compte rendu intégral
Présidence de Mme Sophie Primas
vice-présidente
Secrétaires :
M. Guy Benarroche,
Mme Alexandra Borchio Fontimp.
1
Procès-verbal
Mme la présidente. Le compte rendu analytique de la précédente séance a été distribué.
Il n’y a pas d’observation ?…
Le procès-verbal est adopté sous les réserves d’usage.
2
Modification de l’ordre du jour
Mme la présidente. Par lettre en date de ce jour, le Gouvernement demande que l’examen initialement prévu le mercredi 13 mars après-midi de la lecture des conclusions de la commission mixte paritaire sur la proposition de loi renforçant la sécurité et la protection des maires et des élus locaux et du projet de loi ratifiant l’ordonnance modifiant les dispositions du code général de la propriété des personnes publiques relatives à la Polynésie française soit reporté au jeudi 14 mars matin.
Les textes initialement inscrits à l’ordre du jour du matin du jeudi 14 mars seraient examinés l’après-midi de ce même 14 mars.
Acte est donné de cette demande.
Cette modification de notre ordre du jour vise à nous permettre d’inscrire, en accord avec le Gouvernement, le débat à la suite du dépôt du rapport annuel de la Cour des comptes le mercredi 13 mars après-midi, à seize heures quarante-cinq.
Dans l’organisation de ce débat, nous pourrions attribuer, après la présentation du rapport par le Premier président de la Cour et les interventions des commissions des finances et des affaires sociales, un temps de parole d’une heure aux groupes politiques. Par ailleurs, nous pourrions fixer le délai limite pour les inscriptions des orateurs des groupes dans la discussion générale des deux textes reportés au jeudi 14 mars au mercredi 13 mars à quinze heures.
Enfin, nous pourrions fixer la reprise de la séance du jeudi 14 mars après-midi à quatorze heures.
Y a-t-il des observations ?…
Il en est ainsi décidé.
3
Préserver des sols vivants
Rejet d’une proposition de loi
Mme la présidente. L’ordre du jour appelle, à la demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, la discussion de la proposition de loi visant à préserver des sols vivants (proposition n° 66, résultat des travaux n° 317, rapport n° 316).
Dans la discussion générale, la parole est à Mme Nicole Bonnefoy, auteure de la proposition de loi. (Applaudissements sur les travées des groupes SER et GEST. – M. Saïd Omar Oili applaudit également.)
Mme Nicole Bonnefoy, auteure de la proposition de loi. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, pour faire face au dépérissement du vivant, j’ai l’honneur de vous présenter une proposition de loi tendant à créer un cadre national pour la protection et la résilience des sols.
Avant de l’évoquer, je tiens à remercier chaleureusement Michaël Weber, notre rapporteur, et le secrétariat de la commission pour la qualité de leur travail.
La crise agricole de ces dernières semaines est venue quelque peu brouiller la perception de ce texte, pourtant bien accueilli au départ. Face à la saine colère des agriculteurs accablés par des prix de vente trop bas, le Gouvernement a cédé à la panique. Nous assistons médusés à une débâcle écologique sans précédent. Ainsi, la mise en pause du plan Écophyto est un trophée dont pourra longtemps se targuer la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles), au mépris de toute réalité économique et écologique.
En effet, la réduction des pesticides ne provoque pas la ruine des exploitations. Bien au contraire, elle représente un gain de 200 euros par hectare pour les agriculteurs libérés de leur dépendance à ces produits. Et je ne parle pas des effets bénéfiques pour leur santé, pour notre santé à tous et pour celle des sols.
La santé des sols doit nous préoccuper au plus haut point, car elle est la condition du vivant et « l’origine du monde », selon l’expression du professeur Marc-André Selosse.
C’est tout l’enjeu de cette proposition de loi, qui vise non pas à alourdir les normes ou à stigmatiser une profession vitale pour le pays, mais à nous doter de nouveaux outils de gestion durable.
