III. UN TEXTE ÉQUILIBRÉ QUI OFFRE UN MEILLEUR NIVEAU DE PROTECTION DE LA VIE PRIVÉE ET DES LIBERTÉS INDIVIDUELLES À NOS CONCITOYENS

En assurant un équilibre entre la volonté d'autoriser les services à utiliser des techniques modernes et la protection de la vie privée et des libertés de nos concitoyens, le projet de loi répond, de façon semble-t-il satisfaisante, aux objectifs de prévisibilité et d'accessibilité posé par la jurisprudence de la CEDH et à l'exigence de protection des libertés constitutionnellement garanties consacrées par la jurisprudence du Conseil constitutionnel.

Le projet de loi débute par la réaffirmation du principe selon lequel le respect de la vie privée, dans toutes ses composantes, est garanti par la loi et qu'il ne peut y être porté atteinte que « dans les seuls cas de nécessité d'intérêt public prévus par la loi, dans les limites fixées par celle-ci et dans le respect du principe de proportionnalité » (article L. 811-1).

Il préserve également la cohérence de l'organisation traditionnelle des pouvoirs publics en France qui distingue police administrative et police judiciaire.

Pour le Conseil constitutionnel, les atteintes hypothétiques à ces libertés individuelles peuvent être organisées par la police administrative.

Comme le développe l'auteur du commentaire publié dans les Cahiers du Conseil constitutionnel 22 ( * ) de la décision n° 2005-532 DC du 19 janvier 2006 « Loi relative à la lutte contre le terrorisme et portant dispositions diverses relatives à la sécurité et aux contrôles frontaliers » : « la police administrative se rattache non à la répression d'une infraction déterminée, mais à la protection de l'ordre public pour faire cesser un trouble déjà né, fût-il constitutif d'infraction, et à la prévention des infractions. Elle est susceptible d'affecter la liberté de la personne (droit d'aller et venir, enregistrement de données personnelles etc..), mais n'implique ni rétention, ni détention.

Elle se distingue donc de la police judiciaire non en ce qu'elle peut affecter la liberté, mais en ce qu'elle n'a pour objet ni la constatation d'une infraction pénale particulière, ni la recherche de ses auteurs, ni le rassemblement de preuves, missions assignées à la police judiciaire par l'article 14 du code de procédure pénale. Au demeurant, contrairement à la police judiciaire, elle peut s'exercer sans texte.

Il s'agit d'une " summa divisio " qui, quelles que soient les critiques qui lui sont faites, quelles que soient les atténuations qui ont pu lui être apportées et quelles que soient les difficultés - toujours surmontées par le juge - à en tracer les contours dans certaines circonstances concrètes, n'en reste pas moins opératoire pour l'organisation générale de l'action des pouvoirs publics et de la protection des droits des personnes.

Le Tribunal des conflits est d'ailleurs régulièrement appelé à se prononcer pour rattacher l'action des forces de sécurité à l'une ou l'autre de ces polices, afin de déterminer l'ordre de juridiction compétent. Il le fait en fonction de la finalité de l'action. Les auteurs soulignent le caractère empirique de cette jurisprudence. Elle n'en est pas moins parfaitement claire en ce sens qu'une finalité répressive, c'est à dire l'orientation principale vers la sanction pénale d'une ou plusieurs infractions particulières exclut la qualification de police administrative.

Ce n'est que lorsqu'une infraction se commet ou se révèle à l'occasion d'un acte de police administrative que celle-ci " bascule " dans la police judiciaire et que s'appliquent les règles de procédure pénale. Celles-ci commandent l'intervention la plus rapide possible du juge judiciaire, qui doit prendre en effet alors le " contrôle " des opérations. »

En outre, dans sa décision du 13 mars 2003 relative à la loi pour la sécurité intérieure 23 ( * ) , le Conseil a indiqué : « Considérant qu'au nombre des libertés constitutionnellement garanties figurent la liberté d'aller et venir et le respect de la vie privée, protégés par les articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, ainsi que la liberté individuelle, que l'article 66 de la Constitution place sous la surveillance de l'autorité judiciaire ».

