M. le président. La parole est à M. le ministre délégué chargé de l’Europe.
M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargé de l’Europe. Madame la sénatrice Nadille, je tiens à souligner l’importance de ce que vous avez mentionné en introduction. En cette période de bascule géopolitique, alors que nous connaissons un tournant historique, nous avons besoin d’une Europe forte. C’est la vision que la France défend depuis le discours de la Sorbonne du Président de la République en 2017 : une Europe moins dépendante technologiquement, militairement et énergétiquement de ses voisins, une Europe qui reprend en main son destin.
Alors que l’on a tant entendu parler de la perte d’influence de la France ou des divisions entre Européens, nous constatons aujourd’hui que les idées que nous défendons depuis 2017 sont au cœur des débats européens. Nous voyons les vingt-sept États membres s’unir pour réaffirmer leur soutien à l’Ukraine et, surtout, prendre des décisions historiques, qui constituent des étapes majeures, pour réinvestir dans l’outil militaire.
La position de la France n’a jamais varié : nous devons absolument soutenir une industrie de défense européenne autonome. Il s’agit de donner de la visibilité à nos industriels, de leur permettre de monter en capacité, mais aussi de préserver notre savoir-faire technologique et la maîtrise de ces technologies.
C’est la ligne que nous défendons dans les négociations, notamment sur le règlement relatif au programme européen pour l’industrie de la défense (Edip), actuellement en discussion au sein des institutions européennes.
C’est également la position que nous porterons dans les discussions à venir sur les mécanismes de gouvernance des financements annoncés par la Commission européenne. Nous devons investir pour combler les lacunes identifiées dans nos domaines capacitaires à l’échelon européen : c’est ce que disent déjà les conclusions du Conseil européen extraordinaire du 6 mars. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)
M. le président. La parole est à Mme Sophie Briante Guillemont. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE.)
Mme Sophie Briante Guillemont. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le Conseil européen se réunira les 20 et 21 mars prochain. Cette rencontre fait suite au sommet extraordinaire convoqué le 6 mars dernier, qui a surtout été l’occasion d’aborder la question du réarmement de l’Europe et de l’Ukraine dans le contexte géopolitique que l’on connaît. De fait, nous attendons avec une certaine impatience le livre blanc sur la défense qui doit être publié mercredi.
Si la proposition de cessez-le-feu élaborée à Djeddah a légèrement fait bouger les lignes diplomatiques, et si des discussions techniques ont débuté aujourd’hui, la situation reste hautement préoccupante. Depuis le 11 mars, la position russe demeure largement ambiguë. Bien sûr, tout part du revirement des États-Unis, la position de l’administration de M. Trump tranchant largement avec le soutien de son prédécesseur à l’Ukraine. Le rapprochement avec la Russie crée une instabilité manifeste, qui force l’Europe au réveil. Pour l’heure, beaucoup jugent la politique de Donald Trump erratique et peu compréhensible.
Nous espérons qu’elle le soit, en fait, plutôt que d’imaginer que la stratégie actuelle est parfaitement pensée et voulue : cela ne la rendrait que plus dangereuse. En effet, la thèse selon laquelle les États-Unis seraient en train de laisser le champ libre à la Russie sur le vieux continent devient de plus en plus plausible.
Ce bouleversement que nous connaissons depuis quelques semaines, nous n’avons plus d’autre choix que de le comprendre comme une occasion offerte à l’Union européenne. Il sera, espérons-le, l’électrochoc qu’il fallait à l’Europe pour qu’elle commence à réinvestir collectivement dans sa défense et dans sa souveraineté, sans compter aveuglément et ad vitam aeternam sur le soutien des États-Unis. Ce sont 800 milliards d’euros qui devraient ainsi être mobilisés par la Commission européenne.
Cette nouvelle donne n’en demeure pas moins catastrophique pour l’Ukraine. Cela fait un peu plus de trois ans que ce pays subit l’invasion russe, trois ans que les Ukrainiennes et les Ukrainiens s’épuisent à défendre leurs vies et leur territoire, face à un État russe toujours plus autoritaire.
À l’issue du Conseil européen du 6 mars dernier, tous les États membres de l’Union, à l’exception notable de la Hongrie, ont réaffirmé les conditions indispensables à la paix entre l’Ukraine et la Russie : une paix globale, juste et durable, des négociations qui incluent nécessairement l’Ukraine et l’Europe et surtout, une paix qui respecte l’indépendance, la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’Ukraine.
