II. LES DISPOSITIONS DU PROJET DE LOI TRANSMIS AU SÉNAT
Le projet de loi soumis à l'examen du Parlement s'inspire en grande partie de l'esprit du dispositif proposé au législateur en 1991 pour encadrer les interceptions de sécurité. Les grands principes retenus par ce texte reposaient en effet sur la définition de finalités limitées 9 ( * ) pour justifier la mise sur écoute d'une personne et sur une procédure faisant intervenir une autorité à l'origine de la demande, le ministre de tutelle, une autorité décisionnelle, le Premier ministre, une autorité de contrôle, la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS), et une centralisation de l'exécution des interceptions de sécurité autorisées par le Groupement interministériel de contrôle (GIC).
Si ce système a permis un réel encadrement de la pratique des interceptions, la CNCIS ayant, depuis sa création, eu l'occasion de préciser, par sa « jurisprudence », les conditions d'autorisation et de mise en oeuvre des interceptions, il a également montré ses limites en ce que le recueil des renseignements suppose une technicité croissante et des méthodes plus intrusives.
Surtout, ce dispositif souffrait de l'insuffisance des voies de recours offertes au citoyen. En effet, le droit en vigueur 10 ( * ) permet à la CNCIS, « de sa propre initiative ou sur réclamation de toute personne y ayant un intérêt direct et personnel », de procéder au contrôle de toute interception de sécurité en vue de vérifier si elle est effectuée dans le respect du cadre légal. Sur ce fondement ce sont 110 personnes qui ont saisi par courrier la CNCIS en 2014, contre 75 en 2013 11 ( * ) . Toutefois, la loi lui donne la seule possibilité d'adresser au Premier ministre une recommandation d'interruption de l'interception de sécurité si elle estime que cette dernière est effectuée en violation des règles applicables. Conformément à l'article L. 243-11 du code de la sécurité intérieure, la commission notifie à la personne à l'origine de la requête qu'il a été procédé aux vérifications nécessaires, sans infirmer ou confirmer l'existence d'une mesure de surveillance. Cette procédure ne s'accompagne d'aucune voie de recours juridictionnel pour l'auteur de la réclamation.
Un cas de recours devant la juridiction administrative a été porté à la connaissance de la CNCIS en 2000, le Conseil d'État ayant rejeté le recours d'un requérant contre la décision du président de la CNCIS refusant de procéder à une enquête aux fins, non pas de vérifier l'existence d'une mesure de surveillance mais de vérifier si la surveillance policière dont la personne se disait victime trouvait sa source dans l'interception de lignes téléphoniques de ses relations. |
L'approche retenue par le projet de loi permet ainsi d'englober l'ensemble des techniques, aussi bien les techniques bénéficiant actuellement d'un fondement juridique, que de nouvelles techniques auxquelles les services pourraient recourir en toute légalité.
Après son adoption par l'Assemblée nationale le 5 mai dernier, le projet de loi relatif au renseignement se compose de 24 articles . Ses principales dispositions sont regroupées au sein des articles 1 er , 2, 3 et 4 qui, sur le plan légistique, insèrent les règles relatives aux activités de renseignement dans un nouveau livre VIII du code de la sécurité intérieure intitulé : « Du renseignement ». Les dispositions de ce livre VIII s'articuleraient autour de dix titres dédiés aux différents aspects de ce domaine.
Faisant écho au débat public, l'examen parlementaire du présent projet de loi s'est concentré sur la question du rôle du juge, du moment de son intervention et, finalement, sur l'ordre de juridiction compétent.
S'agissant du droit au recours devant le juge, le projet de loi adopté par l'Assemblée nationale s'inscrit dans la lignée des grands principes de notre droit qui distinguent son rôle selon qu'il s'agit de police judiciaire et de police administrative. Si la seconde a pour but de prévenir des troubles à l'ordre public et particulièrement la commission de crimes et délits, la premier s'assigne pour but de réprimer les auteurs de ces infractions en réunissant les preuves et en recherchant leur identité. Le juge constitutionnel, tout en admettant qu'elles sont « toutes deux nécessaires à la sauvegarde de droits et de principes de valeur constitutionnelle », prend soin de distinguer « la prévention des atteintes à l'ordre public et la recherche des auteurs d'infractions » 12 ( * ) . Dans le cas de la police administrative, les actes administratifs sont, par principe, exécutoires jusqu'à la décision contraire du juge administratif. Le juge judiciaire peut, par la voie d'exception, également être appelé à examiner la légalité d'un acte administratif.
Selon des règles constitutionnelles désormais solidement établies, la compétence juridictionnelle pour examiner, à titre principal, ces mesures de police administrative incombe à l'ordre administratif. La dualité de juridictions, héritée des articles 10 et 13 de la loi des 16 et 24 août 1790 et du décret du 16 fructidor an III, a acquis un ancrage constitutionnel par la jurisprudence du Conseil constitutionnel puis a été définitivement consacrée par la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 13 ( * ) . Si le juge constitutionnel estime « qu'il résulte de l'article 66 de la Constitution que la police judiciaire doit être placée sous la direction et le contrôle de l'autorité judiciaire », tel n'est pas le cas, par principe, de la police administrative. Au contraire, le Conseil a confirmé la compétence de la juridiction administrative pour « l'annulation ou la réformation des décisions prises, dans l'exercice des prérogatives de puissance publique, par les autorités exerçant le pouvoir exécutif » 14 ( * ) , en dégageant un principe fondamental reconnu par les lois de la République.