Contrairement à ce qui découlait de la jurisprudence antérieure du Conseil, cette nouvelle distinction équivaut à une application stricte de l'article 66 de la Constitution, la protection de l'autorité judiciaire ne concernant plus que la sûreté, c'est-à-dire la détention arbitraire, excluant la liberté d'aller et venir, l'inviolabilité du domicile ou le respect de la vie privée.

Le contentieux de l'action des services de renseignement peut donc légitimement relever de la juridiction administrative, même lorsque les libertés individuelles sont concernées.

Dès lors, il importe, en application de l'article 34 de la Constitution, que la loi soit suffisamment claire pour ne pas encourir le grief d'incompétence négative et que les pouvoirs de police administrative soient encadrés de manière suffisamment précise, notamment pour permettre un contrôle effectif de leur proportionnalité et qu'un recours citoyen soit effectif pour se prémunir contre les ingérences les plus graves.

A. UNE PROCÉDURE D'AUTORISATION PAR LE PREMIER MINISTRE TRÈS ENCADRÉE

1. Le principe d'une autorisation du Premier ministre

Le projet de loi met en place pour l'ensemble des techniques une procédure d'autorisation du Premier ministre, qui en assume de ce fait la responsabilité politique, ou de six personnes spécialement déléguées par lui. L'utilisation ne peut, sauf la seule exception de « l'urgence absolue liée à une menace imminente ou à un risque très élevé de ne pouvoir effectuer l'opération ultérieurement » (article L. 811-9-1), être mise en oeuvre à la seule initiative des services.

Ce principe d'une autorisation du Premier ministre vaut également pour les mesures de surveillance internationale qui relèvent d'un régime particulier défini à l'article L. 854-1.

2. Une autorisation de recourir aux techniques conditionnée par les missions des services et la finalité de la demande

L'autorisation ne peut être délivrée aux services, dans le cadre de leurs missions - c'est-à-dire celles qui sont définies à l'article L. 811-2, mais également celles propres à chacun d'entre eux définies par les textes réglementaires qui les créent et les organisent - que pour « le recueil des renseignements relatifs à la défense et à la promotion des intérêts publics » dont la liste figure à l'article L. 811-3.

a) Les services habilités

Les services habilités sont en nombre limité . Il s'agit des six services spécialisés de renseignement désignés par le décret pris en application de l'article 6 nonies de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958, à savoir la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), la direction du renseignement militaire (DRM) et la direction de la protection et de la sécurité de la défense (DPSD), qui relèvent du ministère de la défense, la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) qui relève du ministère de l'intérieur, la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED) et le service de traitement du renseignement et de l'action contre les circuits financiers clandestins (TRACFIN) qui relèvent du ministère de l'économie et du budget.

D'autres services, relevant des mêmes ministères, ainsi que celui de la justice pourront être autorisés, par décret en Conseil d'Etat après avis de la CNCTR, à recourir à ces techniques, pour certaines des finalités mentionnées (article L. 811-4).

b) Les finalités

Le projet de loi a souhaité mettre en oeuvre un cadre unifié pour l'ensemble des services . La liste des intérêts publics (ou finalités) reprend, en l'adaptant, celles des finalités requises par la loi du 10 juillet 1991 pour procéder à des interceptions de sécurité (article L. 811-3), à savoir :

-- l'indépendance nationale, l'intégrité du territoire et la défense nationale ;

-- les intérêts majeurs de la politique étrangère et la prévention de toute forme d'ingérence étrangère ;

-- les intérêts économiques, industriels et scientifiques majeurs de la France ;

-- la prévention du terrorisme ;

-- la prévention des atteintes à la forme républicaine des institutions, des violences collectives de nature à porter atteinte à la sécurité nationale, de la reconstitution ou d'actions tendant au maintien de groupements dissous en application de l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure ;

-- la prévention de la criminalité et de la délinquance organisées ;

-- la prévention de la prolifération des armes de destruction massive.

