EXPOSÉ GÉNÉRAL
Mesdames, Messieurs,
Comme la très grande majorité des femmes entendues, engagées dans la vie économique et conscientes des contraintes pesant sur les entreprises, votre rapporteur est hostile à la logique même des quotas, que ce soit dans les conseils des entreprises ou ailleurs.
Pourtant, dans ces lieux de pouvoir économique que sont les conseils d'administration et de surveillance des sociétés, grandes et moins grandes, force est d'admettre que la place des femmes n'a guère évolué.
C'est pourquoi, comme la très grande majorité des femmes entendues, engagées dans la vie économique et conscientes des contraintes pesant sur les entreprises, votre rapporteur s'est résignée au mal nécessaire des quotas, pour faire évoluer la situation.
Dans ce domaine d'ailleurs, la Constitution désormais nous oblige. Depuis la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, elle prescrit : « La loi favorise l'égal accès des femmes et des hommes (...) aux responsabilités professionnelles et sociales. »
Face au constat unanimement partagé de persistance de l'insuffisante présence des femmes dans les lieux de pouvoir économique et, simultanément, de l'existence aujourd'hui du « vivier » nécessaire de femmes compétentes et talentueuses pour accéder à ces lieux, dans les entreprises de toute taille, il appartient dorénavant au législateur d'intervenir.
C'est la motivation première des deux propositions de loi similaires relatives à la représentation équilibrée des femmes et des hommes au sein des conseils d'administration et de surveillance et à l'égalité professionnelle, qui font l'objet du présent rapport : la proposition de loi adoptée par l'Assemblée nationale le 20 janvier 2010, à l'initiative de nos collègues députés Jean-François Copé et Marie-Jo Zimmermann, et la proposition de loi déposée au Sénat le 16 février 2010 par notre collègue Nicole Bricq et les membres du groupe socialiste, apparentés et rattachés.
Lorsqu'elle a proposé au Sénat le renvoi en commission, le 29 avril 2010, de la proposition de loi du groupe socialiste, également relative aux règles de cumul et d'incompatibilité des mandats sociaux dans les sociétés anonymes, votre commission s'est engagée à en faire, le moment venu, un examen conjoint avec la proposition de loi émanant de l'Assemblée nationale 1 ( * ) . C'est ainsi que votre rapporteur a procédé, au cours de plus de trente heures, à quarante-quatre auditions, recensant scrupuleusement les points de vue de tous les acteurs intéressés sur les deux textes.
La convergence évidente de ces deux initiatives issues d'horizons politiques différents est le signe tangible de la prise de conscience de la nécessité d'agir pour que, dans les lieux symboliques du pouvoir économique que sont les conseils d'administration et de surveillance, là aussi advienne l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes.
Cependant, dans l'examen de ces deux textes, votre rapporteur a privilégié la démarche pragmatique qui sied aux questions économiques, sans dogmatisme aucun. Elle a recherché la logique économique et l'intérêt général qui s'attachent, du point de vue du législateur, au bon fonctionnement des conseils en vue d'un meilleur fonctionnement des entreprises et donc de notre système d'économie de marché.
Votre rapporteur tient enfin à saluer l'engagement public du Premier ministre en faveur de l'aboutissement de cette initiative authentiquement parlementaire. Lors des « états généraux de la femme », organisés à Paris le 7 mai 2010 à l'occasion des soixante-cinq ans du magazine Elle , le Premier ministre a ainsi déclaré :
« Concernant la place des femmes aux postes de responsabilité économique, là encore il y a beaucoup de progrès à faire, notamment au sein des conseils d'administration des grandes entreprises. La proposition de loi (...) adoptée en première lecture par l'Assemblée nationale (...) doit maintenant être examinée par le Sénat dans les toutes prochaines semaines : l'adoption de ce texte est une priorité ! Je mesure bien que seule une pression législative pouvait faire bouger rapidement les choses. »
I. L'AMÉLIORATION DE LA PRÉSENCE DES FEMMES DANS LES CONSEILS D'ADMINISTRATION ET DE SURVEILLANCE : UN OBJECTIF CONSTITUTIONNEL ET UN INTÉRÊT ÉCONOMIQUE
A. LA SOUS-REPRÉSENTATION DES FEMMES DANS LES LIEUX DE POUVOIR ÉCONOMIQUE : UN CONSTAT OBJECTIF ET PERSISTANT
1. La lenteur de la progression naturelle des femmes dans les organes dirigeants des entreprises
a) La faible présence des femmes dans les conseils d'administration et les conseils de surveillance en France et en Europe
Nommés par l'assemblée générale ordinaire des actionnaires sur proposition de l'autorité qui a compétence pour la convoquer et confectionner son ordre du jour, c'est-à-dire le conseil d'administration ou le directoire, selon la forme de la société, les membres des conseils d'administration et de surveillance des sociétés anonymes françaises sont très majoritairement des hommes. Alors que les femmes sont aujourd'hui bien plus présentes dans la vie économique, la féminisation des conseils tarde, elle, à se réaliser.
