EXPOSÉ GÉNÉRAL
Mesdames, Messieurs,
Le Sénat est appelé à se prononcer sur la proposition de loi n° 423 (2007-2008) présentée par notre collègue M. Marcel-Pierre Cléach et plusieurs membres du groupe de l'Union pour un Mouvement Populaire, tendant à allonger le délai de prescription de l'action publique pour les diffamations, injures ou provocations commises par l'intermédiaire d'Internet. Votre commission a souhaité également examiner à cette occasion la proposition de loi n° 4 (2008-2009) présentée par notre collègue M. Jean-Louis Masson, tendant à porter de trois mois à un an le délai de prescription pour tout délit de diffamation ou d'injure lorsqu'il est commis par l'intermédiaire d'Internet.
Le principe d'un délai de prescription de trois mois pour les infractions commises par voie de presse, nettement plus court que le délai de droit commun de trois ans retenu pour les délits, est un des éléments fondamentaux du droit de la presse fixé par la loi du 29 juillet 1881.
Est-il justifié d'étendre à Internet le bénéfice de ce régime dérogatoire, comme tel est aujourd'hui le cas, alors que ce moyen de communication se différencie profondément de la presse écrite ?
Depuis plusieurs années, le Sénat a joué un rôle pionnier pour prendre la mesure des spécificités d'Internet et rechercher, notamment lors de l'examen de la loi sur l'économie numérique du 21 juin 2004, les voies d'un meilleur équilibre entre liberté d'expression et intérêt des victimes. Dans le cadre de la mission d'information qu'elle a consacrée au régime des prescriptions civiles et pénales en 2007, votre commission des lois avait également estimé possible et souhaitable une évolution de notre droit compte tenu de la différence dans les conditions d'accessibilité entre Internet et un document papier 1 ( * ) . Il apparaît donc particulièrement opportun que cette question délicate puisse trouver une réponse juridique satisfaisante à la faveur d'une proposition de loi d'initiative sénatoriale.
Votre rapporteur rappellera d'abord la spécificité du délai de prescription en matière de presse et les difficultés d'application de ce régime à Internet avant d'indiquer les raisons qui conduisent votre commission à retenir la rédaction proposée par M. Marcel-Pierre Cléach.
I. LE RÉGIME SPÉCIFIQUE DU DROIT DE LA PRESSE EN MATIÈRE DE DÉLAI DE PRESCRIPTION DE L'ACTION PUBLIQUE
Le principe d'un délai abrégé de trois mois pour la prescription de l'action publique concernant les infractions commises par la presse est considéré comme l'une des garanties fondamentales de la liberté d'expression. Déjà la loi du 26 mai 1819 prévoyait que l'action publique en cas de crime ou de délit se prescrivait par six mois ou par un an, en fonction de l'existence ou de l'absence d'un acte de poursuite ou d'instruction. Cette dérogation aux règles habituelles de prescription était justifiée par l'exposé des motifs de cette loi dans les termes suivants : « Il est dans la nature des crimes et délits commis avec publicité, et qui n'existent que par cette publicité même, d'être aussitôt aperçus et poursuivis par l'autorité et ses nombreux agents. (...) Elle serait tyrannique la loi qui, après un long intervalle, punirait une publication à raison de tous ses effets possibles les plus éloignés, lorsque la disposition toute nouvelle des esprits peut changer du tout au tout les impressions que l'auteur lui-même se serait proposé de produire dès l'origine. »
La loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse a ramené ces délais à trois mois -délais toujours en vigueur dans notre droit.
- Champ des infractions couvert par le délai
Le délai de trois mois ne couvre pas toutes les infractions commises par la voie des médias.
Ainsi la loi du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité a porté le délai de prescription de l'action publique de trois mois à un an en cas de provocation à la discrimination ou à la violence à caractère raciste (article 24 de la loi du 29 juillet 1881), contestation de crimes contre l'humanité (article 24 bis ), diffamation ou injure commise à raison de la race (articles 32 et 33).
