B. LES FRAUDES IDENTIFIÉES LORS DES DÉCLARATIONS DE CANDIDATURE : LES « CANDIDATS MALGRÉ EUX »
1. Une manoeuvre frauduleuse constatée à plusieurs reprises
La procédure de dépôt et d'enregistrement des déclarations de candidature a fait l'objet de plusieurs manoeuvres frauduleuses 24 ( * ) , notamment lors des élections municipales de mars 2014 et des élections départementales de mars 2015.
Concrètement, des personnes - souvent âgées - ont été inscrites contre leur gré sur une déclaration de candidature . Dans la plupart des cas, un candidat ou un parti les a trompées en leur faisant signer un formulaire de candidature pré-rempli, présenté comme une pétition, un simple parrainage ou une demande d'inscription sur les listes électorales.
Cette manoeuvre concerne principalement les scrutins proportionnels de liste (une personne est inscrite malgré elle comme colistière) et, plus marginalement, les scrutins majoritaires uninominaux ou plurinominaux (une personne est inscrite malgré elle comme suppléante).
Selon notre collègue députée Laurence Dumont, « s'il n'est pas possible de recenser avec précision le nombre de cas signalés (...), ce phénomène a atteint une ampleur inédite, touchant un grand nombre de départements lors des scrutins municipaux de 2014 ».
Lors des élections municipales de 2014, le ministère de l'intérieur a notamment identifié vingt-deux « candidats malgré eux » au Grand-Quevilly, six à Elbeuf, un à Lillebonne (Seine-Maritime), huit à Giberville (Calvados), trois à Barfleur (Manche), un à Annemasse (Haute-Savoie), un à Noisy-le-Grand (Seine-Saint-Denis) et un à Puteaux (Hauts-de-Seine) 25 ( * ) .
Lors des élections départementales de mars 2015, un binôme de deux candidats a été investi par le Front national contre leur gré et a recueilli 14,34 % des voix au premier tour sans faire campagne.
Comme l'a souligné notre collègue députée Cécile Untermaier, cette manoeuvre frauduleuse correspond à la fois à une « fraude au consentement » et à un « bourrage de liste » 26 ( * ) .
Les services de l'État n'enregistrant que les listes complètes 27 ( * ) , le responsable de liste doit convaincre un nombre souvent conséquent de colistiers (jusqu'à soixante-neuf personnes pour les élections municipales et jusqu'à deux cent neuf personnes pour les élections régionales). L'ajout de « candidats malgré eux » peut donc lui permettre de compléter sa déclaration de candidature, en l'absence d'un nombre suffisant de candidats volontaires.
Les manoeuvres frauduleuses observées lors des élections municipales de 2014 à Puteaux (Hauts-de-Seine) Lors des élections municipales de mars 2014, le préfet des Hauts-de-Seine a refusé d'enregistrer la liste « Nous citoyens de Puteaux », l'un des colistiers, Monsieur E., étant déjà inscrit sur la liste « Puteaux Bleu Marine » 28 ( * ) . Le scrutin a été remporté au premier tour par une liste de divers droite (55,92 % des voix), la liste « Puteaux Bleu Marine » obtenant 5,95 % des suffrages exprimés. A posteriori , il s'est avéré que Monsieur E. avait été inscrit contre son gré sur la liste « Puteaux Bleu Marine » : sa signature sur le formulaire de déclaration de candidature « a été apposée lors d'un démarchage impromptu au domicile de l'intéressé, qui n'avait pas exprimé le souhait de figurer sur cette liste et qui a ultérieurement porté plainte pour faux » 29 ( * ) . Cette manoeuvre a altéré la sincérité de l'élection municipale dans son ensemble en permettant à la liste « Puteaux Bleu Marine » de participer au scrutin et en conduisant, à l'inverse, au refus d'enregistrement de la liste « Nous citoyens de Puteaux ». Le juge a annulé l'ensemble du scrutin et une élection partielle générale a dû être organisée en juin 2015. |
Ces manoeuvres frauduleuses peuvent également consister à tromper les colistiers en leur divulguant de fausses informations sur l'organisation générale de la liste et ses soutiens .
À titre d'exemple, un responsable de liste a dupé ses colistiers lors des élections municipales de Vénissieux (2014) en leur certifiant, à tort, avoir recueilli le soutien du Front national.