Néanmoins, certaines techniques ne peuvent être mises en place que pour les seuls besoins de la prévention du terrorisme. C'est le cas du recueil, opéré en temps réels sur le réseau des opérateurs, d'informations et documents relatifs à des personnes préalablement identifiées comme présentant une menace (art. L. 851-3) et de la mise en place sur les réseaux des opérateurs d'un dispositif destiné à détecter une menace sur la base de traitements automatisés (art. L. 851-4).

c) Des conditions supplémentaires ont été posées pour l'emploi de certaines techniques

Enfin, le projet de loi prévoit que certaines techniques ne pourront être mises en oeuvre que par des agents individuellement désignés et spécialement habilités (il s'agit des « IMSI catcher », art. L. 851-5 et L. 851-9-1) ou par des agents appartenant aux services habilités, dont la liste est fixée par décret en Conseil d'État (pour les mesures intrusives de sonorisation, de captation d'images ou d'intrusions informatiques, art. L. 853-1 et L.853-2).

3. Une autorisation limitée dans le temps

L'autorisation de mise en oeuvre des technique est délivrée pour une durée maximale de quatre mois et renouvelable dans les mêmes conditions de forme et de durée que l'autorisation initiale (article L.821-4). Il s'agit de la même durée que celle actuellement prévue pour les interceptions de sécurité. Toutefois, une durée plus courte de deux mois, voire un mois dans certains cas, est prévue pour les techniques les plus intrusives (cf. ci-dessous).

4. Une autorisation qui obéit à un formalisme précis

Sauf exception, l'autorisation est présentée sur demande écrite et motivée du ministre dont dépend le service habilité. La demande précise, la ou les techniques à mettre en oeuvre, la ou les finalités poursuivies, la ou les motifs des mesures, la durée de validité (qui ne peut excéder quatre mois renouvelable), la ou les personnes, le ou les lieux ou véhicules concernés, le service au bénéfice duquel la demande est présentée.

Des éléments de motivations sont exigés pour l'utilisation de certaines techniques. Ce formalisme est nécessaire pour permettre à la CNCTR de formuler un avis préalable à la décision du Premier ministre et pour éclairer le Premier ministre dans sa décision.

5. Un avis préalable d'une autorité administrative indépendante

La demande est transmise pour avis à une autorité administrative indépendante, la CNCTR qui statue, sauf exception, préalablement à la décision d'autorisation.

a) La nouvelle Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR)
(1) Une autorité administrative indépendante

En qualifiant la CNCTR d'autorité administrative indépendante, le projet de loi se place dans la continuité de la loi n° 91-646 du 10 juillet 1991. Il écarte, en conséquence, le contrôle a priori des activités de renseignement par une instance parlementaire ou par le juge judiciaire. Ce choix est cohérent en droit français comme il a été rappelé plus haut.

Pour répondre à l'augmentation des techniques à disposition des services et mettre en oeuvre la nouvelle procédure d'avis préalable, le projet de loi conforte cette institution.

(a) La composition de la CNCTR

Le projet de loi (article L. 831-1) propose une composition équilibrée entre parlementaires et magistrats des deux ordres de juridiction. Il introduit un critère de pluralisme dans la représentation parlementaire et un critère de parité pour l'ensemble.

Il prévoit une commission nombreuse puisque le nombre de ces membres est de treize 24 ( * ) :

- trois députés et trois sénateurs désignés par le président de leur assemblée et représentatifs du pluralisme du Parlement ;

- trois membres du Conseil d'État, nommés par le vice-président du Conseil d'Etat, et trois magistrats de la Cour de cassation, nommés conjointement par le Premier président et par le Procureur général de la Cour de cassation.

- Et, fait nouveau, une « personnalité qualifiée pour sa connaissance en matière de communications électroniques » qui sera en mesure de renforcer la compétence technique de la commission

(b) La nomination du président de la CNCTR

Le président sera choisi par le président de la République parmi les membres issus du Conseil d'État ou de la Cour de cassation. Son choix se trouvera très contraint puisqu'il devra l'effectuer au sein de six magistrats dont les nominations, comme membres de la commission, ne lui appartiennent pas et sur lesquelles il n'aura aucune influence.