La seule réserve constitutionnelle de compétence de l'autorité judiciaire réside dans l'article 66 de la Constitution proclamant, en son second alinéa, que « l'autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi ». Par une décision du 16 juin 1999 15 ( * ) , le Conseil constitutionnel a précisé que le juge judiciaire est chargé de s'opposer à la détention arbitraire auquel nul ne peut être soumis, conformément au premier alinéa de cet article 66.
Compte-tenu de cette jurisprudence, la compétence en premier et dernier ressort du Conseil d'État pour statuer sur les recours relatifs à la mise en oeuvre d'une technique de renseignement ne peut souffrir aucune contestation sérieuse sur le plan constitutionnel.
Les préventions que certains nourrissent à l'endroit du juge administratif quant à la protection qu'il garantit aux individus pour la défense de leurs libertés n'apparaissent pas justifiées. La juridiction administrative a ainsi développé le recours pour excès de pouvoir contre les actes de l'administration. Ouvrant largement son prétoire en admettant aisément l'intérêt à agir, le juge administratif a étendu progressivement son contrôle sur les mesures de police, jusqu'à effectuer un contrôle entier comprenant un contrôle de proportionnalité 16 ( * ) . Relayant cet effort en faveur de la garantie des libertés individuelles, le législateur a doté la juridiction administrative des moyens procéduraux de nature à renforcer son assise par un pouvoir d'astreinte 17 ( * ) , puis d'injonction 18 ( * ) avant d'ouvrir des procédures de référé 19 ( * ) , lui permettant de statuer provisoirement mais en urgence.
A. DÉFINIR LES PRINCIPES DE LA POLITIQUE DE RENSEIGNEMENT
Le titre I er du livre VIII a pour objet de fixer les règles générales relatives aux activités de renseignement. Il rappelle ainsi que le respect de la vie privée est garanti par la loi et que l'autorité publique ne peut y porter atteinte que dans les seuls cas de nécessité d'intérêt public prévus par la loi ( article L. 811-1 ). Les députés ont souhaité préciser que le respect de la vie privée devait être garanti dans toutes ses composantes et y inclure le principe de protection des données personnelles. Ce titre définit ensuite les missions des services spécialisés de renseigment et le cadre dans lequel leur action s'inscrit ( article L. 811-2 ).
Le texte détermine la liste des finalités autorisant les services spécialisés, dans l'exercice de leurs missions, à mettre en oeuvre des techniques pour le recueil de renseignements, dans le domaine de la sécurité nationale, de la politique étrangère, de la défense et de la promotion des intérêts économiques de la France, de la prévention du terrorisme et de la délinquance organisée, et de la prévention des violences collectives ( article L. 811-3 ). Outre des améliorations rédactionnelles, l'Assemblée nationale a souhaité supprimer la référence à la sécurité nationale pour la remplacer par une référence à des notions mentionnées par la Constitution (indépendance nationale, intégrité du territoire et défense nationale), faire référence à la prévention de toute forme d'ingérence étrangère, qualifier ces finalités de « majeures », et d'« essentielles », pour ce qui concerne les intérêts de la politique étrangère et les intérêts économiques et indiquer que les violences collectives concernaient celles portant atteinte, non pas à la paix publique mais à la sécurité nationale.
Au-delà des six services spécialisés appartenant actuellement à la communauté du renseignement, le texte prévoit que d'autres services pourront, par décret en Conseil d'État, demander à mettre en oeuvre certaines techniques de renseignement pour des finalités s'inscrivant dans les missions qui leur sont confiées (création d'un « deuxième cercle » de la communauté du renseignement). Contre l'avis du Gouvernement, les députés ont souhaité que l'administration pénitentiaire puisse bénéficier de cette faculté pour obtenir l'autorisation, selon la procédure de droit commun, de mettre en oeuvre les techniques de recueil de renseignement à l'intérieur des établissements pénitentiaires.
* 9 Énumérées à l'article L. 241-2 du code de la sécurité intérieure.
* 10 Article L. 243-9 du code de la sécurité intérieure.
* 11 Dans son 22 ème rapport annuel (2013-2014), la CNCIS fait valoir qu'elle est également saisie d'un nombre important de demandes par téléphone et que ces contacts préalables permettent dans la plupart des cas de prévenir des courriers ultérieurs inappropriés.
* 12 Conseil constitutionnel, 29 novembre 2013, n° 2013-357 QPC.
* 13 L'article 61-1 de la Constitution, instaurant une procédure de question prioritaire de constitutionnalité permettant de soulever lors d'une instance la contrariété d'une disposition législative à des droits et libertés de rang constitutionnel, confie un rôle de filtre au Conseil d'État et à la Cour de cassation pour son ordre de juridiction respectif.
* 14 Conseil constitutionnel, 23 janvier 1987, n° 86-224 DC.
* 15 Conseil constitutionnel, 16 juin 1999, n° 99-411 DC.
* 16 Pour l'arrêt fondateur : Conseil d'État, 19 mai 1933, Benjamin .
* 17 Loi n° 80-539 du 16 juillet 1980.
* 18 Loi n° 95-125 du 8 février 1995.
* 19 Loi n° 2000-597 du 30 juin 2000.