F. AUDITION DU PROFESSEUR DIDIER SICARD, PRÉSIDENT DU COMITÉ CONSULTATIF NATIONAL D'ÉTHIQUE POUR LES SCIENCES DE LA VIE ET DE LA SANTÉ
M.
Nicolas ABOUT, président - Monsieur le professeur et président,
je vous remercie beaucoup d'avoir accepté de venir devant nous. Vous
avez déjà eu des entretiens avec le rapporteur qui va
résumer en quelques mots l'état de votre réflexion et les
sujets qu'il souhaite vous voir aborder.
M. Francis GIRAUD, rapporteur - Monsieur le président du Comité
consultatif national d'éthique, vos responsabilités vous ont
amené à réfléchir depuis longtemps sur les
problèmes importants concernant la loi de bioéthique. Avant de
vous poser des questions plus précises sur le texte voté par
l'Assemblée nationale en janvier 2002, je vous demande d'indiquer le
regard que vous portez sur l'évolution scientifique et des
mentalités intervenues depuis les lois de bioéthique de 1994.
Pr. Didier SICARD - Le regard porté depuis 1994 sur le progrès
scientifique en matière de procréation et de réparation du
corps humain me paraît privilégier, de façon quelquefois un
peu excessive, une sorte d'avenir radieux de la recherche, comme si la
société n'avait plus de débat de conscience et qu'elle ne
se plaçait que sous la bannière du progrès scientifique.
Nous sommes fascinés devant le clonage animal, la fécondation
d'un ovule par un spermatozoïde, les avancées promises par les
cellules souches adultes, d'ailleurs inimaginables pour moi il y a dix ans.
Mais autant ces progrès sont fascinants, autant ils doivent nous
encourager à une grande prudence dans notre façon d'aborder notre
humanité et les principes sur lesquels nous sommes fondés. Ce
n'est pas du conservatisme ou du fixisme mais l'accélération doit
nous encourager à un regard de plus en plus large alors que,
paradoxalement, il se rétrécit sur quelques avancées
spectaculaires. Je suis aussi fasciné qu'inquiet.
M. Francis GIRAUD, rapporteur - Nous souhaiterions également, Monsieur
le Président, connaître vos réflexions sur la recherche sur
l'embryon, la création et l'organisation, prévue dans la loi de
l'APEGH, la brevetabilité du corps humain, le transfert
post
mortem
d'embryons et les dons d'organes. Toutefois, notre principale
préoccupation, depuis ce matin, concerne les problèmes de
recherche sur l'embryon. De nombreux points peuvent être soulevés
et l'ont été particulièrement à propos de la
recherche sur les cellules embryonnaires. Peut-elle être menée
à partir des embryons surnuméraires notamment ? Quels sont
les résultats déjà obtenus ? Quels espoirs, entre
guillemets, pouvons-nous envisager ? Parallèlement à cette
recherche sur les cellules embryonnaires et aux bénéfices que
nous pourrions en tirer pour les malades, où en sommes-nous pour ce qui
concerne les cellules souches adultes ? Quels bénéfices
pouvons-nous en attendre et à quel terme ? Ce problème
visant à améliorer la santé des malades pose des
problèmes éthiques et nous souhaiterions savoir si vous pensez
qu'il est licite d'utiliser ces embryons surnuméraires et les cellules
pouvant en être obtenues.
Pr. Didier SICARD - Je vais essayer d'être clair vu la vaste
étendue des sujets. Pouvons-nous au XXI
e
siècle
mener une recherche sur l'embryon ? J'aurais tendance à
répondre très simplement oui. En effet, nous ne jouons pas
à pile ou face la vie et je crains que notre humanité ne reporte
sur l'enfant ou sur le foetus, ainsi projeté dans une sorte de recherche
post conceptuelle, ce qu'elle n'aurait pas voulu réaliser sur l'embryon.
Mon idée repart de la question, sans doute déjà
évoquée à plusieurs reprises, celle de l'ICSI qui est
désormais la technique quasiment majoritaire pour la procréation
assistée avec près de 20.000 tentatives en France. Le pourcentage
de naissances avec cette technique est de l'ordre de 25 à 27 %.
Nous pouvons donc dire que l'ICSI est devenue actuellement la méthode
numéro un de procréer
in vitro
.
