II. LE PROJET DE LOI : UNE NÉCESSITÉ CONJONCTURELLE
Le présent projet de loi vise à permettre, par la procédure exceptionnelle de l'habilitation législative de l'article 38 de la Constitution, de rattraper une partie du retard de transposition dont la France est coupable. S'il adopte la même procédure que celle mise en oeuvre à la fin de l'année 2000 par la loi n° 2001-1 du 3 janvier 2001, ce texte en diffère toutefois dans la mesure où, ainsi que cela a été relevé précédemment, le nombre des textes communautaires qu'il vise est singulièrement plus réduit (24 au lieu de 48 directives et 11 règlements et autres actes communautaires) et, surtout, il se limite à ceux présentant un réel caractère technique .
A. UN CONTEXTE IMPÉRIEUX
Ainsi que le souligne l'exposé des motifs du projet de loi, le prochain accueil par l'Union européenne, le 1 er mai 2004, de dix nouveaux membres, impose à chaque Etat membre un devoir d'exemplarité. Si celui-ci se décline à l'évidence dans tous les domaines de la construction européenne, les contraintes nécessaires à l'édification progressive du Marché intérieur n'en paraissent pas moins figurer parmi les plus importantes. Dans ce contexte, la récente exhortation pressante du commissaire Frits Bolkestein n'en prend que plus d'acuité.
Mais nonobstant ce souci d'exemplarité, la persistance durable d'un retard de transposition pénalise directement la France et ses citoyens dans leurs rapports à l'Union.
1. Des inconvénients majeurs pour la France
Au-delà de ces simples, et pourtant essentielles, considérations politiques tenant à l'atténuation de la crédibilité de la France dans le processus de construction européenne à mesure que s'accumule son retard en matière de transposition ou d'application de textes communautaires, ce retard génère deux types d'inconvénients.
D'une part, il expose l'Etat concerné à des procédures contentieuses pouvant conduire à des sanctions pécuniaires . Or, avec 101 directives en retard de transposition au 1 er janvier 2004 , la France est particulièrement menacée par ces procédures.
ACTES COMMUNAUTAIRES EN RETARD DE TRANSPOSITION AU 1 ER JANVIER 2004
Ministères pilotes |
Actes communautaires en retard de transposition au 1 er janvier 2004 |
Dont actes communautaires nécessitant des mesures nationales d'exécution de nature législative et réglementaire |
Ministère de l'intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales |
4 directives |
|
Ministère des affaires sociales,
|
10 directives |
3 |
Ministère de la justice |
5 directives et 6 décisions-cadres |
11 |
Ministère de l'économie, des
finances
|
34 directives et 1 décision-cadre |
16 |
Ministère de l'équipement, des
transports,
|
11 directives |
8 |
Ministère de l'écologie et
|
13 directives |
2 |
Ministère de la santé, de la
famille
|
11 directives |
2 |
Ministère de l'agriculture, de
l'alimentation,
|
8 directives |
1 |
Ministère de la culture et de la communication |
2 directives |
1 |
Ministère délégué à
la recherche
|
3 directives |
2 |
Nombre total de directives ou décisions-cadres en retard de transposition au 1 er janvier 2004 |
108 (*) |
46 |
(*) 101 directives et 7 décisions-cadres Source : SGCI
D'autre part, le défaut de transposition ou d'application de textes communautaires est une source d'insécurité juridique pour les citoyens et pour les entreprises, qu'ils soient de nationalité française ou étrangère. Outre qu'une telle situation pèse sur le processus d'unification du marché intérieur et sur l'activité des agents économiques, elle est aussi de nature à générer des contentieux entre les citoyens et l'Etat et à créer des imbroglios juridiques très pénalisants.
A cet égard, notre collègue le Président Daniel Hoeffel a très clairement exposé, dans son rapport sur le projet de loi d'habilitation à transposer par ordonnances des directives communautaires soumis au Parlement sous la précédente législature, l'imposante jurisprudence relative à la coexistence du droit communautaire et du droit national et, surtout, les difficultés nées de transpositions retardées ou incorrectes ( ( * )*) :
« Rappelons en effet que les règlements communautaires sont directement applicables dans les Etats membres. Sous certaines conditions, les directives communautaires peuvent elles aussi avoir un effet direct et être invoquées par les particuliers.