Le constat des scientifiques est sans appel et, localement, les agriculteurs savent très bien que la fertilité des sols est liée à leur qualité et à leur biodiversité. Je renverserai donc l’argument de mes détracteurs : la crise que nous connaissons est un moment tout à fait opportun pour poser la question des sols.
Promouvoir les sols, c’est améliorer le rendement des terres et donc le revenu des agriculteurs ; c’est préserver leur outil de production ; c’est tendre vers une agriculture intensive en écologie.
Le but de ce texte est de créer une véritable stratégie nationale de promotion des sols vivants et de favoriser les passerelles entre le monde scientifique et le monde agricole et forestier. La France dispose d’un réseau de laboratoires et d’une expertise sans pareil en Europe, que le législateur aurait tort de ne pas utiliser.
On me rétorquera encore que ce n’est pas le moment, car une directive européenne est en cours d’examen. Mes chers collègues, la directive sur les sols est à l’arrêt depuis 2005 et la nouvelle est en passe de subir le même sort. J’en veux pour preuve le vote émis mardi par la commission de l’agriculture et du développement rural du Parlement européen, qui a pour conséquence le retrait du projet de directive de l’obligation pour les États de définir des pratiques de gestion durable des sols !
Ainsi la question n’est-elle pas de surtransposer ou de prétransposer, elle est de sortir de l’expectative européenne, de préparer notre pays à la prise en compte des sols dans la transition écologique et surtout d’accompagner les artisans du sol dans une gestion durable de leur principal outil de travail. Face à l’inertie européenne, cette proposition de loi tombe donc à point nommé !
Le système actuel mène les agriculteurs et les écosystèmes dans le mur. Chaque année, en France, les sols perdent en moyenne 1,5 tonne de terre par hectare en raison du ruissellement des eaux et de l’érosion. Chaque seconde, 26 mètres carrés de terre arable disparaissent en France, soit 82 000 hectares à l’année, l’équivalent de la ville de Paris !
Nous perdons peu à peu les fonctions essentielles des sols. Ils jouent un rôle d’éponge naturelle et de filtration pour lutter contre les inondations, les crues et les sécheresses de plus en plus fréquentes et permettent de lutter contre l’érosion afin de préserver les nutriments, lesquels garantissent la fertilité de nos bassins agricoles. Les sols sont aussi le plus grand réservoir de biodiversité de la planète, puisqu’ils abritent près de 60 % des espèces vivantes. Enfin, ils ont une fonction majeure dans la séquestration du carbone.
Notre souveraineté alimentaire est menacée. Sortir de ce cercle vicieux est donc une nécessité.
Comment peut-on considérer que ce n’est pas le moment, alors que les aléas climatiques coûtent « un pognon de dingue » aux collectivités, alors que les scientifiques et toutes nos instances climatiques, dont le Haut Conseil pour le climat, clament l’urgence de s’emparer de la question des sols pour relever les défis environnementaux ? À cet égard, nos auditions ont été limpides.
Comment peut-on considérer que ce n’est pas le moment, alors que tous les agriculteurs qui franchissent le pas de l’agroécologie retrouvent le sens de leur métier ? Les agriculteurs nous le disent : la transition est possible, grâce aux sols, par la mise en place d’une agriculture de régénération.
Mais, circulez, il n’y a rien à voir ! L’opposition de la majorité sénatoriale relève malheureusement plus de la posture dogmatique, face à laquelle tout argument sera forcément dérisoire. Il faut croire que nous préférons agir au pied du mur plutôt que de prévoir et planifier !
Je revois avec émotion les membres de notre commission effectuer des carottages dans le jardin du Luxembourg en décembre dernier. Je nous revois saluer les travaux de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) et trouver heureuse cette initiative parlementaire.
Depuis, une consigne a été donnée par la FNSEA d’entraver l’adoption de ce texte.
J’ose croire que le courage politique se mesure à notre capacité à penser l’intérêt général et celui des générations futures, plutôt qu’à notre docilité et à notre soumission à des arguments éculés sur l’opposition des agricultures, surtout lorsque la voie de la transition vers une agriculture intensive en emplois et respectueuse de l’environnement nous est ouverte.