Comme vous le savez, cette technique a été mise au point
quasiment sans expérimentation animale dans les années 60. Nous
pouvons, par conséquent, nous interroger sur le fait de conduire des
expérimentations sur l'être humain né ou
intra-utérin avant de le faire sur l'embryon d'autant plus
qu'actuellement, des projets d'introduction, intra ovocytaires non plus de
spermatozoïdes mais de cellules jeunes et immatures, des spermatogonies
(cellules souches de spermatozoïdes) apparaissent. Cela me paraît de
la folie de jouer ainsi avec la vie en affirmant que puisque nous ne pouvons
pas travailler sur l'embryon, nous allons tenter de fabriquer un foetus, un
être humain constitué qui va naître à l'occasion
d'une expérimentation. Comme nous sommes dans une situation scientifique
qui, depuis 25 ans, a fait de l'embryon congelé au nom de la
procréation
in vitro
une sorte de non-retour possible, la notion
même de recherche sur l'embryon me paraît s'intégrer dans ce
que la médecine a toujours fait, c'est-à-dire travailler sur
l'être humain tout en respectant un certain nombre de concepts.
Ce n'est pas mépriser ou considérer l'embryon comme une chose que
de pouvoir travailler sur lui-même et améliorer ainsi le futur de
la conception
in vitro
. Toutefois, quand nous affirmons cela, nous ne
disons pas grand-chose.
En effet, les 80.000 ou 100.000 embryons surnuméraires à notre
disposition en France, sorte de matière première disponible,
même s'il peut être scandaleux de les qualifier de la sorte, nous
posent un problème éthique majeur. En effet, ils ont
été constitués dans un but de procréation pour
donner un être humain ; l'objectif futur, justement, est que les
embryons surnuméraires n'existent plus. Nous ne pouvons donc pas
projeter sur ces embryons surnuméraires le futur de l'embryon pour la
recherche. Pouvons-nous les utiliser actuellement ? Nous devons être
très humbles.
A partir du moment où les parents sont informés de ce projet, un
travail psychologique considérable est, ici, à mener et doit,
éventuellement, être plus marqué dans la loi. Ce n'est pas
parce que les embryons vont être utilisés pour la recherche qu'ils
ne sont pas respectés, simplement le projet parental est
abandonné. Commencer une recherche sur des embryons
surnuméraires, dans des conditions extrêmement rigoureuses, me
paraît possible et, actuellement, je ne vois pas d'autre
possibilité. En effet, créer des embryons pour la recherche nous
bloque dans une sorte d'interdit fondateur ; c'est un peu comme si notre
humanité portait un regard méprisable sur ce qui la fonde. Mais
l'ambiguïté apparaît si nous proposons que les
spermatogonies, dans le cadre d'un projet d'enfant, pour subir une
évaluation doivent passer par une tentative de fécondation avec
un ovocyte, et donc par la création d'un embryon, voué à
la destruction...
Que signifie, en pratique, l'évaluation de la faisabilité de
cette technique sans la création,
de facto
, d'un embryon pour la
recherche ? Nous pouvons éventuellement interdire formellement,
définitivement, l'utilisation de spermatozoïdes immatures dans un
cadre de projet de procréation, mais, dans la situation actuelle, en
l'absence d'expérimentation animale valable et toujours difficilement
adaptable à l'espèce humaine, nous devrions peut-être
admettre cette transgression majeure de créer, dans ce cas, un embryon
pour la recherche.
En effet, je ne vois pas comment nous pouvons nous lancer dans une
expérimentation humaine sur l'enfant plutôt que sur l'embryon.
Pouvoir utiliser les embryons surnuméraires comme donneurs de cellules
embryonnaires et pouvoir évaluer leur capacité à produire
des lignées cellulaires me paraît, dans l'histoire de la science,
une possibilité. En la refermant, nous risquons, paradoxalement, la
création, dans d'autres pays, d'embryons pour la recherche et cela
pourrait nous contraindre à une transgression encore plus grande.
Nous devons, dans un premier temps, nous approcher progressivement de ce qui
est réalisable, avec le consentement d'une société, qui a,
probablement, accepté que des recherches, permettant de savoir si les
lignées cellulaires sont orientables, puissent être menées
sur des embryons nécessairement voués à la destruction.
Cela me paraît, actuellement, un projet acceptable.
En revanche, créer spécifiquement un embryon pour la recherche en
dehors de tout projet de procréation me paraît, dans l'état
actuel de notre société, inacceptable. Or, le projet de loi me
semble, dans ce domaine, créer une certaine ambiguïté
puisqu'il interdit la création d'embryons pour la recherche et, en
même temps, il impose l'évaluation des nouvelles techniques
médicales de procréation. Je ne vois pas comment on peut, en
même temps, interdire la création d'un embryon pour la recherche
et évaluer une nouvelle technique de procréation. Nous pouvons
simplement énoncer que l'insuffisance de l'expérimentation
animale, qui ne donnera jamais la réponse, suppose que, pour les
nouvelles techniques d'assistance médicale à la
procréation, la prudence l'emporte sur l'enthousiasme comme si le futur
de la médecine dépendait de la recherche sur l'embryon.
