II. LA POSITION DE VOTRE COMMISSION
Votre
rapporteur et votre commission partagent entièrement le souci, qui avait
animé l'auteur de la proposition de loi initiale, de compléter la
législation protégeant le patrimoine mobilier afin
d'éviter le démantèlement d'ensembles de grande valeur
historique et artistique et de favoriser, notamment à travers
l'inscription, une meilleure connaissance et une protection plus efficace du
patrimoine mobilier privé.
Les nombreux amendements que votre commission vous demandera d'adopter
répondent à deux exigences :
- la suppression de contraintes inutiles et qui pourraient même
être contre-productives ;
- une « mise en conformité » juridique du texte et
le respect de la logique de la loi de 1913.
Par ailleurs, votre commission, tout en proposant au Sénat d'amender le
très léger « volet fiscal » du texte, en
cohérence avec la position de la Cour de cassation, estime inutile,
compte tenu des règles limitant l'initiative parlementaire en
matière financière, de chercher à le compléter.
Elle souhaite cependant rappeler aux services chargés du patrimoine
qu'ils pourraient faire un meilleur usage des quelques dispositions fiscales
existantes qui peuvent contribuer à la préservation d'ensembles
patrimoniaux de qualité.
A. LE RESPECT DES PRINCIPES GÉNÉRAUX DU DROIT ET DE LA LOGIQUE DE LA LOI DE 1913
Votre
commission vous proposera de purger le texte de ses
inconstitutionnalités, d'éviter de créer une nouvelle
catégorie de biens à la fois meubles et immeubles, de restaurer
la logique de la loi de 1913, de revoir le dispositif pénal
adopté par l'Assemblée nationale.
Mais il lui semble également nécessaire d'attirer l'attention du
gouvernement sur le fait que la loi de 1913 ne comporte actuellement aucune
définition -assortie des garanties imposées par la
décision du Conseil constitutionnel n° 90-281 DC du 27
décembre 1990- des compétences conférées à
des agents « accrédités » ou
« assermentés » pour constater des infractions,
lacune dont le ministère de la culture semble d'ailleurs convenir
qu'elle doit être comblée.
1. Une réécriture nécessaire des mesures proposées pour lutter contre le dépeçage du patrimoine protégé.
Comme
votre rapporteur l'a déjà souligné, il souscrit
entièrement à l'esprit de la plupart des mesures proposées
pour conserver des ensembles d'un grand intérêt et prévenir
le dépeçage ou la dispersion du patrimoine protégé
-ou qui devait l'être.
Mais il vous proposera pour permettre de conserver
« in
situ »
des biens mobiliers et de prévenir le
dépeçage des éléments de décor des immeubles
classés, un dispositif différent de celui proposé par le
texte de l'Assemblée nationale.
• Le maintien
« in situ »
des objets
mobiliers formant avec un immeuble un ensemble remarquable.
Votre commission estime tout à fait souhaitable de permettre de
conserver dans leur intégrité des ensembles d'un grand
intérêt historique et artistique -tel celui que formait, par
exemple, avant son démantèlement, le château de Sully
à Rosny-sur-Seine et son mobilier.
Elle considère cependant que de telles mesures de conservation doivent
s'inscrire dans le respect du droit, et être entourées de
garanties destinées notamment à éviter qu'elles n'aient
des effets contraires à ceux recherchés.
Il est en particulier indispensable d'assurer que les servitudes
résultent du maintien
in situ
de biens meubles pourront
être indemnisées.
A cette fin
, votre commission vous proposera de prévoir que les
objets mobiliers classés -y compris les meubles par destination- qui
constituent avec un immeuble lui-même classé un ensemble dont la
conservation présente un intérêt public puissent être
grevés d'une servitude d'affectation à cet immeuble.
Concrètement, le résultat est exactement le même que celui
que cherchait à obtenir la procédure de « classement
d'ensemble mixte » prévue par la proposition de loi : les
objets devront rester
in situ
et l'ensemble qu'ils forment avec
l'immeuble ne pourra être dissocié.
