III. L'ADMINISTRATION PÉNITENTIAIRE EN 2019 : L'ENJEU DE LA MISE EN oeUVRE DE LA RÉFORME PÉNALE

L'année 2019 devrait être la première année de mise en oeuvre par l'administration pénitentiaire des dispositions du projet de loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice , adopté par le Sénat le 23 octobre 2018 puis par la commission des lois de l'Assemblée nationale 9 novembre dernier.

Fortement impactée par ces dispositions législatives et l'annonce du plan pénitentiaire du 12 septembre dernier, l'administration pénitentiaire est une nouvelle fois conduite à adapter son organisation et ses méthodes de travail pour améliorer l'exécution des peines, moins de quatre ans après la mise en oeuvre de la loi n° 2014-896 du 15 août 2014 relative à l'individualisation des peines et renforçant l'efficacité des sanctions pénales .

Si votre commission des lois partage la volonté du Gouvernement de refonder les modalités de prononcé et d'exécution des peines, elle regrette à nouveau que cette nouvelle réforme législative ait été présentée sans être assortie d'une réelle étude d'impact et d'une réflexion globale sur l'évaluation des politiques publiques en matière pénale et pénitentiaire.

A. L'ABSENCE D'ÉVALUATION DES POLITIQUES PUBLIQUES PÉNALES ET CARCÉRALES

1. Une population pénale qui reste mal connue
a) Une population mal identifiée en raison d'un défaut de suivi au long terme

Une politique pénale et pénitentiaire efficace doit être strictement adaptée à la fois aux finalités qu'elle entend poursuivre - la sanction et la réinsertion - et aux publics auxquels elle s'adresse.

Or votre rapporteur s'étonne du faible nombre de données dont dispose l'administration pénitentiaire et plus généralement le ministère de la justice pour piloter ses réformes.

Tout programme de réinsertion doit être compréhensible par les détenus ou les personnes suivies en milieu ouvert : aussi le nombre de personnes ne parlant pas et ne comprenant pas la langue française doit être suivi. Sans une adaptation des dispositifs existants à ces populations, le risque d'échec des programmes de réinsertion est patent.

La mise en place de programmes de formation en détention suppose également de connaître finement le niveau d'études des populations détenues et leurs capacités d'apprentissage. L'enseignement destiné aux majeurs doit prendre en compte la grande diversité des niveaux d'étude des détenus. La dernière étude de l'administration pénitentiaire sur le niveau de lecture des détenus date de 2011.

De même, avant d'appliquer les dispositifs de droit commun d'aide à l'emploi aux sortants de prison, encore faut-il s'interroger sur les caractéristiques de la population détenue et sur son éventuel éloignement du marché du travail.

Lors de ses visites d'établissements pénitentiaires, votre rapporteur a pu constater que les emplois en détention sont principalement affectés aux détenus déjà aptes à travailler, habitués au respect des règles du cadencement et ne nécessitant pas d'aide particulière. Or l'exclusion des populations précaires du travail pénitentiaire rend évidemment leur réinsertion à leur sortie de prison encore plus difficile.

Il est étonnant que la France ne dispose pas d'un système d'informations au long cours permettant de suivre l'accès aux minima sociaux (ni la direction générale de la cohésion sociale ni la caisse nationale des allocations familiales ne sont en mesure d'identifier les PPSMJ parmi ces bénéficiaires), la dépendance aux substances illicites ou encore l'état de santé des personnes détenues.

Ainsi, les seules données proviennent d'enquêtes ponctuelles et partielles. Lors d'un état des lieux réalisé par l'Institut national de veille sanitaire (InVS) en 2010-2014 sur la politique de santé des personnes placées sous main de justice (PPSMJ), sur 300 dossiers médicaux de détenus tirés au sort, aucune information n'a pu réellement être extraite en raison de données non exploitables et non comparables d'année en année. La France est un des rares pays, contrairement à l'Australie, au Canada, aux Pays-Bas, à ne pas avoir de dispositif pérenne de surveillance de la santé des détenus.

L'évaluation de l'efficacité d'une politique de réinsertion des condamnés détenus ne repose pas seulement sur la réduction des taux de récidive : l'évolution de parcours d'une personne condamnée est primordiale. S'est-elle désengagée de l'usage de drogues ? A-t-elle commencé à travailler ? A-t-elle un logement ? Cette évaluation de ces évolutions ne peut s'envisager que si chaque personne sous main de justice, et surtout chaque détenu, fait l'objet d'une réelle évaluation préalable au début de son parcours pénal.

b) Le centre national d'évaluation, un outil précieux réservé à une minorité de détenus

Plusieurs dispositifs d'évaluation de la personnalité des détenus, existent : outre l'évaluation de personnalité réalisée par les services pénitentiaires et d'insertion et de probation, il existe un outil précieux qui reste réservé à une minorité de détenus : l'évaluation par le centre national d'évaluation (CNE).