Je ne suis pas un spécialiste des cellules souches embryonnaires, vous
avez entendu les remarquables spécialistes que sont Axel Kahn et Arnold
Munnich. Mon sentiment, assez extérieur, est que même si la
recherche à ce propos s'active dans le monde entier, en particulier en
Angleterre et que les publications s'accumulent, il est incertain d'en
déduire un futur thérapeutique proche. Je suis toujours
gêné par cette coalescence entre les discours scientifiques et de
la recherche et le futur thérapeutique.
Autant la recherche sur l'embryon, sur l'homme, sur la connaissance
fondamentale, permettant de découvrir la manière dont les
premiers gènes forment des protéines, orientant l'organisation du
foie par exemple, est riche, que ce soit pour le cancer ou l'ensemble de la
génétique. Autant affirmer que la recherche sur les cellules
souches embryonnaires doit être menée d'urgence car le futur de la
sclérose en plaque ou d'une autre maladie
neuro-dégénérative va en dépendre me semble, non
seulement bien trop précoce mais aussi bien ambigu dans la façon
de vouloir récolter immédiatement des fonds pour obtenir les
moyens de fonctionnement.
Cependant, je me suis déjà trompé car je n'imaginais pas,
il y dix ans, que l'ICSI pourrait donner des enfants et parce que je n'ai pas
anticipé le clonage de Dolly. Au fond, la science ne survient jamais
dans la prévision mais toujours dans la brutalité et par crises.
Notre connaissance actuelle des cellules souches embryonnaires me semble
fondamentale sur le plan de la recherche, mais dans le domaine
thérapeutique elle me paraît infiniment plus hasardeuse. En outre,
avec les risques que nous constatons chez l'animal de
oncogénicité, c'est-à-dire de cancer, lié à
ces cellules souches un être humain accepterait difficilement de recevoir
des cellules souche embryonnaires. Des tentatives d'introduction de cellules
embryonnaires issues d'embryons provenant d'avortement ont eu lieu, mais les
résultats sont moyens. Les promesses thérapeutiques sur le plan
nerveux ne sont pas aussi impressionnantes que ce que l'on peut affirmer.
Quant aux cellules souches adultes, elles ne posent pas tellement de
problèmes éthiques car elles sont théoriquement
disponibles et leur emploi thérapeutique existe depuis vingt ans. En
effet, une greffe de moelle est, par excellence, une greffe de cellules souches
adultes hématopoïétiques.
J'interrogeais, il y a une heure et demie, le professeur Duboc, l'un des
premiers, en France, à avoir mis dans le myocarde des cellules
hématopoïétiques, de la moelle. Il avait alors eu la
surprise de constater que, dans un infarctus du myocarde, ces cellules de la
moelle, à visée hématologique, se transformaient en
cellules cardiaques. Il m'affirmait cependant que cela reste de la recherche et
qu'il ne faut pas imaginer de changements considérables pour le futur.
Des cellules souches adultes ont également été mises dans
les artérites. Les tentatives existent donc, mais ces promesses des
cellules souches adultes s'inscrivent dans le long terme. Nous ne pouvons pas
en faire la panacée et pas non plus ne pas mener de travail sur les
cellules souches embryonnaires au prétexte que les cellules souches
adultes vont donner des réponses satisfaisantes. Nous sommes
actuellement à une période de balbutiement et même si dans
vingt ans cela paraîtra peut-être enfantin, nous ne devons pas
formuler de promesses trop tôt.
A propos de l'APEGH, je ne peux qu'être favorable à ce qu'une
Agence bien structurée fonctionne. Cependant, elle doit disposer de
moyens matériels pour que, vu ses ambitions, elle ne se retrouve pas
dans les conditions, quelquefois misérables, de fonctionnement de la
précédente commission de la biologie de la reproduction. Si elle
est soutenue au niveau matériel, elle ne peut qu'être utile en
permettant de concentrer les projets.
En revanche, j'émettrai deux réserves. Premièrement, la
notion d'autorisation me gêne, c'est-à-dire faire de cette Agence
une commission de censure, ou d'agrément aboutirait à
court-circuiter le débat parlementaire. Si, dans ce domaine si
difficile, la société, délègue au Parlement le soin
de prendre ces décisions importantes, ce dernier doit garder la
capacité de dire oui ou non après la réception d'un avis
éclairé de cette commission, elle-même extraordinairement
soutenue et sérieusement constituée.
Vous allez penser que je prêche pour le CCNE mais mon deuxième
point de réserve concerne la mention, dans le projet de loi, selon
laquelle cette commission n'est pas obligée mais
« peut » saisir le CCNE sur les problèmes
éthiques qu'elle rencontre. Sur le plan éthique, la relation
entre le comité et cette commission devrait être plus confiante et
plus étroite ; « doit plutôt que peut »
s'applique à la relation entre CCNE et cette nouvelle commission.