Mais cette servitude d'affectation immobilière, qui serait prévue
par un article additionnel inséré dans les dispositions de la loi
de 1913 relative aux objets mobiliers, permettrait d'éviter les
inconvénients du dispositif de la proposition de loi : la nature
juridique des biens frappés de cette servitude ne sera pas
modifiée, et si leur propriétaire s'oppose à l'institution
de la servitude, il pourra percevoir dans les conditions prévues
à l'article 16 de la loi de 1913 une
indemnité
représentative du préjudice
en résultant.
Cette servitude ne pourra grever que des objets classés, mais elle ne
sera pas obligatoirement instituée en même temps que le
classement :
elle pourra être prononcée pour des objets
déjà classés
, ce qui sera sans doute souvent le cas.
La solution proposée par votre commission évitera donc d'avoir
à recommencer une procédure de classement, ce qu'imposerait le
texte du gouvernement, aussi bien d'ailleurs pour l'immeuble que pour les
meubles : elle présente donc aussi l'avantage de la
simplicité.
Votre commission estime par ailleurs que l'obligation de « maintien
en l'état » d'ensembles de biens mobiliers et immobiliers
impose des servitudes très lourdes et qui ne doivent pouvoir être
imposées qu'à titre exceptionnel, et seulement dans des cas
où elles apparaîtront vraiment justifiées. Il faudra en
outre, comme on l'a déjà souligné, être attentif au
fait que ces servitudes ne provoquent pas, à brève
échéance, la vente de « l'ensemble », avec
toutes les incertitudes qui peuvent en résulter.
Le ministère de la culture partage l'avis de votre commission sur le
caractère exceptionnel que doivent revêtir de telles mesures de
protection : il a en effet indiqué à votre rapporteur qu'il
n'envisageait pas que le nombre d'« ensembles mixtes »
à protéger puisse atteindre ou dépasser le chiffre de cinq
par an.
Il n'en reste pas moins que la définition donnée par le texte de
l'Assemblée nationale des « ensembles mixtes » est
suffisamment vague pour autoriser des « dérapages »
en particulier dans le cas de classements volontaires, les propriétaires
ayant souvent -ce qui est bien compréhensible- une haute idée de
la valeur et de l'intérêt de leurs propriétés, et
l'administration résistant rarement aux demandes de classement.
Votre commission vous proposera donc de retenir une
définition un peu
plus exigeante des « ensembles » dont la conservation dans
leur intégrité peut être imposée
, et surtout
d'exiger que cette conservation présente un intérêt public.
Afin d'assurer que l'existence de cet intérêt public sera chaque
fois vérifiée, votre commission propose que
la servitude
d'affectation immobilière
des objets appartenant à un
« ensemble » digne de conservation
soit instituée
par une décision prononcée par décret en Conseil
d'Etat
. Cette procédure offrira les garanties nécessaires
à l'institution d'une servitude qui correspond à une
« quasi expropriation », et il paraît tout à
fait possible de l'imposer, puisqu'elle n'aurait à s'appliquer selon les
intentions affirmées par le ministère de la culture, que moins de
cinq fois par an.
• L'interdiction du « détachement » des
immeubles par destination
Votre rapporteur a déjà souligné
l'inconstitutionnalité et analysé les inconvénients
juridiques des dispositions de la proposition de loi tendant à
« transformer » en immeubles par nature les immeubles par
destination.
Mais il observe également qu'il est fréquent que les
éléments de décor attachés à un immeuble par
destination n'aient aucun lien artistique ni aucune cohérence
particulière avec cet immeuble. C'est souvent aux meubles qu'ils sont
« rattachés » et assortis. Or, la solution
proposée par le texte de l'Assemblée nationale pourrait conduire
à imposer le maintien dans un édifice XVIIe de bas reliefs ou de
miroirs assortis à un mobilier Empire qui lui-même pourrait
librement quitter cet immeuble.
