux du Président de la République dans son discours sur l'Europe, à la Sorbonne, le 26 septembre dernier.


* 20 Rapport du 22 septembre 2017, établi par M. Pieter Omtzigt (Pays-Bas - PPE/DC) au nom de la commission des questions juridiques et des droits de l'Homme de l'APCE (document 14402).

* 21 Article II de la convention de 1948 : « Dans la présente Convention, le génocide s'entend de l'un quelconque des actes ci-après, commis dans l'intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel : a) Meurtre de membres du groupe ; b) Atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale de membres du groupe ; c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ; e) Transfert forcé d'enfants du groupe à un autre groupe ».

* 22 Résolution sur le massacre systématique des minorités religieuses par le soi-disant groupe "EIIL/Daech".

* 23 Question écrite n° 15500 de Mme Joëlle Garriaud-Maylam du 26 mars 2015.

* 24 Question orale n° 1069 S de M. Gilbert Roger du 12 mars 2015.

* 25 Résolution (n° 30 ; 2016-2017) invitant le Gouvernement à utiliser toutes les voies de droit pour reconnaître les crimes de génocide, les crimes contre l'humanité et les crimes de guerre perpétrés contre les minorités ethniques et religieuses et les populations civiles en Syrie et en Irak.

* 26 Résolution (texte adopté n° 853 ; XIV e législature) invitant le Gouvernement à saisir le Conseil de Sécurité de l'Organisation des Nations Unies en vue de reconnaître le génocide perpétré par Daech contre les populations chrétiennes, yézidies et d'autres minorités religieuses en Syrie et en Irak et de donner compétence à la Cour pénale internationale en vue de poursuivre les criminels.

* 27 Il existe néanmoins une définition européenne des infractions terroristes, qui avait été arrêtée par la décision-cadre 2002/475/JAI du 13 juin 2002 relative à la lutte contre le terrorisme, remplacée par la directive 2017/541 précitée.

* 28 Colloque intitulé 70 ans après Nuremberg. Juger le crime contre l'humanité , 30 septembre 2016.

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