Le troisième point, la non-brevetabilité du corps humain,
entraîne des débats d'un volume considérable. A mon avis,
nous devons revenir à des choses très simples. Nous sommes dans
une situation très grave dans laquelle la science est
obsédée, pour des raisons financières, par la
brevetabilité du gène. Les jeunes chercheurs d'une trentaine
d'année me frappent par leur obsession notamment encouragée par
leurs instances scientifiques, c'était peut-être insuffisamment le
cas il y a trente ans, de breveter un gène ou des cellules souches.
A mon avis, dans quelques années, l'embryon humain sera brevetable. Nous
profiterons d'une lignée cellulaire obtenue à partir d'un embryon
humain dans lequel nous aurons inséré un gène
l'encourageant à fabriquer des cellules souches embryonnaires
d'excellente qualité pour le coeur ou le foie. Quelques cellules souches
embryonnaires se développeront beaucoup plus vite avec ce nouveau
gène de croissance. Cet embryon humain, comme la souris de Harvard, sera
alors breveté. Une sorte d'enchaînement, venu de la notion de
brevetabilité du gène existe ici.
Mais à mesure que les années passent, nous nous apercevons que
notre société est de plus en plus résistante à
cette notion fictive de la brevetabilité d'un gène. En effet, un
gène est une fiction en même temps qu'une réalité.
Ce n'est qu'une structure continuellement encouragée,
découragée et stimulée puisqu'un gène n'a
d'efficacité que parce qu'il interagit avec un autre. Certains exemples
de gènes totalement autonomes existent mais ils sont probablement
très rares. Un gène éteint, par exemple, va pouvoir
être « réveillé » par la stimulation
d'un autre gène.
Par conséquent, breveter un gène « hors » du
corps humain ou « dedans » ne diffère pas tellement.
Breveter un gène en tant que tel, fut-il hors du corps humain, me
paraît être un péché contre l'esprit. J'ai le
sentiment, en Europe, d'une résistance croissante à cette vision
très économique et commerciale de la recherche sur le
gène. Paradoxalement, cela peut empêcher la recherche dans la
mesure où, Axel Kahn a dû vous en donner quelques exemples, si un
chercheur veut s'approcher d'un gène pour travailler dessus avec un
objectif radicalement différent, il va se trouver obligé de payer
des « royalties ». On m'opposera qu'elles ne sont pas
considérables et que le chercheur doit bien être indemnisé.
Cependant, elles constituent, de fait, un obstacle à un travail de
recherche exploratoire.
Le transfert d'embryons
post mortem
ne me semble pas un sujet si
important que cela, peut-être moins que les autres. Les débats,
à propos d'affaires médiatisées, me paraissent excessifs.
Transférer un embryon
post mortem
signifie que l'enfant sera
né d'un père mort. Nous ne pouvons pas tirer argument du fait
qu'un enfant issu d'une famille monoparentale a autant de chances que les
autres, et les débats sont un peu vains dans ce domaine. La seule
idée pouvant être avancée est qu'à partir du moment
où la fécondation
in vitro
se fonde sur la
congélation d'embryons, si le père meurt, la possibilité
de transfert
post mortem
pourrait être alors un encouragement
à cette pratique ; l'habitude d'implanter un embryon lorsque le
père est décédé pourrait ainsi augmenter. Mais,
à mon avis, les cas seront tellement rares et encadrés par la loi
que, devant ces situations exceptionnelles, la société avec
indulgence, compassion ou générosité pourrait les
autoriser sous le contrôle de l'Etat et de cette éventuelle
commission sans en produire ni encouragement, ni en faire une interdiction. A
mon avis, ce n'est pas le problème fondamental de la procréation
in vitro
.
Sur le don d'organes, l'élargissement du cercle des donneurs vivants
ayant avec le receveur une relation directe et stable pose-t-il un
problème ? Nous voyons très bien le risque de
déviance. La France, dans ce domaine, est en retard car si la greffe,
avec l'Etablissement français des greffes, a réalisé des
progrès énormes, nous ne sommes pas encore en tête du don
d'organes. Par rapport aux Catalans, par exemple, nous accusons un certain
retard. En Europe, nous sommes parmi ceux qui prélèvent le moins
à partir de donneurs vivants. L'élargissement doit être mis
en place puisqu'un rein prélevé sur un donneur vivant est de
meilleure qualité que celui d'un donneur mort. Ici encore, une
commission doit pouvoir statuer sur le risque d'une pression psychologique
excessive.
En Angleterre, un enfant peut donner son rein à son père ou
à sa mère, ce qui me choque profondément car, pour moi, il
est éthiquement insupportable de profiter de ses enfants. Les Anglais
trouvent cela bien et il serait imaginable que la loi, par l'encouragement fait
ainsi aux donneurs vivants, permette ce transfert de l'enfant vers ses parents.