En outre, elle apparaît totalement contradictoire avec la volonté
affirmée par ailleurs de conserver dans leur intégrité des
« ensembles mobiliers » de grande qualité, puisque
ces ensembles ne pourraient comprendre des immeubles par destination : un
« ensemble mobilier » pourrait donc comprendre les meubles
d'un salon, mais non les boiseries assorties à ces meubles.
Pour autant, il apparaît tout à fait opportun à votre
commission
d'empêcher que l'intérêt et la qualité
d'un immeuble classé soient dégradés par le
« démantèlement » des immeubles par
destination qui ont été conçus pour son ornement et
forment avec lui un tout
: les statues disposées dans un parc,
ou dans les niches d'un bâtiment, les ornements de façade, les
lambris, les dessus de porte, les manteaux ou les plaques de cheminées...
Elle vous propose donc que,
pour éviter de
« mutiler » un bâtiment, on puisse faire obstacle au
droit qu'a normalement son propriétaire d'en séparer certains
« immeubles par destination
», en prévoyant que
la décision de classement de ces objets puisse interdire qu'ils soient
« détachés » sans autorisation expresse de
l'administration.
Autrement dit,
on pourra prévoir
d'« immobiliser » définitivement les immeubles par
destination lorsque cela sera justifié par leurs liens avec
l'immeuble
.
Mais le propriétaire pourra, comme il est normal, être
indemnisé, si le classement est prononcé sans son consentement,
pour la servitude supplémentaire que représentera cette
immobilisation.
En outre, cette solution ira dans le sens d'une plus grande
sécurité juridique des propriétaires, notamment parce
qu'elle permettra de clarifier dès le départ d'éventuelles
contestations sur la nature -immeuble par destination ou meuble- de certains
objets mobiliers.
• Le classement d'ensembles mobiliers
Votre commission approuve tout à fait l'institution d'une
procédure de classement, avec le consentement du propriétaire,
des ensembles mobiliers, à qui elle propose de donner toute sa
cohérence, d'une part, comme on l'a dit, en permettant que des ensembles
puissent inclure des immeubles par destination et, d'autre part, en proposant
au Sénat d'adopter un certain nombre de mesures de coordination
oubliées, et nécessaires pour étendre aux ensembles
mobiliers les dispositions définissant le régime des objets
mobiliers classés, comme par exemple l'interdiction de les exporter.
• L'inutile renforcement des contrôles
*
Les objets inscrits
Votre commission estime incohérent d'étendre aux objets inscrits
appartenant à des personnes privées les mesures de contrôle
déjà imposées aux propriétaires publics.
D'une part, cette extension dissuaderait certainement les propriétaires
privés de demander ou d'accepter l'inscription de leurs biens, et
priverait donc de tout effet la mesure proposée. Or, son plein
succès est au contraire indispensable si l'on souhaite progresser dans
la connaissance du patrimoine mobilier privé, qui se heurte à
l'«
inviolabilité des domiciles
»
7(
*
)
et à la crainte de tracasseries
administratives et de restrictions du droit de propriété.
Rappelons que sur les quelque 136 000 objets classés à la
fin de l'année 2000, une dizaine de milliers seulement appartenaient
à des propriétaires privés.
D'autre part, parce que, selon votre commission, il conviendrait au contraire
de réviser les contraintes imposées aux propriétaires
publics, et notamment aux collectivités territoriales. Les
contrôles auxquels celles-ci sont soumises apparaissent en effet peu
compatibles avec les principes des lois de décentralisation. Leur
engagement en faveur de la protection du patrimoine comme les moyens dont elles
disposent aujourd'hui pour le protéger méritent
considération et égards.
*
Les objets classés
De même, votre rapporteur ne voit pas la nécessité de
renforcer les contrôles imposés aux propriétaires tant
publics que privés d'objets classés, ce qui équivaudrait
d'ailleurs, pour les objets déjà classés, à un cas
supplémentaire de renforcement des contraintes sans contrepartie.