À la différence du président et du vice-président des États-Unis, membres éminents de l’internationale réactionnaire, nous ne voulons pas d’une paix au rabais, impliquant une répartition des territoires et des ressources ukrainiens. D’ailleurs, de leur côté, les États-Unis semblent parfois hésiter. Ils cessent les livraisons d’armes et de renseignements un jour pour les reprendre le lendemain… La seule conclusion que nous pouvons tirer de cette séquence est que les États-Unis ne sont plus un allié fiable. L’Europe doit en tirer les conséquences.
Une série de questions se pose, aussi, d’un point de vue financier. Pouvons-nous à la fois maîtriser nos déficits publics, dépenser davantage pour nos armées respectives et accélérer notre soutien à l’Ukraine ? La réponse est non. Aussi notre groupe demande-t-il une transparence totale sur ce sujet, préalable indispensable pour que l’ensemble de nos compatriotes adhèrent aux mesures qui doivent être prises.
Enfin, la prochaine réunion du Conseil européen sera l’occasion d’aborder la situation au Proche-Orient. Sur ce sujet également, Donald Trump tente de rebattre les cartes pour montrer au monde entier ses talents de deal maker. Mais la diplomatie, la bonne diplomatie, s’improvise rarement, surtout lorsque les propositions formulées sont aberrantes, à l’instar de cette idée de transformer Gaza en Riviera du Proche-Orient.
Le groupe du RDSE ne peut qu’affirmer l’absolue nécessité de respecter le droit international et les droits fondamentaux des individus. L’Union européenne et la France doivent peser de tout leur poids pour que le cessez-le-feu actuel entre le Hamas et Israël et les échanges de prisonniers et d’otages se poursuivent dans de bonnes conditions, afin que le cessez-le-feu temporaire devienne définitif.
Qu’il s’agisse de l’Ukraine ou du Proche-Orient, l’enjeu pour l’Europe et pour la France n’est pas simplement de mettre un terme aux conflits, qui ne cessent de se multiplier et de prendre de l’ampleur ; il est d’établir les conditions d’une paix juste et durable entre tous les belligérants. (Applaudissements sur les travées des groupes RDSE et INDEP.)
M. le président. La parole est à M. le ministre délégué chargé de l’Europe.
M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargé de l’Europe. Madame la sénatrice, sur l’Ukraine, vous connaissez la position de la France. Avec ses partenaires européens, notre pays s’engage pour trouver les conditions d’une paix juste et durable. Cela ne signifie pas un simple cessez-le-feu, qui risquerait de n’être qu’une trêve temporaire, exploitée par la Russie pour se réarmer et relancer ses attaques contre les Ukrainiens.
Nous nous félicitons que le président Zelensky ait accepté le principe d’une trêve de trente jours afin de créer les conditions d’une négociation. Il revient désormais à la Russie de montrer qu’elle est prête à choisir la voie de la paix et de la diplomatie, qu’elle a rejetée ces trois dernières années.
Rappelons que la fin de cette guerre passe par un renforcement de la pression sur la Russie, l’agresseur qui, une fois encore, a choisi la voie de la guerre, et ce depuis 2014. Cette pression s’exerce à la fois par un soutien militaire accru à l’Ukraine et par un durcissement des sanctions économiques.
C’est pourquoi nous nous félicitons d’avoir procédé aujourd’hui, en Conseil des affaires étrangères, à des désignations supplémentaires, en complément des sanctions déjà adoptées il y a quelques semaines, notamment dans le secteur énergétique russe. Nous poursuivrons ce travail pour maintenir la pression sur la Russie et établir les conditions d’une paix durable.
Cette paix devra nécessairement s’accompagner de garanties de sécurité pour l’Ukraine. Nous avons tous en mémoire les accords de Minsk, violés à plusieurs reprises par la Russie. C’est pourquoi, pour assurer une paix durable, les Européens devront pleinement assumer leurs responsabilités. C’est le sens du rôle moteur que la France joue aux côtés de ses partenaires européens. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)
M. le président. La parole est à Mme Florence Blatrix Contat. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
Mme Florence Blatrix Contat. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, l’histoire européenne est faite de ces moments où l’impensable devient réalité. On croyait l’Union incapable de recourir à l’endettement commun, jusqu’à ce qu’une pandémie l’y contraigne. On la pensait figée dans ses dépendances, jusqu’à ce que l’invasion de l’Ukraine par la Russie impose un tournant majeur.
Aujourd’hui, l’Europe doit impérativement renforcer son autonomie stratégique. Cela passe par le rehaussement de nos dépenses militaires, mais aussi par un investissement massif dans notre souveraineté économique et technologique, afin de soutenir à la fois la réindustrialisation du continent et la transition écologique.