Nous pouvons envisager tous ces types de déviances. Mais, en tout cas,
l'élargissement des possibilités de don me paraît
acceptable en particulier pour le rein. Pour le foie, cela demeurera rare
compte tenu du risque létal. Encadrer en fonction du caractère
« affectif » me paraît extrêmement difficile,
mais il faut quand même rester très vigilant. Toutefois, la loi me
semble, dans ce domaine, aller dans le bon sens. Je ne vois pas comment nous
pourrions interdire cet élargissement.
M. Jean CHERIOUX - Tous les propos entendus depuis ce matin nous donnent un
sentiment d'effroi car, finalement, nous devrons décider de ce que sera
la loi, et suivant que nous ouvrons une porte ou la laissons fermée,
nous pouvons aboutir à des situations absolument extraordinaires qui
pourraient se révéler dangereuses. Vous nous avez expliqué
la nécessité de la recherche sur les embryons
surnuméraires notamment à cause des dangers de l'ICSI. Lors de
l'élaboration de la loi en 1994, nous comptions, justement, sur ce type
de pratiques pour essayer d'éviter les embryons surnuméraires.
Vous nous affirmez qu'un danger existe à cause de l'absence de
possibilités de réaliser des expérimentations. Ne
pouvez-vous pas, quand même, recueillir des renseignements sur les
enfants nés ainsi et évaluer les éventuels
inconvénients par l'étude de certaines cellules ou tissus ?
Au cas où cela s'avérait très dangereux, la meilleure
solution ne serait-elle pas, pour le moment, de l'interdire et, dans le cadre
de la procréation médicalement assistée, de n'admettre que
certaines pratiques ?
Pr. Didier SICARD - Comme toujours, toute interdiction comporte des
désavantages. Actuellement, nous travaillons sur l'ICSI de façon
très importante car nous avons été saisis par la
Défenseure des enfants. Nous savons que l'ICSI ou la fécondation
in vitro
double, approximativement, le risque d'avoir un enfant porteur
d'une malformation congénitale, génétique ou d'une
stérilité. L'enfant pourrait donc hériter d'une
stérilité transmise. Pour le moment, ce n'est qu'un risque
puisque les enfants concernés ne sont âgés que de dix ans.
Les Australiens semblent cependant avoir déjà
démontré, je ne sais pas comment, que quatre fils nés par
ICSI d'un père stérile seraient stériles. Le contournement
de la stérilité peut probablement la transmettre.
Nous sommes face à une question éthique majeure dans la mesure
où nous encourageons, quasiment consciemment, la mise au monde d'enfants
porteurs d'une mutation ou d'une malformation. Mais mes propos sur l'ICSI et
les embryons surnuméraires se plaçaient dans deux cadres
différents.
Dans le cadre d'un consentement de projet de recherche, une étude sur le
développement des cellules des embryons surnuméraires, peut,
éventuellement, de façon très liminaire, être
menée sur ceux voués à la destruction. Ici, à mon
avis, un travail considérable de peut-être dix ans est à
mener mais il ne nous apportera pas énormément de
résultats sur l'ICSI. L'ambiguïté est que toute nouvelle
technique de procréation expérimente sur l'enfant et non pas sur
l'embryon. Cela me paraît grave dans la mesure où nous allons
reporter sur ces 20.000 tentatives le soin de répondre dans quinze ou
trente ans. Ces personnes développeront-elles, par exemple, des cancers
du rein ou des gliomes ? Notre société oublie qu'elle joue
avec la procréation en privilégiant l'immédiat, le fait
d'avoir un enfant. Elle oublie les conséquences pouvant en
découler justement sur ces enfants.
Depuis dix ans, l'ICSI a permis à des stérilités
masculines, c'est-à-dire environ 40 ou 50 % des
stérilités, d'avoir des enfants se portant, apparemment,
parfaitement bien et, dans 98 %, procurant un grand bonheur à
eux-mêmes et à leurs parents d'être nés. Nous ne
pouvons donc pas diaboliser l'ICSI, mais dire simplement que notre pays souffre
d'une faiblesse structurelle d'évaluation. Nous sommes le dernier pays
européen à évaluer, nous lançons toujours des
initiatives mais nous ne sommes jamais capables d'apporter au monde et à
l'Europe des chiffres précis. L'évaluation du suivi des enfants
nés par fécondation
in vitro
aurait dû être
une priorité et elle devrait encore l'être, il est encore temps.
Mais cette évaluation fait un peu crier, certains affirmant que cette
évaluation supposerait une discrimination. Les enfants nés par
fécondation naturelle ne sont pas surveillés, pourquoi le
feriez-vous uniquement sur les enfants nés par ICSI ? Nous pouvons
tout à fait mettre en place des groupes témoins, ce n'est pas du
tout un obstacle. En tout cas, le suivi me semble fondamental et devrait faire
partie des fonctions de la nouvelle Agence. En effet, nous ne pouvons pas nous
interroger sur le début si nous ne disposons pas de la réponse
quelques dizaines d'années après.