En 2003, les femmes représentaient seulement 5 % des membres des conseils d'administration ou de surveillance des plus grandes sociétés cotées françaises. En 2009, elles ont franchi le seuil de 10 %. A titre de comparaison, la proportion en 2009 atteignait 24 % en Finlande et 27 % en Suède. En dehors de l'Union européenne, la Norvège, seul État européen disposant à ce jour d'une législation contraignante établissant des quotas par sexe dans les organes dirigeants des entreprises 2 ( * ) , atteint la proportion record de 42 %. Au cours de la même période de 2003 à 2009, la moyenne des 27 États membres de l'Union européenne est passée de 8 % à près de 11 % 3 ( * ) . Ainsi, fin 2009, la France se situe à peine dans la moyenne européenne et loin derrière les pays les plus avancés en la matière.
Le mouvement demeure jusqu'à présent très lent.
b) Une progression très récente sous la contrainte du législateur
Le 20 janvier 2010, l'Assemblée nationale a adopté, sur l'initiative de nos collègues députés Jean-François Copé et Marie-Jo Zimmermann, une proposition de loi relative à la représentation équilibrée des femmes et des hommes au sein des conseils d'administration et de surveillance.
Quelques semaines plus tard, le 19 avril 2010, l'Association française des entreprises privées (AFEP), représentant les plus grandes sociétés, et le Mouvement des entreprises de France (MEDEF) présentaient un complément à leur « code de gouvernement d'entreprise des sociétés cotées », conçu dès 2003 et consolidé en 2008, sous forme d'une recommandation relative à la présence des femmes et au principe de représentation équilibrée des femmes et des hommes dans les conseils. La publication de cette recommandation, en reprenant tous les éléments de la proposition de loi de l'Assemblée nationale (notamment l'objectif chiffré de 20 % dans les trois ans et de 40 % dans les six ans), atteste du fait que le contenu de cette proposition de loi est réaliste et atteignable, mais surtout qu'il est perçu comme bénéfique par les entreprises elles-mêmes.
EXTRAIT DE LA RECOMMANDATION AFEP-MEDEF DU 19 AVRIL 2010 RELATIVE AU RENFORCEMENT DE LA PRÉSENCE DES FEMMES DANS LES CONSEILS « Chaque conseil doit s'interroger sur l'équilibre souhaitable de sa composition et de celle des comités qu'il constitue en son sein, notamment dans la représentation entre les femmes et les hommes et la diversité des compétences, en prenant des dispositions propres à garantir aux actionnaires et au marché que ses missions sont accomplies avec l'indépendance et l'objectivité nécessaires. « Pour parvenir à cet équilibre, l'objectif est que chaque conseil atteigne puis maintienne un pourcentage d'au moins 20 % de femmes dans un délai de trois ans et d'au moins 40 % de femmes dans un délai de six ans, à compter de la publication de la présente recommandation ou de l'admission des titres de la société aux négociations sur un marché réglementé si celle-ci lui est postérieure. Les représentants permanents des personnes morales administrateurs et les administrateurs représentant les salariés actionnaires sont comptabilisés pour établir ces pourcentages, mais non les administrateurs élus par les salariés. « Lorsque le conseil est composé de moins de 9 membres, l'écart au terme des six ans entre le nombre des administrateurs de chaque sexe ne peut être supérieur à deux. « En outre, les conseils qui ne comprennent à ce jour aucune femme doivent proposer la nomination d'un administrateur de sexe féminin au plus tard lors de la deuxième assemblée suivant la publication de la recommandation, soit par la désignation d'un nouvel administrateur, soit par le remplacement d'un administrateur dont le mandat vient à échéance. » |
La nouvelle recommandation AFEP-MEDEF a été manifestement très suivie, puisque les assemblées générales ordinaires du printemps ont donné lieu à un accroissement très significatif de la proportion des femmes dans les conseils des sociétés du CAC 40, accroissement que votre rapporteur a déjà eu l'occasion de reconnaître et de saluer.