Dans le domaine de la défense, il y a une première évidence : nous devons instaurer une préférence européenne dans les achats militaires. Mais la question centrale demeure bien entendu le financement de l’effort.
La présidente de la Commission a annoncé un plan de 800 milliards d’euros pour la défense européenne, dont 150 milliards d’euros seraient mutualisés via un prêt européen, le reste reposant sur les dépenses individuelles de chaque État membre.
Pour le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, cet effort ne saurait se traduire par des coupes budgétaires qui fragiliseraient notre modèle social. Il ne saurait non plus servir de prétexte pour enterrer toute modification de la réforme des retraites.
Afin d’éviter que cet effort ne se fasse au détriment de dépenses utiles à nos concitoyens, l’Union européenne devra également être capable de mobiliser des financements exceptionnels. Ainsi, plusieurs centaines de milliards d’euros pourraient être débloqués dans le cadre du mécanisme européen de stabilité (MES). Monsieur le ministre, cette piste est-elle envisagée ?
Autre conséquence de la nouvelle donne géopolitique : les cours boursiers des industries de défense connaissent un envol depuis plusieurs mois. Le risque de superprofits est bien réel. Quelles mesures sont envisagées pour éviter qu’une rente de situation ne se forme sur le chaos géopolitique ?
Notre souveraineté ne se résume pas aux chars et aux canons. L’effort doit aussi porter sur les infrastructures numériques : réseaux sociaux, intelligence artificielle, cybersécurité, stockage et protection des données. L’Europe ne peut plus se contenter d’être un marché captif, en proie aux ingérences étrangères d’États qui cherchent à l’affaiblir.
Reprendre la main passe par le développement de plateformes souveraines, financées par des fonds publics. Tel est notamment l’objet de la proposition de résolution européenne sur la souveraineté numérique de l’Union européenne du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, dont Catherine Morin-Desailly et moi sommes les rapporteures et qui a été adoptée la semaine dernière à l’unanimité par la commission des affaires européennes.
Monsieur le ministre, comment la France défendra-t-elle un modèle numérique européen affranchi des géants américains et chinois ?
Par ailleurs, alors que les négociations du cadre financier pluriannuel pour les années 2028-2034 débutent, la question de l’adoption de nouvelles ressources propres est cruciale. Si nous n’y apportons pas de réponse, le remboursement du plan Next Generation EU incombera aux États. Sans nouvelles ressources propres, la participation de la France au budget de l’Union européenne augmentera inexorablement. Nous espérons que la France saura faire entendre sa voix sur ce sujet.
Enfin, notre quête de souveraineté ne doit pas se faire au détriment de nos engagements sociaux et environnementaux. La compétitivité et la simplification sont des enjeux clés, mais elles ne doivent pas servir de prétexte à un nivellement par le bas. Simplifier les normes ? Oui. Baisser le niveau d’exigence ? Non !
Quelle est la position de la France sur la révision des directives CSRD et CS3D, notamment sur la condition suspensive ?
Monsieur le ministre, une Europe forte ne peut être qu’une Europe qui protège, qui régule et qui innove. (Applaudissements sur les travées des groupes SER, CRCE-K et GEST, ainsi que sur des travées des groupes RDPI et INDEP.)
M. le président. La parole est à M. le ministre délégué chargé de l’Europe.
M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargé de l’Europe. Madame la sénatrice, je vous encourage à ne pas opposer souveraineté et simplification, bien au contraire. Si nous imposons à nos entreprises des normes certes fondées sur une ambition louable – la décarbonation et la transition environnementale de notre continent –, mais dont l’application fragilise nos industriels face à la concurrence chinoise et américaine, alors nous affaiblirons notre souveraineté tout en nous éloignant de nos objectifs en matière de transition environnementale.
C’est précisément dans cet esprit que mes collègues Marc Ferracci, ministre chargé de l’industrie et de l’énergie, Agnès Pannier-Runacher, ministre de la transition écologique, et moi-même avons obtenu la suspension et le lissage des amendes que devaient payer les constructeurs automobiles en 2025. Il était en effet absurde d’exiger de ces industriels, qui ont consenti d’importants investissements dans l’électrification de leurs véhicules, qu’ils paient des pénalités ou achètent des crédits d’émission de carbone à leurs concurrents – en l’occurrence des acteurs chinois comme BYD ou américains comme Tesla – alors même que la demande en véhicules électriques a chuté en 2024, sans que cette baisse soit liée aux efforts des constructeurs.