M. Jean CHERIOUX - Monsieur le professeur, pourquoi être plus exigeant en
matière de suivi et d'étude des conséquences de la
naissance de l'enfant lorsqu'il est fécondé
in vitro
alors
que nous ne préoccupons pas de ceux nés par les méthodes
naturelles ? Vous voulez absolument tout savoir sur le devenir de ces
enfants issus d'une fécondation
in vitro
alors que vous ne posez
pas la question sur les millions d'enfants naissant autrement.
Pr. Didier SICARD - Non, car nous ne pouvons pas transformer les 758.000
naissances en un processus d'évaluation biologique. Nous transformerions
alors la condition humaine. Pour quelle raison chaque être humain ne
serait-il pas obligatoirement évalué ? Cela pourrait se
révéler attentatoire à une sorte de liberté
fondamentale. Ce n'est pas pour obtenir des résultats scientifiques que
chaque être humain vivant doit être observé ; certains
échapperont toujours, et ce seront peut-être ceux qui donneront
des informations. En revanche, et la santé publique en est capable,
comme dans toute étude, d'établir des groupes témoins, la
fécondation
in vitro
devrait réellement être
évaluée, parce qu'elle concerne entre 10.000 et
15.000 enfants par an. Les chiffres nous manquent en France, nous sommes
l'un des pays réalisant le plus de fécondations
in vitro
mais nos résultats ne sont plus, comme dans les années 90, les
meilleurs, pour plusieurs types de raisons. L'une des exigences absolues de
santé publique, c'est un lieu commun, est de pouvoir apporter une
réponse non dans les trois ou six mois mais à deux, cinq ou dix
ans, en particulier au moment de l'âge scolaire. Cependant, nous devons
l'effectuer avec beaucoup de subtilité pour éviter une
stigmatisation de l'enfant. Ce serait tout à fait monstrueux, par
exemple, de convoquer pour un entretien, le jeudi à 16 heures avec le
médecin psychologue les enfants numéro deux ou quatre nés
par fécondation
in vitro
. Effectivement, cet enfant a
peut-être le droit d'ignorer les conditions de sa naissance. Les
problèmes psychologiques posés ici sont plus difficiles que l'on
peut l'imaginer.
M. Nicolas ABOUT, président - Monsieur le professeur, le professeur
Degos a commencé son exposé par des pensées très
philosophiques sur
« l'homme est-il sujet ou
objet ? »,
« quand, où apparaît ou
disparaît le sujet ? »
. Vous, par contre, avez
débuté votre propos en posant la question de savoir si notre
société ne privilégiait pas une sorte d'avenir radieux de
la recherche comme si elle se plaçait sous la bannière unique de
la science. Ne proposiez-vous pas, alors, d'adopter, pardonnez-moi
l'expression, une éthique élastique suggérant de nous
lancer puisque, de toute façon, d'autres vont le faire ? Basez-vous
vos propositions sur des valeurs que vous estimez transcendantes ou
premières ?
Pr. Didier SICARD - A mon avis, l'éthique opportuniste ne peut se
prévaloir du mot éthique. Les pays ne peuvent pas se rallier au
moins disant éthique. Nous ne devons pas être
obsédés par une recherche menée aux Etats-Unis qui
bafouerait nos valeurs et, sous prétexte d'un avenir radieux justement,
nous obligerait à nous aligner. A mon sens, les valeurs sont
supérieures aux promesses. La question est
« en quoi notre
regard sur l'homme, nos références, est-il de nature à
maintenir une certaine dignité de lui-même ? »
Mon inquiétude est toujours de voir comment le désastre peut
être fondé sur une sorte d'interdiction de la recherche car
celle-ci favorise le contournement. Nous devons mieux, quelquefois, être
conscient que l'homme a toujours été un objet de recherche et
qu'il est en même temps sujet et objet. Laurent Degos a raison, quand
nous sommes malades, nous sommes objet du soin et nous restons un sujet. Cela
crée, d'ailleurs, l'ambiguïté contemporaine à propos
de la recherche sur l'embryon. J'ai beaucoup travaillé avec les
Allemands, qui ont inscrit dans l'article un ou deux de la Constitution
l'interdiction absolue de travailler sur l'embryon. Cette interdiction est
formelle ; mais paradoxalement, les Allemands font des contournements,
avec la plus grande bonne foi, pour essayer de pouvoir travailler sur l'embryon
en maintenant cet article constitutionnel. Cela risque d'aboutir à des
perversions avec l'importation de cellules embryonnaires à l'origine
incertaine. Les objectifs thérapeutiques ne doivent pas être mis
en avant sans interrogation fondamentale d'ordre éthique. Ethiquement,
l'objectif de recherche fondamentale sur la connaissance me paraît
l'emporter sur la recherche thérapeutique.