Loin des fantasmes, que propose ce texte concrètement ? Il vise avant tout à structurer une politique publique qui n’existe pas, à savoir une politique consacrée aux sols, lesquels, en vertu des rôles qu’ils jouent et des services qu’ils rendent naturellement, doivent être promus, au même titre que l’eau ou que l’air.
Trop longtemps délaissés, les sols vivants doivent devenir le socle de la stratégie d’adaptation au changement climatique. Ainsi, chers collègues, l’article 1er est un préalable symbolique : il reconnaît la qualité des sols comme patrimoine commun de la Nation et non seulement comme un simple adjuvant. Cette évolution du droit de l’environnement est la pierre angulaire de la construction d’un véritable régime juridique de la protection des sols.
L’article 2 va dans le même sens et précise les fonctions et les services écosystémiques que nous avons évoqués. Il crée également une stratégie nationale pour la protection et la résilience des sols en s’appuyant sur un schéma national des données sur les sols. Nombre d’organismes publics analysent les sols – le Groupement d’intérêt scientifique sur les sols (GIS Sol), le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe), l’Inrae –, il faut pouvoir donner une cohérence générale à tous ces acteurs.
Nous proposons également la création d’un diagnostic sur l’état des sols lors de toute vente ou cession d’immeubles non bâtis dans le but d’apporter des informations utiles à l’acquéreur. L’ensemble du couvert pédologique de la forêt au cœur de ville sera donc concerné par ce diagnostic.
L’idée d’un diagnostic des sols semble pourtant faire consensus : le Gouvernement lui-même l’a d’ailleurs proposée dans son avant-projet de loi d’orientation et d’avenir agricoles. Même notre collègue Laurent Duplomb prévoit un tel diagnostic dans sa dernière proposition de loi pour répondre à la crise agricole. Je ne comprends donc vraiment pas pour quelles raisons nos collègues de la majorité sénatoriale s’y opposent.
J’ajoute que le secteur privé s’empare lui aussi de ce sujet dans le cadre du reporting au titre de la responsabilité sociale et environnementale (RSE), obligatoire depuis le 1er janvier 2024 pour les entreprises cotées en bourse.
Or, sans encadrement des diagnostics, nous nous dirigeons tout droit vers un chaos d’indicateurs non vérifiés et non corroborés par les scientifiques, qui feront les choux gras de diagnostiqueurs peu scrupuleux. Cet article permettrait d’éviter un tel écueil.
Enfin, l’article 3 prévoit la création d’une autorité administrative responsable de cette politique publique. Pour des raisons de recevabilité financière, notre amendement visant à confier ce rôle aux agences de l’eau n’a malheureusement pas pu prospérer.
Quoi qu’il en soit, ces organismes publics ont clairement manifesté leur souhait d’exercer des compétences dans ce domaine. Nous partageons leur point de vue compte tenu du rôle qu’ils jouent en matière de financement des paiements pour services environnementaux. Rien n’empêchera l’autorité chargée de la stratégie nationale pour la protection et la résilience des sols de travailler étroitement avec les agences de l’eau.
Comme vous pouvez le constater, mes chers collègues, cette proposition de loi ne vient pas s’opposer à nos agriculteurs et encore moins opposer les agricultures ! Elle offre de nouveaux outils publics de pilotage d’une ressource indispensable et oubliée dans notre droit de l’environnement.
Lorsque le Gouvernement n’est pas au rendez-vous, le Sénat doit prendre le relais en assumant une parole forte et, comme l’a dit le regretté Robert Badinter, « être le phare qui éclaire les voies de l’avenir et non le miroir qui reflète les passions de l’opinion publique ».
M. Patrick Kanner. Très bien !
Mme Nicole Bonnefoy. Être à la hauteur de nos convictions et de nos responsabilités pour les générations futures, c’est promouvoir un développement durable. N’est-ce pas l’ADN de notre commission ? Rejeter cette proposition de loi, c’est faire perdre à notre pays l’occasion de prendre le leadership écologique pour la résilience des sols.