« La Cour de justice des Communautés européennes a en effet considéré que les directives suffisamment précises sont invocables par les particuliers ( arrêts du 17 décembre 1970, Sté SACE, et du 4 décembre 1974, Van Duyn ), une fois expiré le délai de mise en oeuvre ( arrêt du 5 avril 1979, Ministère public c/ Ratti ), en cas d'absence de mise en application ou en cas de mauvaise mise en application par un Etat membre . La Cour de Justice a néanmoins précisé que cet effet direct se limite aux rapports des citoyens avec l'Etat ("effet vertical"). En l'absence de mesure nationale de transposition, une directive n'a pas d'effet ("effet horizontal") entre citoyens ( 26 février 1986, Marshall, et 12 mai 1987, Ministère public c/ Traen ).
« Le Conseil d'Etat a, pour sa part, considéré que les effets des directives en droit interne sont subordonnés à l'intervention de mesures nationales d'application et qu'en l'absence de telles mesures, la légalité d'une décision individuelle ne saurait s'apprécier au regard d'une directive ( 22 décembre 1978, Ministre de l'Intérieur c/ Cohn Bendit ). Inversement, les autorités de l'Etat ne peuvent se prévaloir des dispositions d'une directive qui n'ont pas fait l'objet d'une transposition dans le droit interne ( 23 juin 1995, SA Lilly France ).
« Le Conseil d'Etat a néanmoins veillé à affirmer l' autorité des normes communautaires . Il a ainsi considéré que si une directive ne peut, en l'absence de mesures de transposition, être invoquée à l'encontre de mesures individuelles, un acte réglementaire est entaché d'illégalité lorsqu'il méconnaît les orientations d'une directive ( 7 décembre 1984, Fédération française des sociétés de protection de la nature ). En outre, il a estimé qu'une directive constitue une circonstance de droit nouvelle qui oblige à modifier les règlements antérieurs qui, légaux à l'origine, s'avèrent incompatibles avec les orientations qu'elle définit ( 3 février 1989, Cie Alitalia ). Il a également précisé qu'une loi devait s'interpréter notamment à la lumière d'une directive ( 22 décembre 1989, Cercle militaire mixte de la caserne Mortier ).
« Dans la ligne de la jurisprudence Nicolo ( décision d'Assemblée du 20 décembre 1989 ) - qui a renversé une jurisprudence traditionnelle ( 1 er mars 1968, Syndicat général des fabricants de semoule ) en écartant les dispositions de la loi postérieure qui sont incompatibles avec un traité international -, le Conseil d'Etat a fait prévaloir les règlements communautaires sur les lois antérieures incompatibles ( 29 septembre 1990, Boisdet ). La même solution prévaut en cas de contrariété avec une directive et le vote d'une loi qui méconnaît les orientations d'une directive engage la responsabilité de l'Etat ( 28 février 1992, Stés Rothmans international et Philip Morris ). Cette dernière solution est conforme aux principes affirmés par la Cour de justice ( arrêt Francovich c/ Italie, 9 novembre 1991 ).
« Il ressort de cette jurisprudence que si le juge administratif s'oppose toujours à l'invocabilité directe des directives, il reconnaît de plus en plus largement l'illégalité des actes administratifs trouvant leur fondement dans des mesures nationales incompatibles avec les objectifs définis par elles. Dans le cadre d'un litige de plein contentieux en matière fiscale, il a ainsi été conduit a accorder à une société requérante une exonération fiscale prévue par la 6 ème directive TVA du 17 mai 1977 mais pas par le droit interne ( 30 octobre 1996, S.A. Revert et Badelon ).
« Dans ces conditions, l'absence de transposition de certaines directives est susceptible de créer des situations juridiques inextricables . »
* (*) Rapport n° 30 (2000-2001) présenté, au nom de la commission des lois, sur le projet de loi portant habilitation du Gouvernement à transposer, par ordonnances, des directives communautaires et à mettre en oeuvre certaines dispositions du droit communautaire, par M. Daniel Hoeffel - Tome I - pages 13 et 14.