M. Nicolas ABOUT, président - Nous avons entendu tout au long de cette
journée, que nous devions accorder plus de mérite aux cellules
souches adultes. Cependant, mon souvenir était que les résultats
ne se révélaient pas encore extrêmement probants. Par
exemple, dans l'utilisation de cellules au niveau cardiaque nous arrivions
à des différenciations vers une fibre musculaire mais nous ne
parvenions pas à coordonner la contraction de ces cellules avec celles
du myocarde. Par conséquent, nous doutions encore complètement de
l'efficacité de ces cellules que nous réussissions à
développer
in situ
. Dans votre spécialité, vous
obtenez des résultats avec les cellules souches, mais des
résultats véritablement probants sont-ils constatés dans
d'autres secteurs ?
Pr. Didier SICARD - Je ne suis pas spécialiste de la question. Un
article est sorti il y a quelques mois sur le traitement des artérites
par des cellules souches alors que je ne m'attendais pas à ce que cela
soit possible. Je ne voyais pas comment une artère bouchée
pouvait en bénéficier. L'introduction de cellules souches
hématopoïétiques a permis la création de
néovaisseaux aboutissant à une amélioration. Cependant,
nous en sommes vraiment à une ère balbutiante et tout peut
s'écrouler. L'espace nous séparant d'une réalité
thérapeutique est beaucoup plus grand que ce que l'on croit.
M. Gilbert BARBIER - Le législateur est confronté au
véritable problème de définir les limites de la recherche
hexagonale face à l'universalité de cette dernière. Nous
risquons de retrouver, comme par le passé, nos chercheurs obligés
de franchir des paliers parce qu'ils n'ont pas suivi les évolutions
ailleurs dans le monde. Ne courons-nous pas le risque de nous enfermer dans un
carcan trop pesant et précis et laissant notre pays en retard ?
Pr. Didier SICARD - C'est l'éternelle inquiétude. Mais, par
exemple, si le Vanuatu, dans des conditions absolument sauvages, en injectant
des cellules d'enfants dans des êtres humains, s'aperçoit que cela
guérit une maladie, nous ne devrions pas pour autant nous aligner. J'ai
pris le Vanuatu parce que c'est, pour moi, un pays presque imaginaire, mais
c'est un mauvais exemple car justement c'est un pays qui a une grande tradition
culturelle ! Si une équipe scientifique, sans réflexion
éthique, obtient des résultats inattendus nous ne sommes pas
coupables pour autant de ne pas la suivre. La recherche fondamentale doit
précéder la recherche appliquée qui, au fond,
dépend de l'excellente qualité de la première. C'est la
recherche sur le processus cellulaire qui devrait être
financée ; malheureusement, ce n'est pas le cas. Le financement
d'une recherche fondamentale relève, éventuellement, du
rôle de l'Etat en France plus que de l'investissement de laboratoires
privés généralement plus indifférents aux questions
éthiques. En même temps, il ne faut pas être trop
angoissé. C'est la raison pour laquelle, d'ailleurs, j'avais
suggéré, un travail commun entre Français et Allemands. En
effet, les Allemands bloqués vont importer leurs cellules embryonnaires
d'Israël, d'Australie ou d'Argentine. Nous aurions pu, calmement, mener
une recherche fondamentale entre Français et Allemands qui sont, au
fond, dans la même culture. Nous aurions pu, éventuellement,
commencer à travailler, prochainement sur les embryons
surnuméraires, mais l'interdiction absolue de la recherche sur l'embryon
nous placerait dans une situation bloquée.
M. Nicolas ABOUT, président - Monsieur le professeur Sicard, vous pouvez
nous délivrer un dernier message. Vous souhaitez certainement aborder
des domaines qui ne l'ont pas été.
Pr. Didier SICARD - Mon premier point se réfère à
l'extension du dépistage préimplantatoire. A partir du moment
où les parents consentent une recherche sur leur embryon, nous pouvons
très bien imaginer une extension à l'infini du DPI. Nous devons
faire attention à un eugénisme rampant pouvant surgir à
cette occasion. Nous avons été saisis, par exemple, de la
possibilité ou non de la conception d'un embryon indemne d'une maladie
génétique et, en même temps, compatible sur le plan
immunologique avec son frère ou sa soeur déjà nés
pour lui venir en aide. Finalement, avec beaucoup d'embarras, nous avons
pensé que c'était possible si l'embryon était indemne
d'une maladie génétique. Cependant, nous ouvrons une porte
gigantesque. Ici, nous sommes dans un nouveau rapport au temps. La mère
ne supporte pas que son enfant meure et se demande si la médecine ne
peut pas lui venir en aide. Mais en même temps, quel est le destin de
l'enfant à naître ? Nous sommes dans une aporie dans le
rapport au temps avec une situation immédiate d'un côté et,
de l'autre, un enfant à naître, donc toute une vie. Le rapport
entre les deux est quasiment impensable. La limite à l'extension du DPI,
doit, à mon avis, s'inscrire de façon plus rigoureuse dans la loi.