Un sol en bonne santé, donc vivant, c’est la garantie d’un bon état sanitaire de tout l’environnement, de la nappe phréatique à l’air que nous respirons.
Au regard de ces enjeux, vous l’aurez compris, mes chers collègues, je vous invite à dépasser les mots d’ordre, à sortir de l’ornière et à voter en responsabilité pour le vivant ! (Applaudissements sur les travées des groupes SER, CRCE-K et GEST.)
Mme la présidente. La parole est à M. le rapporteur. (Applaudissements sur des travées du groupe SER.)
M. Michaël Weber, rapporteur de la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, nous sommes réunis afin d’examiner la proposition de loi visant à préserver des sols vivants, déposée par notre collègue Nicole Bonnefoy et l’ensemble du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain. Notre collègue vient de nous exprimer les convictions qui l’ont conduite à soumettre à nos suffrages l’initiative législative qui nous occupe ce matin.
Mon propos sera plus terre à terre et portera sur la nécessité d’en finir avec un droit hors-sol. Chaque gramme de sol abrite entre 100 000 et 1 million d’espèces de bactéries. Un hectare de prairie abrite entre 2 et 4 millions de vers de terre. Je n’évoquerai pas l’inconcevable diversité de nématodes, de collemboles, de bactéries et autres micro-organismes qui s’activent en permanence sous nos pieds.
On a connu des causes plus séduisantes et une biodiversité bénéficiant d’un capital de sympathie plus marqué ! Et pourtant, c’est de cette vie invisible et méconnue, mais essentielle par les services écosystémiques qu’elle nous rend, que je vous parlerai d’un point de vue pragmatique et factuel, en vous laissant juges de l’importance que revêtent les sols.
Le premier service qu’assurent les sols est irremplaçable et indépassable : nous nourrir. Les sols constituent l’outil de travail de nos agriculteurs, auxquels je souhaite, comme vous tous, je le sais, rendre hommage aujourd’hui.
Des sols vivants sont des sols de qualité, plus performants et résilients. Veiller à leur fertilité revient à garantir la pérennité et la durabilité de notre système agricole et à défendre notre souveraineté alimentaire.
Des sols en bonne santé jouent également un rôle clé dans le grand cycle de l’eau : ils assurent le stockage, la circulation et l’infiltration des flux hydriques. Il est donc plus que jamais nécessaire de les protéger alors que la fréquence des événements météorologiques extrêmes risque de s’intensifier. Je pense notamment aux inondations et aux épisodes de sécheresse prolongée.
Des sols fonctionnels captent aussi le carbone émis par les activités humaines. Si nous ne garantissons pas leur capacité d’absorption, il nous sera impossible d’atteindre la neutralité carbone d’ici à 2050. Tel est pourtant l’engagement qu’a pris la France en la matière, et cette ambition est partagée par tous les groupes politiques au sein de cet hémicycle.
Notre dépendance à cette fine et vulnérable couche est donc absolue. Or qu’observons-nous ? Nos sols doucement se dégradent. L’artificialisation, l’érosion, les pollutions, le tassement, la diminution de leur biodiversité et de leur teneur en matières organiques altèrent leur bon fonctionnement.
Les scientifiques que nous avons entendus au cours de nos auditions sont unanimes : il faut agir vite si l’on veut protéger efficacement la capacité des sols à remplir durablement leurs fonctions écosystémiques. Certains dommages sont en effet irréversibles : le sol se régénère à une échelle de temps qui excède celle d’une vie humaine. Pour cette raison, le sol doit être considéré comme une ressource non renouvelable. Notre gestion non durable des sols revient en quelque sorte à scier inconsciemment, mais inexorablement, la branche sur laquelle notre société et notre économie sont assises.