Les élections municipales de 2014 à Vénissieux (métropole de Lyon) Monsieur AF. a déposé une déclaration de candidature au nom de la liste « Vénissieux fait front » pour les élections municipales de mars 2014 Dix-neuf des quarante-huit colistiers ont affirmé avoir été trompés par Monsieur AF., ce dernier leur ayant indiqué, à tort, avoir obtenu le soutien du Front national (FN) . Plusieurs éléments ont confirmé l'existence d'une manoeuvre frauduleuse : l'exclusion de Monsieur AF. du Front national quelques mois avant le scrutin, l'impression de tracts sur lesquels apparaissait le logo du FN, la présentation, lors d'opérations de démarchage en faveur de Monsieur AF., de cartes de membre du FN, etc . Dès lors, le juge de l'élection constate que « le consentement de plusieurs candidats à figurer sur la liste a été obtenu par l'effet de manoeuvres ayant consisté à les tromper sur la réalité des soutiens dont disposait cette liste ou sur la portée de l'engagement qu'ils prenaient ». Le juge observe, en outre, que « le dépôt de la liste, dans des conditions répondant aux exigences du code électoral, n'aurait pas été possible sans ces manoeuvres » 30 ( * ) . Cette fraude - qui a porté atteinte à la sincérité du vote dans son ensemble - a justifié l' annulation complète du scrutin et l' organisation d'une élection partielle générale en mars 2015. Le juge a également prononcé une peine d'inéligibilité d'un an à l'encontre de Monsieur AF., eu égard à sa participation directe aux faits frauduleux ainsi qu'à leur nature et à leur gravité. |
Les fraudes constatées lors du dépôt et de l'enregistrement des déclarations de candidature ne constituent pas un phénomène récent .
En 1990, le juge avait annulé l'élection d'un responsable de liste ayant imité la signature d'un « candidat malgré lui » lors des élections municipales du Raincy (Seine-Saint-Denis) du 12 mars 1989 31 ( * ) .
De même, les manoeuvres frauduleuses observées lors des élections municipales de mars 2001 ont incité notre ancien collègue député Jacques Masdeu-Aru à déposer, en 2003 , une proposition de loi tendant à compléter les dispositions du code électoral en vue de garantir la validité et l'authenticité de l'engagement individuel de candidature aux élections des conseillers municipaux dans les communes de plus de 3 500 habitants .
L'auteur de la proposition de loi définissait ainsi son objectif : « garantir le caractère éclairé et non équivoque de l'engagement (du candidat) à participer volontairement aux élections et, ainsi, éviter qu'une personne soit candidate à son insu » 32 ( * ) .
2. Des manoeuvres frauduleuses difficiles à combattre et sources de préjudices pour les « candidats malgré eux »
Les fraudes constatées lors du dépôt et de l'enregistrement des déclarations de candidature soulèvent trois difficultés majeures .
En premier lieu, les « candidats malgré eux » sont parfois informés de la manoeuvre une fois leur candidature enregistrée et le délai de dépôt des déclarations forclos.
Or, dans les scrutins proportionnels de liste, aucun retrait volontaire ou remplacement de candidat n'est accepté après le dépôt de la déclaration de candidature. Seul un retrait complet de la liste est envisageable mais deux conditions cumulatives doivent être réunies : la majorité de ses membres approuve ce retrait, d'une part, et le délai limite de dépôt des déclarations de candidature n'a pas été dépassé, d'autre part 33 ( * ) . De même, dans les scrutins majoritaires uninominaux et plurinominaux, il n'est pas permis de renoncer à sa candidature après la date limite de dépôt des déclarations 34 ( * ) .
Dès lors, certains « candidats malgré eux » n'ont pas pu retirer leur candidature à temps ; leur nom a figuré, à leur insu ou contre leur gré après l'avoir appris, en tant que colistier ou suppléant sur les affiches de campagne, les tracts, les professions de foi, etc . De même, ils n'ont pas pu obtenir le retrait des bulletins de vote portant indûment leur nom 35 ( * ) .
En deuxième lieu, les sanctions prévues par le droit en vigueur ne semblent pas suffisantes pour lutter contre ce type de fraude et induisent même certains effets pervers.
Certes, l'état du droit permet déjà de sanctionner les instigateurs de telles manoeuvres , que ce soit :
- sur le plan pénal , certains « candidats malgré eux » ayant porté plainte pour escroquerie 36 ( * ) ou pour abus frauduleux de l'état d'ignorance ou de la situation de faiblesse d'autrui 37 ( * ) ;
- ou sur le plan administratif , le juge de l'élection pouvant prononcer l'annulation totale ou partielle de l'élection, voire des peines d'inéligibilité (voir supra) .
Néanmoins, ces différentes sanctions sont prononcées a posteriori de l'élection et n'empêchent pas aux « candidats malgré eux » d'être mentionnés dans les actes de propagande électorale et sur les bulletins de vote .