En outre, un nombre croissant d'infractions susceptibles d'être commises par voie de presse figurent désormais dans le code pénal et relèvent du régime du droit commun de la prescription et non des dispositions dérogatoires de la loi de 1881 dont le champ est strictement borné aux infractions prévues par ce texte. Tel est en particulier le cas de l'incrimination prévue à l'article 227-24 du code pénal visant la diffusion d'un message à caractère pornographique susceptible d'être perçu par un mineur.
Les infractions prévues par la loi de 1881 auxquelles s'applique le délai de prescription de trois mois concernent : la non insertion d'une réponse ou d'une publication ; la diffamation ou l'injure publique ; l'offense publique envers le Président de la République ; la diffusion de fausses nouvelles, d'informations ou d'images devant rester confidentielles ; les provocations publiques à certaines infractions ou comportements.
En outre, ce délai de prescription de trois mois s'applique au délit de discrédit jeté sur la justice prévu par l'article 434-25 du code pénal. Enfin, la jurisprudence le retient également pour les diffamations et injures non publiques 2 ( * ) .
- Le point de départ du délai
Le délai de prescription de l'action publique pour les infractions de presse court à compter du premier acte de publication. Les délits de presse s'analysent ainsi comme des infractions instantanées : le premier acte matérialise l'accord donné par l'éditeur ou le directeur de la publication à la parution du contenu litigieux et constitue, à ce titre, le délit.
Ce délai s'impose même si la personne concernée n'a pas pu prendre connaissance de la publication. La jurisprudence applicable aux infractions clandestines -qui reporte le point de départ du délai au jour où le délit est apparu ou aurait pu être objectivement constaté- n'est pas transposable car en la matière, la publicité est l'un des éléments constitutifs de l'infraction.
Par ailleurs, la persistance des effets de l'infraction, dès lors que le message reste accessible au public, n'a pas pour conséquence de mettre en cause le caractère instantané de l'infraction et de faire de celle-ci une infraction continue pour laquelle les juridictions considèrent que la prescription ne commence à courir qu'à compter du jour où l'état délictueux a pris fin. Seule une réédition par exemple serait de nature à faire partir un nouveau délai 3 ( * ) .
La rigueur de ces principes n'est atténuée que de deux manières :
- par une règle propre au droit de la presse (article 65-2 de la loi de 1881) selon laquelle « en cas d'imputation portant sur un fait susceptible de revêtir une qualification pénale, le délai de prescription prévu par l'article 65 est réouvert ou court à nouveau, au profit de la personne visée, à compter du jour où est devenu définitive une décision pénale intervenue sur ces faits et ne la mettant pas en cause » -la victime d'une diffamation, mise hors de cause par la justice pénale, peut ainsi obtenir la condamnation de médias qui l'ont injustement accusée. Cette disposition est néanmoins rarement mise en oeuvre ;
- par les motifs habituels relatifs aux actes interruptifs de prescription. Les poursuites -qui ne peuvent être engagées que par une plainte avec constitution de partie civile, un réquisitoire aux fins d'informer ou une citation directe répondant à un formalisme particulier- interrompent la prescription. Cependant, le délai de trois mois recommence à courir aussitôt si n'intervient pas à intervalles réguliers et, au moins tous les trois mois, un nouvel acte de poursuite ou d'instruction.
Dans la mesure où la loi de 1881 protège d'abord la liberté d'expression, ses dispositions s'appliquent aujourd'hui à tous les modes de publicité quel qu'en soit le support : affiche, périodique, livre, émission audiovisuelle ou Internet.
Ce dernier support présente cependant des spécificités telles qu'elles ont conduit le juge puis le législateur à s'interroger sur la pertinence d'un délai de prescription très court pour les infractions commises par ce moyen de communication.
* 1 Pour un droit de la prescription moderne et cohérent, Jean-Jacques Hyest, président, Hugues Portelli et Richard Yung, rapporteurs, rapport du Sénat n° 338 - 2006-2007.
* 2 Chambre criminelle de la Cour de cassation, 7 juin 2006.
* 3 Chambre criminelle de la Cour de cassation, 8 janvier 1991.