Selon une étude communiquée à votre rapporteur 4 ( * ) , la proportion de femmes dans les conseils des sociétés du CAC 40 a cru de 44 % entre fin 2009 et septembre 2010, passant de 61 mandats fin 2009 à 89 mandats en septembre 2010, représentant 78 femmes du fait des cumuls de mandats 5 ( * ) . Avec un total de 566 mandats en 2010, 15,7 % des mandats du CAC 40 sont détenus par des femmes, contre 10,8 % fin 2009. D'un point de vue statistique, ce mouvement de féminisation peut être qualifié de spectaculaire par son ampleur soudaine. Selon la même étude, ce mouvement serait réel mais moins ample pour les autres sociétés cotées 6 ( * ) . Cette féminisation rapide des conseils des quarante plus grandes sociétés placerait désormais la France en troisième position en Europe pour la proportion de femmes, derrière la Norvège et la Suède.
Votre commission considère que cette évolution récente, qui met les sociétés du CAC 40, en moyenne, à proximité de l'objectif intermédiaire de 20 % figurant dans la proposition de loi - onze d'entre elles dépassant déjà ce seuil - n'aurait pas eu lieu sans l'adoption préalable, en première lecture, de la proposition de nos collègues députés. En d'autres termes, si le législateur n'avait pas montré qu'il s'apprêtait à agir, sur une question déjà débattue depuis plusieurs années 7 ( * ) , il est vraisemblable que rien ne se serait passé. La question des femmes dans les conseils est dorénavant « à la mode » et les sociétés médiatiquement les plus en vue doivent la prendre en compte : ce domaine est d'ailleurs devenu aujourd'hui un nouveau champ d'action pour les cabinets spécialisés dans le recrutement d'administrateurs. Cette évolution ne doit pas s'interrompre.
Selon votre commission, cette évolution récente montre aussi qu'une amélioration de la présence des femmes est possible. Il appartient désormais au législateur d'intervenir pour accompagner et amplifier ce mouvement que les entreprises elles-mêmes semblent juger positif.
2. La fausse question du « vivier » des femmes compétentes
a) Un « vivier » suffisant pour atteindre l'objectif de 40 %
Une des questions fréquemment abordée par votre rapporteur lors de ses auditions est celle de l'existence d'un « vivier » de femmes compétentes aux effectifs suffisants pour répondre dans les six prochaines années aux demandes de recrutement de femmes administrateurs. Si l'on se base sur le nombre de 566 mandats en 2010 dans les sociétés du CAC 40, cela signifie que 226 mandats devront à terme être occupés par des femmes. Si chacune des 78 femmes actuellement membres d'un conseil cumulait des mandats jusqu'au maximum légal, le nombre de 266 serait théoriquement vite atteint. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle, pour faire face à des besoins rapides et simultanés de femmes dans les conseils, certaines personnes entendues ont considéré qu'il ne fallait pas, tout au moins aujourd'hui, restreindre davantage les possibilités de cumul des mandats, de façon à permettre aux femmes de cumuler davantage dans un premier temps pour atteindre l'objectif de 40 %. En tout état de cause, il faudrait proposer 177 mandats dans les prochaines années à des femmes, à nombre de mandats égal.
Sur le fond, dès lors que la proposition de loi ouvrirait une période transitoire de six ans permettant un processus progressif de recrutement, il ne serait ni nécessaire ni raisonnable d'inciter les femmes à cumuler davantage. La plupart des personnes entendues ont en effet affirmé qu'il n'existait pas de problème de « vivier » de femmes compétentes, tout au plus un problème de formation et d'expérience, pour des femmes qui n'auraient pas encore exercé les plus hautes fonctions de direction dans leur société, au sein des comités de direction et comités exécutifs. A cet égard, votre rapporteur s'étonne de ce que l'on réfléchisse à la formation et à la professionnalisation des administrateurs juste au moment où l'on envisage de renforcer la place des femmes dans les conseils. Pour autant, elle estime que cet impératif de professionnalisation, qui doit s'appliquer aux hommes comme aux femmes, est devenu une nécessité pour rendre plus utiles et performants les conseils dans leur rôle stratégique à la tête des entreprises.