Il lui paraît en particulier injustifié, pour ne pas dire
ridicule, d'imposer à une collectivité territoriale souhaitant
prêter un objet classé pour une exposition de solliciter pour ce
faire l'autorisation des services de la culture, et de devoir agir sous leur
« surveillance ».
Votre rapporteur vous proposera toutefois, pour répondre au souci
exprimé par le rapporteur de l'Assemblée nationale, de
prévoir une information
a priori
de l'administration du projet de
vente d'un objet classé.
2. Le dispositif pénal
Votre
commission vous proposera une réécriture complète du
dispositif pénal de la proposition de loi.
La destruction, la dégradation ou la détérioration des
immeubles et objets classés ou inscrits est en effet
réprimée par l'article 322-2 du code pénal, qui punit ces
infractions de 3 ans d'emprisonnement et de 300 000 F d'amende y
compris lorsque l'auteur de l'infraction est le propriétaire des biens
détruits, dégradés ou détériorés.
Ces dispositions, ainsi que celles qui répriment la tentative de ces
infractions, qui prévoient les peines complémentaires applicables
et la responsabilité pénale des personnes morales, doivent, pour
votre rapporteur, demeurer au centre du dispositif réprimant les
atteintes au patrimoine protégé.
Votre commission vous proposera de compléter cet article pour
étendre son application aux ensembles mobiliers classés, et pour
réprimer également les déprédations commises par le
propriétaire d'un bien en instance de classement ou d'expropriation.
Pour le reste, elle vous proposera de revoir entièrement la
définition des infractions et l'échelle des peines prévues
par la proposition de loi, en recherchant l'efficacité plutôt que
« l'affichage » de peines disproportionnées et qui
ne seraient, de ce fait, jamais appliquées.
Ainsi, lui paraît-il utile :
- de sanctionner par la nullité de la vente plutôt que par une
amende délictuelle le fait de vendre un bien classé sans avertir
l'acquéreur de son classement ;
- de prévoir systématiquement la possibilité pour le juge
d'ordonner la remise en place ou en état des biens
déplacés ou détériorés, aux frais des
condamnés ;
- de sanctionner, en revanche, la vente illégale d'objets ou d'ensembles
mobiliers classés appartenant à une personne publique des peines
très lourdes déjà applicables, aux termes de la loi du
31 décembre 1992, à l'exportation de biens classés.
3. La constatation des infractions à la loi de 1913
La loi
de 1913 (article 23) donne le pouvoir à des agents
«
accrédités
» par le ministre
chargé de la culture de «
requérir
»
que leur soient représentés des objets classés ,
« réquisition » à l'occasion de laquelle ils
peuvent constater la disparition de l'objet ou les dommages qu'il aurait subis.
Elle prévoit également (article 33) que les infractions aux
dispositions pénales de la loi peuvent être constatées par
des procès-verbaux dressés par les conservateurs et les gardiens
d'immeubles ou d'objets mobiliers classés, «
dûment
assermentés à cet effet
».
Ces textes aussi anciens que laconiques, qui ne définissent
précisément ni la portée ni les conditions de
l'intervention de ces agents « accrédités »
ou « assermentés », ni les exigences
procédurales auxquelles ils sont soumis ne donnent pas de base juridique
incontestable à cette intervention dans un domaine qui ressortit
à la police judiciaire. Ils ne l'entourent, en particulier, d'aucune des
garanties jugées indispensables par le Conseil constitutionnel lorsque
des agents publics n'ayant pas la qualité d'officiers de police
judiciaire se voient donner compétence pour constater des infractions
constituant, comme c'est le cas pour certaines d'entre elles, des délits
passibles de peines d'emprisonnement.
Votre commission estime donc que, s'il est souhaitable que les agents du
ministère de la culture puissent constater les infractions aux lois
protégeant le patrimoine, il est indispensable qu'ils le fassent dans le
respect des libertés individuelles et des droits de la défense.
Il demandera donc au gouvernement d'amender le texte pour insérer dans
la loi de 1913 des dispositions répondant à ces exigences, telles
que les a précisément définies le Conseil constitutionnel.