Créé le 15 aout 1950, ce centre est une entité spécifique au sein de l'administration pénitentiaire qui permet d'évaluer, de manière pluridisciplinaire, des personnes condamnées pendant des sessions de plusieurs semaines. Deux types d'évaluation sont réalisés : l'évaluation de personnalité et l'évaluation de dangerosité.

Évaluations réalisées par le centre national d'évaluation

Source : commission des lois du Sénat.

Au 1 er octobre 2018, il existe trois sites d'évaluation permettant d'accueillir, sur l'année, 1 092 détenus : au centre pénitentiaire de Fresnes, au centre pénitentiaire Sud Francilien de Réau et au centre pénitentiaire de Lille-Sequedin. Un quatrième site est envisagé au sein du centre pénitentiaire d'Aix 2.

Votre rapporteur observe que l'offre d'accueil pour les femmes détenues est actuellement limitée à 6 places : cette capacité bien inférieure au besoin entraîne un allongement des listes d'attente pour intégrer une session d'évaluation.

Chaque évaluation fait intervenir quatre pôles : le pôle de surveillance, le pôle d'insertion et de probation, le pôle de psychologie clinique et le pôle de psychologie technique placés sous l'animation et le contrôle d'un pôle de direction composé d'un directeur des services pénitentiaires (DSP) et d'un directeur pénitentiaire d'insertion et de probation (DISP).

Sites d'évaluation
du centre national d'évaluation

Évolution du nombre de personnes évaluées
par le centre national d'évaluation

Centre pénitentiaire
de Fresnes

56 places
pour les hommes

4 places
pour les femmes

Année

Nombre d'évaluations

Dont dangerosité

Dont personnalité

2013

693

-

-

Centre pénitentiaire sud francilien (CPSF de Réau)

50 places
pour les hommes

2 places
pour les femmes

2014

812

-

-

2015

918

423

495

Centre pénitentiaire
de Lille-Sequedin

30 places

2016

925

378

547

Centre pénitentiaire
d'Aix 2
(ouverture en 2019)

50 places

2017

858

511

347

En 2017, 858 personnes détenues ont été évaluées par le CNE : 511 au titre de l'évaluation de la dangerosité et 347 au titre de l'évaluation de la personnalité. La part des évaluations de dangerosité dans le total des évaluations a considérablement augmenté depuis 2011 (59,56 % en 2017 contre 14,56 % en 2011).

La part des évaluations facultatives n'a pas pu être communiquée par la direction de l'administration pénitentiaire. Il a néanmoins été indiqué à votre rapporteur, lors de ses auditions et de ses déplacements dans les établissements, que très peu d'évaluations sont réalisées d'initiative 19 ( * ) .

Lors d'une rencontre avec les équipes pluridisciplinaires du quartier du CNE du centre pénitentiaire de Réau, le 14 novembre dernier, votre rapporteur a pu apprécier la richesse des échanges interdisciplinaires permettant d'évaluer une personne détenue.

Il estime que ces évaluations approfondies devraient concerner la majorité des détenus, notamment ceux impliqués dans l'exécution de multiples peines d'emprisonnement. Or ce dispositif est réservé, par nature et par fonctionnement, aux condamnés à des longues peines. Il est regrettable que les délinquants multirécidivistes, qui exécutent des courtes peines, ne soient pas concernés par ce dispositif, faute de place et d'organisation adaptée.

2. L'absence d'évaluation de l'efficacité des politiques pénales
a) L'absence d'évaluation de l'efficacité des politiques conduites

L'absence d'évaluation de l'efficacité des politiques pénales et pénitentiaires est régulièrement dénoncée par votre commission.

Les conclusions du rapport de la mission d'information de votre commission sur la nature des peines, leur efficacité et leur mise en oeuvre 20 ( * ) invitaient ainsi à une démarche systématique d'évaluation des trajectoires de délinquance et de l'efficacité des peines , évaluations devant être conduites par des organismes indépendants de l'administration pénitentiaire.

Le rapport de la mission d'évaluation des politiques interministérielles d'insertion des personnes confiées à l'administration pénitentiaire par l'autorité judiciaire (juillet 2016) recommandait également la mise en place « d'un panel des personnes sous main de justice (milieu ouvert et milieu fermé) » et « de cohortes de PPSMJ, en fonction de toutes les problématiques d'insertion, et d'en assurer le suivi dans le temps ».

De même, la Cour des comptes 21 ( * ) demandait en 2016 de « consolider les méthodes d'évaluation des personnes condamnées et d'appliquer à ces dernières un plan de suivi individuel adossé à des critères objectifs » .

Le travail des services pénitentiaires d'insertion et de probation est aujourd'hui principalement empirique, malgré l'existence de quelques études scientifiques de référence.

Comme le relève le premier rapport annuel de l'observatoire de la récidive et de la désistance, les professionnels qui concourent à l'exécution des peines « doivent disposer pour remplir pleinement leur mission, non seulement de moyens budgétaires adéquats, mais aussi de connaissances scientifiques adaptées ». L'administration pénitentiaire pourrait s'inspirer de l'exemple britannique du « What Works Centre for Crime Reduction » qui vulgarise les enseignements des évaluations scientifiques de certaines pratiques et les diffuse aux services territoriaux compétents.