b) La progression du nombre des femmes diplômées
Alors que les femmes étaient minoritaires il y a trente ans dans les diplômés des grandes écoles parmi lesquels se recrutent à présent les membres des conseils des grandes sociétés, elles sont aujourd'hui bien plus présentes, offrant d'importantes ressources de compétences et de talents pour l'avenir, même si certains secteurs sont moins féminisés que d'autres, en particulier les écoles d'ingénieurs. La féminisation des grandes écoles est un préalable réussi pour la féminisation des conseils.
A cet égard, votre rapporteur tient à relever la grande disproportion qui existe entre la proportion de femmes dans les promotions de diplômés des grandes écoles, de l'ordre de la moitié aujourd'hui, et la proportion de femmes dans les conseils, de l'ordre de 10 %. Cette disproportion ne peut s'expliquer par les seules fluctuations dans la carrière professionnelle.
En outre, force est d'admettre que ce ne sont pas les mêmes exigences qui s'imposent aux administrateurs selon que l'on se trouve dans le conseil d'une société du CAC 40 ou d'une société plus petite.
3. L'évolution des mentalités et la maturité actuelle du débat dans les milieux économiques
a) Quelques expériences étrangères
La loi sur l'égalité entre les hommes et les femmes votée en 2007 par le Parlement espagnol prévoit, dans son article 75, un délai de huit ans au terme duquel les conseils d'administration des sociétés commerciales soumises à l'obligation de présenter un compte complet des pertes et profits doivent avoir une présence équilibrée des femmes et des hommes. Cette obligation n'est toutefois assortie d'aucune sanction ou incitation particulière.
La Norvège a adopté en 2003 une loi, applicable au 1 er janvier 2008, prévoyant la même proportion minimale de 40 % de représentants de chaque sexe dans les conseils des principales sociétés, en particulier celles faisant appel public à l'épargne. Cette législation est assortie d'une sanction absolue, qui est la dissolution de la société qui ne respecte pas cette proportion après mise en demeure de se mettre en conformité. Cette sanction peut toutefois être écartée au nom de l'intérêt public supérieur de l'économie, auquel cas c'est une lourde pénalité financière qui est infligée à la société. A ce jour, la quasi totalité des sociétés cotées norvégiennes respectent la loi.
Force est de reconnaître que, si la question de la présence des femmes est abordée dans de nombreux pays, peu d'États ont légiféré dans ce domaine.
b) L'évolution des mentalités dans les milieux économiques
Malgré une évidente réticence à une intervention contraignante du législateur, l'approbation par le code de conduite AFEP-MEDEF de l'objectif à terme de 40 % de femmes au moins dans les conseils atteste d'une évolution des mentalités dans les milieux économiques, considérant que la présence des femmes est utile, aujourd'hui, dans la direction des entreprises.
La totalité des personnes entendues par votre rapporteur considère, pour de multiples raisons, que doit être encouragée une meilleure présence des femmes dans les conseils. La divergence repose sur les moyens d'y parvenir, la loi étant cependant pour la majorité le meilleur d'entre eux, au regard de la lenteur des évolutions constatées jusqu'à 2010.
* 1 Rapport n° 394 (2009-2010).
* 2 L'Espagne s'est dotée en 2007 d'une législation en ce sens, qui ne sera applicable qu'en 2015.
* 3 Source : Commission européenne.
* 4 Étude du cabinet Russel Reynolds Associates, septembre 2010.
* 5 Sur ces 78 femmes, 22 sont étrangères, soit 28,2 %, ce qui permet de combiner deux critères de diversité dans les conseils grâce à un seul administrateur.
* 6 La proportion de femmes dans les sociétés de l'indice SBF 120 hors CAC 40 viendrait de franchir en 2010 le seuil de 10 % et 30 % des sociétés n'auraient toujours aucune femme dans leur conseil, contre 46 % fin 2009.
* 7 Dès 2006, l'Institut français des administrateurs (IFA) plaidait pour un accroissement de la proportion de femmes dans les conseils, selon une démarche volontaire à l'époque.