À cela, il faut ajouter que la protection des sols bénéficie de fondements juridiques fragiles. Le droit ne vise pas à assurer directement leur préservation, il les aborde de biais, ou devrais-je dire « de haut », comme support du bâti, comme fondement du droit de la propriété, et non comme un milieu qui rend des services écosystémiques à notre société. Le code de l’environnement, quant à lui, comprend certes des dispositifs juridiques précis et ambitieux, et c’est heureux, pour assurer la qualité de l’air et de l’eau, mais le sol semble bien être un impensé ou un oublié du droit.
L’objectif affiché de cette proposition de loi est donc de remédier à cette situation. Le texte intègre la qualité des sols dans le patrimoine commun de la Nation, au même titre que la qualité de l’eau et de l’air. Il prévoit également la création d’un chapitre consacré à la santé des sols au sein du code de l’environnement. Y seraient mentionnés l’ensemble des services écosystémiques rendus par les sols, première étape de la reconnaissance juridique des fonctionnalités dont nous bénéficions directement.
J’insiste sur ce point essentiel : cette proposition de loi tend à protéger les sols non pas par idéologie ou idéalisme, mais par pragmatisme, ou, devrais-je dire, par bon sens paysan : des sols en bonne santé rendent d’inestimables services, qui profitent à tous et à chacun, notamment aux acteurs économiques.
Un sujet, enfin, a suscité de riches échanges lors de l’examen du texte en commission : l’instauration d’un diagnostic de performance écologique des sols à échéances régulières, tous les dix à vingt ans, selon l’usage des sols. Ses résultats permettraient de mieux connaître les sols et serviraient à orienter une stratégie nationale pour la protection et la résilience des sols, confiée à un haut-commissaire. L’auteure du texte vous a d’ailleurs présenté les ajustements qu’elle compte proposer sur ces différents points.
Je vais maintenant vous présenter plus précisément la position de notre commission sur ce texte. Le débat qui s’est tenu en commission a montré l’intérêt de tous pour la qualité des sols. La nécessité de mieux protéger les sols est bien comprise par chacun, bien que les enjeux ne soient pas toujours partagés.
La commission a considéré que le calendrier d’adoption de cette proposition de loi posait des difficultés. La Commission européenne a pourtant présenté en juillet 2023 une proposition de directive sur la surveillance et la résilience des sols, qui vise à établir un cadre juridique afin de parvenir à un bon état des sols de l’Union européenne d’ici à 2050. Par conséquent, le risque d’incohérence entre le droit européen en construction et cette proposition de loi, qui ferait figure de « prétransposition », a été souligné.
En outre, l’échelle européenne a paru à la commission comme la plus adaptée pour reconnaître les services rendus par les sols et assurer leur protection sans créer d’obligations nouvelles, auxquelles seuls les acteurs économiques nationaux seraient soumis.
Enfin, ce texte a pu apparaître comme mettant en œuvre une contrainte juridique nouvelle, vecteur de complexité supplémentaire, en décalage avec la forte demande sociétale de simplification des normes, en particulier pour les agriculteurs.
Je comprends pleinement ces réticences et la prudence chère à notre Haute Assemblée : une norme doit toujours être strictement nécessaire et proportionnée au motif d’intérêt général qu’elle sert. Des règles trop complexes et difficiles à appliquer pour leurs destinataires sont contre-productives et ne font qu’affaiblir l’autorité de la loi.
Permettez-moi à présent de vous faire part de quelques considérations à titre personnel. Je vous le confesse, j’ai été contaminé par l’enthousiasme de Nicole Bonnefoy pour ce texte au cours des vingt-deux auditions que nous avons menées. (Ah ! sur les travées des groupes GEST et SER.)
Les scientifiques nous l’ont démontré de façon probante : nous avons une fenêtre d’opportunité pour protéger les sols. La Commission européenne l’a d’ailleurs bien compris. Ne restons pas en retrait sur ce sujet. Abandonner le débat aux institutions européennes reviendrait à se dessaisir de ce sujet primordial.