(2) Les règles de déontologie et de fonctionnement

Le projet de loi pose la règle selon laquelle les membres de la commission ne reçoivent d'instruction d'aucune autorité dans l'exercice de leurs attributions (article L. 832-1) et fixe un régime strict des incompatibilités pour ses membres (article L. 832-2).

Il établit un cadre de fonctionnement qui renforce son indépendance : autorisation d'établir son règlement intérieur (article L. 832-3), autonomie budgétaire, financière et de gestion (L. 832-4), habilitation de ses membres ès-qualités à avoir accès à tout élément d'appréciation protégé par le secret de la défense nationale avec en contrepartie l'obligation de respecter le secret de la défense nationale et le secret professionnel (L. 832-5).

Il fixe également à au moins 6 membres le quorum pour ses délibérations. Pour certaines de ses prérogatives et certaines dispositions propres à chaque technique ou à certaines finalités ou à certaines personnes visées, il pose des conditions supplémentaires (décision en commission réunie par exemple).

b) L'examen des demande d'autorisation

En s'inspirant de la pratique de l'actuelle CNCIS, le projet de loi attribue au président de la CNCTR une capacité propre d'appréciation et de décision.

Les pouvoirs propres du président de la CNCTR

La demande de mise en oeuvre lui est communiquée ou à l'un des membres de la CNCTR choisi parmi les membres désignés par la Cour de cassation ou par le Conseil d'État.

Il dispose alors de 24 heures pour rendre son avis au Premier ministre. Dans ce cas, il en informe les autres membres de la commission.

Le texte prévoit toutefois que, si deux des membres au moins lui en font la demande, le président réunit la commission, qui statue dans un délai de trois jours ouvrables selon l'avis initial. Elle formule alors un nouvel avis, qui remplace l'avis initial.

S'il estime que la validité de la demande du Premier ministre n'est pas certaine, le président de la CNCTR, ou le membre désigné par lui, réunit la commission. Celle-ci doit alors rendre son avis dans un délai de trois jours ouvrables.

L'avis, dès qu'il est rendu, est communiqué sans délai au Premier ministre. Faute d'avis prononcé dans les délais, l'avis est réputé rendu.

L'enjeu pour la CNCTR sera de définir une jurisprudence qui fera que seuls les cas litigieux ou sensibles seront soumis à l'examen de la commission, la plupart des décisions relevant alors du président.

La décision du Premier ministre est communiquée sans délai à la CNCTR. Lorsqu'il a délivré une autorisation après un avis défavorable de la commission, il indique les motifs pour lesquels il n'a pas suivi son avis (Art. L. 821-4).

c) Un droit de suite reconnu à la CNCTR
(1) Un pouvoir de recommandation

Si la commission considère qu'une autorisation a été accordée ou une technique de renseignement mise en oeuvre en méconnaissance des dispositions du titre II, elle adresse au service en cause ainsi qu'au Premier ministre une recommandation tendant à ce que la mise en oeuvre soit interrompue et les renseignements collectés détruits. La commission est informée sans délai par le Premier ministre des suites données à ses recommandations (article L. 821-6).

(2) La capacité de saisir le Conseil d'Etat

Lorsque le Premier ministre ne donne pas suite à ses avis ou recommandations ou lorsqu'elle estime que les suites données sont insuffisantes, la CNCTR peut décider après délibération de saisir le Conseil d'État. L'ouverture de cette voie de saisine constitue une garantie importante pour le respect de la vie privée et des libertés individuelles dans un domaine où, par construction, les personnes concernées ignorent la mise en oeuvre des techniques de renseignement.


* 22 Les Cahiers du Conseil constitutionnel n°20 http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/root/bank/download/2005532DCccc_532dc.pdf

* 23 Décision n°2003-467 DC.

* 24 La CNCIS comportait 3 membres.

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