Faire preuve de pragmatisme et de bon sens pour accompagner nos industriels dans la transition environnementale en leur simplifiant la tâche n’est en aucun cas contradictoire avec l’objectif de souveraineté économique.
Je dirai enfin un mot sur la souveraineté numérique, car vous avez raison d’insister sur ce point. La souveraineté ne se limite pas à l’autonomie stratégique militaire ; elle implique aussi de ne pas dépendre d’acteurs étrangers, notamment américains ou chinois, pour nos technologies. Nous savons en effet combien cette dépendance peut avoir des effets sur notre démocratie et notre espace public.
C’est pourquoi nous devons faire respecter nos règles européennes, notamment le règlement sur les services numériques, le Digital Services Act (DSA), et le règlement sur les marchés numériques, le Digital Markets Act (DMA), pour lutter contre les pratiques anticoncurrentielles des grandes plateformes. Mais nous devons également investir et innover en soutenant notre écosystème technologique, nos start-up et nos entreprises en Europe, afin que les financements ne partent pas à l’étranger, en particulier aux États-Unis. C’était tout l’enjeu du sommet pour l’action sur l’intelligence artificielle organisé récemment par la France.
Notre stratégie repose donc sur deux piliers : défendre nos règles pour protéger notre démocratie ; investir et innover pour garantir notre autonomie technologique. (Applaudissements sur les travées des groupes RDPI et INDEP.)
Conclusion du débat
M. le président. Pour conclure le débat, la parole est à M. le président de la commission des affaires européennes.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. Monsieur le ministre, les messages à l’intention du Président de la République, en prévision d’un Conseil européen qui me semble particulièrement crucial, vous ont bien été transmis !
Certes, chaque Conseil est important, mais celui-ci l’est plus particulièrement. Il marque probablement un tournant, car il va être l’occasion de mesurer la capacité de l’Union européenne à être réellement une union.
J’ai entendu ces derniers temps de nombreuses voix divergentes, mais aujourd’hui, nous constatons un recentrage sur des engagements communs. Nous ne vivons pas dans le monde des Bisounours, c’est une certitude, et l’Europe ne doit pas être naïve. Doit-elle avoir peur ? Je ne le pense pas, car la peur est mauvaise conseillère. Doit-elle être forte ? Oui, très forte. Elle doit pour cela consentir des investissements massifs.
Nous faisons face à un ennemi potentiel, qui a doublé son budget de défense en quatre ans. En 2021, la Russie investissait 65 milliards d’euros dans son armée ; en 2024, elle y a consacré 135 milliards d’euros, soit 6,5 % de son PIB, ou 35 % de son budget fédéral. Ce choix stratégique a des effets profonds sur les sujets de la Fédération, qui souffrent et voient leurs ressources tournées vers l’effort de guerre.
Face à cela, l’Union européenne doit faire preuve de fermeté et de force. La France s’est positionnée en leader sur ces questions, et je pense que c’est une bonne chose. C’est en tout cas ce que j’entends dire par nos partenaires européens. Mais nous ne devons pas être un fer de lance sans objectif clair.
C’est pourquoi je compte sur vous, monsieur le ministre, et sur le Président de la République pour porter dans les jours à venir un message d’unité européenne, car plus que jamais, l’union fait la force. (Applaudissements.)
M. le président. Mes chers collègues, nous en avons terminé avec le débat préalable à la réunion du Conseil européen des 20 et 21 mars 2025.
5
Ordre du jour
M. le président. Voici quel sera l’ordre du jour de la prochaine séance publique, précédemment fixée à demain, mardi 18 mars 2025 :
À neuf heures trente :
Questions orales.
À quatorze heures trente et le soir :
Explications de vote des groupes puis scrutin public solennel sur la proposition de loi visant à instaurer une trajectoire de réduction de l’artificialisation concertée avec les élus locaux, présentée par MM. Guislain Cambier, Jean-Baptiste Blanc et plusieurs de leurs collègues (procédure accélérée ; texte de la commission n° 373, 2024-2025) ;
Proposition de loi visant à faciliter le maintien en rétention des personnes condamnées pour des faits d’une particulière gravité et présentant de forts risques de récidive, présentée par Mme Jacqueline Eustache-Brinio (texte de la commission n° 430, 2024-2025) ;
Proposition de loi créant une condition de durée de résidence pour le versement de certaines prestations sociales, présentée par Mme Valérie Boyer (texte de la commission n° 427, 2024-2025).
Personne ne demande la parole ?…
La séance est levée.
(La séance est levée à dix-neuf heures.)
Pour le Directeur des comptes rendus du Sénat,
le Chef de publication
FRANÇOIS WICKER