L'annulation du scrutin porte même préjudice aux vainqueurs . Dans l'exemple précité des élections municipales de Puteaux (mars 2014), la victoire de la liste de divers droite a ainsi été annulée à cause de fraudes identifiées sur la liste « Puteaux Bleu Marine » et une élection partielle a dû être organisée plus d'un an après, ce qui représente un coût pour la collectivité publique.
En dernier lieu, les fraudes observées lors du dépôt et de l'enregistrement des déclarations de candidature portent directement préjudice aux « candidats malgré eux » , en particulier lorsque leur nom est associé à un parti ou à un groupement politique dont le programme ne correspond pas à leurs valeurs.
* 24 Le terme de « manoeuvre frauduleuse » est utilisé au sens du premier alinéa de l'article L. 118-4 du code électoral : « Saisi d'une contestation formée contre l'élection, le juge de l'élection peut déclarer inéligible, pour une durée maximale de trois ans, le candidat qui a accompli des manoeuvres frauduleuses ayant eu pour objet ou pour effet de porter atteinte à la sincérité du scrutin ».
* 25 Source : Rapport n° 4405 fait au nom de la commission des lois de l'Assemblée nationale sur la présente proposition de loi, enregistré le 25 janvier 2017. Ce rapport est consultable au lien suivant : http://www.assemblee-nationale.fr/14/pdf/rapports/r4405.pdf .
* 26 Compte rendu intégral de la séance de l'Assemblée nationale du mercredi 1 er février 2017.
* 27 L'article L. 260 du code électoral disposant, dans l'exemple des élections municipales dans les communes de 1 000 habitants et plus, que les listes doivent comporter « autant de candidats que de sièges à pourvoir ». Cette règle n'est toutefois pas applicable aux élections municipales dans les communes de moins de 1 000 habitants (voir le commentaire de l'article 1 er de la proposition de loi).
* 28 Or, « nul ne peut être candidat dans plus d'une circonscription électorale, ni sur plus d'une liste », comme l'indique l'article L. 263 du code électoral.
* 29 Conseil d'État, 11 mai 2015, Élections municipales de Puteaux , affaire n° 385722.
* 30 Conseil d'État, 4 février 2015, Élections municipales de Vénissieux , affaires n° 385555, n° 385604 et n° 385613.
* 31 Conseil d'État, 12 février 1990, Élections municipales du Raincy , affaire n° 108686.
* 32 Proposition de loi n° 628 enregistrée à la présidence de l'Assemblée nationale le 13 février 2003 et consultable au lien suivant : http://www.assemblee-nationale.fr/12/propositions/pion0628.asp .
Ce texte n'a toutefois jamais été inscrit à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale.
* 33 En 2014, dans l'exemple du Grand Quevilly, les « candidats malgré eux » étaient suffisamment nombreux sur la liste « Grand Quevilly Bleu Marine » pour en demander le retrait.
Voir , à titre d'exemple, l'article L. 267 du code électoral pour les élections municipales dans les communes de 1 000 habitants et plus.
* 34 Voir , à titre d'exemple, l'article R. 100 du code électoral pour les élections législatives.
* 35 Conformément à l'article R. 55 du code électoral, les bulletins sont déposés dans les bureaux de vote par les candidats, binômes de candidats ou les listes. Ils ne peuvent pas être retirés à l'initiative du suppléant ni des colistiers (sauf lorsqu'une majorité des colistiers sollicitent un tel retrait).
* 36 En droit pénal, l'escroquerie est « le fait, soit par l'usage d'un faux nom ou d'une fausse qualité, soit par l'abus d'une qualité vraie, soit par l'emploi de manoeuvres frauduleuses, de tromper une personne physique ou morale et de la déterminer ainsi, à son préjudice ou au préjudice d'un tiers, à remettre des fonds, des valeurs ou un bien quelconque, à fournir un service ou à consentir un acte opérant obligation ou décharge ».
L'escroquerie est punie de cinq ans d'emprisonnement et de 375 000 euros d'amende. Ces peines sont portées à sept ans d'emprisonnement et à 750 000 euros d'amende lorsque l'escroquerie est menée au préjudice d'une personne particulièrement vulnérable, notamment au regard de son âge ou de sa maladie (articles 313-1 et 313-2 du code pénal).
* 37 L'abus frauduleux de l'état d'ignorance ou de la situation de faiblesse d'une personne dont la particulière vulnérabilité est apparente ou connue de l'auteur de l'infraction est puni de trois ans d'emprisonnement et de 375 000 euros d'amende (article 223-15-2 du code pénal).