Le deuxième thème peut sembler dérisoire mais
peut-être pas sur le plan culturel. L'article L. 1211-7-1 dans le
livre II du titre VIII, je crois, se rapporte à la
« reconnaissance de la Nation ». La France a toujours
été un pays qui a beaucoup aimé donner un brevet à
ceux qui témoignent, de leur générosité aux
donneurs de sang, par exemple. Les médailles pour ces derniers ne m'ont
pas toujours paru très éthiques, parce qu'elles encouragent celui
qui veut obtenir une médaille de vermeil, et cela peut être
ambigu. La notion de reconnaissance de la Nation à celui qui donnerait
son corps ne me paraît pas forcément à encourager. En
effet, il s'agit ici du domaine du privé et de l'intime et de donner un
gage de reconnaissance de la Nation ne me paraît pas nécessaire.
Enfin, ce point de vue est marginal. Aucun autre pays ne me semble avoir
inscrit une telle disposition et cette spécificité
française peut, paradoxalement, sembler ambiguë.
Mon point suivant aborde l'autopsie qui a disparu en France, comme dans un
très grand nombre d'Etats, sauf dans les pays scandinaves. Les
Etats-Unis sont dans la même situation que la France. Le projet de loi
actuel reprenant la loi de 1994, ne change quasiment rien. Nous avions
souligné que les données de santé publique, fondées
sur une imagerie, ne donnent pas d'information réelle sur les causes de
la mort. Nous avons moins de données épidémiologiques sur
les causes de la mort en 2002 qu'en 1982. Systématiquement demander le
consentement de la famille a abouti, de fait, à une impossibilité
de l'autopsie. En effet, nous ne supportons pas que des gens que nous aimons
soient autopsiés alors que nous-mêmes sommes probablement
indifférents à cette situation. Nous nous trouvons dans une
situation antagoniste entre le consentement personnel et celui de la famille.
Par conséquent, le progrès sur les maladies
dégénératives, cérébrales est totalement
interrompu depuis une dizaine d'années à cause de cette
interdiction. Sur le plan médical, c'est une relative tragédie
puisque nous avons d'un côté de très grands projets sur les
cellules souches embryonnaires et adultes et de l'autre une interdiction
absolue de l'autopsie de fait. Au lieu de travailler sur l'embryon, nous
devrions pouvoir continuer à mener des études sur l'homme mort.
Une autopsie médicale ne signifie pas un non-respect de la personne
décédée. Dans ce domaine, la loi n'a pas pris en compte
nos propositions sur le retour à l'autopsie. Cependant, certains
considéraient que la loi protégeait l'être humain de
l'autopsie comme si elle était une agression, ce que je ne crois pas.
Enfin, je veux aborder le sujet de notre structure, le Comité
consultatif national d'éthique. Elle est, non pas fragile, mais comme
elle dépend, pour son intendance, de l'INSERM, une certaine
ambiguïté est créée par ce manque d'autonomie. En
effet, l'INSERM dispose de son propre comité d'éthique et
même s'il n'intervient en aucune façon dans les débats,
nous voudrions une indépendance plus grande. Une structure non
dépendante de l'INSERM apporterait plus de clarté et de
maturité. D'ailleurs, les comités nationaux d'éthique se
créant dans le monde ont une autonomie supérieure à la
nôtre et la loi pourrait en tenir compte.
M. Nicolas ABOUT, président - Parlez-vous d'une autonomie
financière, d'une absence de tutelle, etc. ?
Pr. Didier SICARD - J'avais demandé au Président de la
République son accord pour lui être rattaché comme le
comité national allemand l'est à la Chancellerie. Il m'avait fait
part de son embarras et précisé que beaucoup d'organismes
formulaient cette demande. Je suis réintervenu à plusieurs
reprises pour demander le rattachement, comme celui, par exemple de la
commission contre le dopage qui est soumise au seul contrôle de la Cour
des Comptes. Par exemple, je ne peux pas inviter des Américains ou des
Allemands à un colloque, je suis bridé par des questions de choix
de mise à disposition de ressources sur lesquelles mon autonomie est
dérisoire. Nous vivons dans des conditions de grande rigueur et plus
d'indépendance nous serait favorable.
M. Nicolas ABOUT, président - Je vous remercie beaucoup de la
réflexion que vous nous avez apportée.