L'activité de l'observatoire de la récidive et de la désistance en 2018

Créé par la loi n° 2009-1436 du 24 novembre 2009 pénitentiaire , l'observatoire de la récidive et de la désistance, dont l'organisation a été précisée par le décret n° 2014-883 du 1 er août 2014, a été installé par le garde des sceaux le 26 avril 2016.

Il a pour mission de collecter et d'analyser les données statistiques relatives aux infractions, à l'exécution des décisions de justice en matière pénale, à la récidive et à la réitération. L'observatoire de la récidive et de la désistance n'est doté d'aucun budget propre. Son secrétariat permanent est assuré par la sous-direction de la statistique et des études du secrétaire général du ministère.

Au cours de l'année 2018, l'observatoire s'est réuni à 8 reprises de janvier à octobre.

Le président de l'observatoire estime indispensable que puisse être accomplie une recherche permettant de suivre l'évolution d'une cohorte de personnes condamnées à partir de leur casier judiciaire et des mentions les concernant dans le système de gestion nationale des personnes détenues en établissements pénitentiaires. Il préconise également la réalisation de recherches concernant l'évaluation du risque de récidive des condamnés détenus, les addictions ou encore l'accès aux données et le statut juridique des données pénales pour l'étude des parcours judiciaires des délinquants.

L'absence d'évaluation des politiques pénales et pénitentiaires apparaît d'autant plus problématique pour les détentions provisoires, où la défaillance des outils statistiques empêche toute analyse approfondie, alors même que le nombre de détenus prévenus augmente (+ 5,2 % de prévenus au 1 er octobre 2018, par rapport à octobre 2017) et que la part des prévenus augmente parmi les détenus (de 29 à 29,5 % au 1 er octobre 2018, par rapport à octobre 2017).

L'activité de la commission de suivi de la détention provisoire en 2017-2018

Conformément à l'article 72 de loi n° 2000-516 du 15 juin 2000 renforçant la protection de la présomption d'innocence et les droits des victimes , la commission de suivi de la détention provisoire (CSDP) a, en 2017-2018, réuni des données juridiques, statistiques et pénitentiaires concernant la détention provisoire .

À cette fin, elle s'est notamment réunie à plusieurs reprises à l'initiative de son président et a procédé à 13 auditions.

Dans l'avant-propos du rapport publié en avril 2018 , le président de la CSDP souligne que les faibles moyens mis à la disposition de la commission ne lui ont pas permis de respecter le rythme annuel de publication prévu par les textes.

b) La question de la pertinence des indicateurs de performance de l'administration pénitentiaire

Même si les objectifs et indicateurs du programme budgétaire « Administration pénitentiaire » ont évolué pour le PAP 2019, les indicateurs de performance de la direction restent inadaptés.

Le sous-indicateur mesurant le pourcentage de propositions d'aménagements de peine avec avis favorable du SPIP au regard du nombre de dossiers examinés par le SPIP dans le cadre des procédures d'examen par le juge de l'application des peines 22 ( * ) a été supprimé. Votre rapporteur salue cette suppression au regard de la faible pertinence de cet indicateur : l'augmentation des propositions d'aménagements de peine ne mesure ni l'activité d'un service, ni sa performance.

La création des indicateurs « pourcentage des personnes placées sous main de justice (PPSMJ) ayant bénéficié d'une prise en charge collective » ou « taux de détenus radicalisés ayant suivi un programme de prévention de la radicalisation violente (PPRV) » peut apparaître intéressante pour mesurer l'activité des services. Votre rapporteur regrette néanmoins que l'efficacité de ces prises en charge ne soit pas évaluée. Il recommande, particulièrement pour les programmes de prévention de la radicalisation violente, que ceux-ci soient évalués, par établissement, par un organisme indépendant de la direction de l'administration pénitentiaire.

Votre rapporteur regrette enfin qu'aucun véritable indicateur de performance ne vienne évaluer les politiques de réinsertion et de lutte contre la récidive : il aurait pu être pertinent d'évaluer le nombre de condamnés ayant retrouvé un emploi, ayant cessé de consommer des produits stupéfiants ou n'ayant pas réitéré dans les cinq années suivant la fin de l'exécution de leur peine.


* 19 Cf. schémas pour les évaluations d'opportunité décidée par les magistrats.

* 20 Rapport d'information n° 713 (2017-2018) du 12 septembre 2018 sur la nature des peines, leur efficacité et leur mise en oeuvre. Ce rapport est consultable à l'adresse suivante : http://www.senat.fr/rap/r17-713/r17-7131.pdf

* 21 Référé du 22 mai 2016 de la Cour des comptes sur la prise en charge et le suivi, par l'administration pénitentiaire, des majeurs condamnés.

* 22 Concernant les condamnés libres ou incarcérés (articles 723-15, 712-6 et 723-19 du code de procédure pénale).

Page mise à jour le

Partager cette page