Les gestionnaires forestiers que nous avons rencontrés disent qu’ils plantent pour leurs petits-enfants. Il nous faut légiférer dans le même esprit et dans la lignée du message laissé par Robert Badinter. J’en ai bien conscience, le contexte ne plaide pas pour la création de nouvelles normes. Le texte qui nous est aujourd’hui soumis souffre d’imperfections, mais celles-ci ont été détectées au cours des auditions et seront donc corrigées à la suite des échanges que nous avons eus avec tous les acteurs rencontrés. Telle est la tâche à laquelle s’est employée l’auteure du texte.
J’insiste quant à moi sur le fait que la reconnaissance des services écosystémiques rendus par les sols peut constituer une base législative efficace pour la mise en œuvre d’une politique de paiements pour services environnementaux susceptible d’améliorer le revenu de certains agriculteurs. À titre d’exemple, le parc naturel régional des caps et marais d’Opale, qui m’est cher, met en œuvre une telle politique.
Plus largement, je tiens à attirer votre attention sur la multiplication déjà visible des dégâts liés à la mauvaise qualité des sols. Leur incapacité à absorber et à stocker l’eau entraîne des inondations et des coulées de boue et renforce leur vulnérabilité aux épisodes de sécheresse. La qualité de l’eau se dégrade. La capacité d’absorption de nos puits de carbone s’altère. Je le répète : sans puits de carbone fonctionnels, atteindre la neutralité carbone exigerait que l’on cesse de consommer toute source d’énergie émettrice de gaz à effet de serre.
Face à cette accumulation de conséquences négatives, nous aurons à légiférer dans l’urgence, car nous ne traitons pas le problème à sa racine. Le coût financier et réglementaire de l’inaction est faramineux. Notre devoir est de le comprendre et de l’anticiper.
Vous aurez ainsi compris la position de la commission et les raisons pour lesquelles elle diverge de la mienne.
Pour conclure, je tiens à vous faire part du constat que fit le président Roosevelt à la suite des épisodes de migrations forcées consécutifs aux dust bowls, ces tempêtes de poussière qui ont frappé le sud des États-Unis dans les années 1930 : « Une nation qui détruit ses sols se détruit elle-même. »
En France, glissements de terrain, sécheresses, inondations répétitives montrent aussi un nouveau visage de ces sols en souffrance. Il n’est pas encore trop tard pour agir afin de mieux protéger les sols. C’est, j’en suis profondément persuadé, un objectif que nous partageons tous ici et un devoir à l’égard des générations futures. (Applaudissements sur les travées des groupes SER, GEST et CRCE-K. – M. Henri Cabanel applaudit également.)
Mme la présidente. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Hervé Berville, secrétaire d’État auprès du ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires, chargé de la mer et de la biodiversité. Madame la présidente, monsieur le président de la commission, mesdames, messieurs les sénateurs, je suis heureux de débattre avec vous aujourd’hui, sur l’initiative du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, de la proposition de loi visant à préserver des sols vivants.
Je tiens tout d’abord à mon tour à saluer le dynamisme et l’énergie de la sénatrice Nicole Bonnefoy et à la remercier d’avoir inscrit le sujet de la préservation des sols à l’ordre du jour des travaux du Sénat, à un moment où nous discutons des enjeux écologiques et de transition de notre modèle agricole. Cette question fondamentale dans tous nos territoires, de la Moselle aux Yvelines, en passant par la Bretagne, doit faire l’objet d’un travail collectif.
Vous l’avez dit, le sol est un maillon indispensable au bon fonctionnement des écosystèmes, en interface avec l’eau, l’air, la roche, le vivant. Il nous fournit un ensemble de services, directs et indirects, qui assurent l’habitabilité de nos territoires. Il rend en particulier de multiples services écosystémiques, de la régulation du cycle de l’eau à la captation du carbone. Il participe également de la dimension culturelle de nos paysages. Enfin, il est le principal support des activités humaines, en particulier, vous l’avez dit, madame la sénatrice, de l’activité agricole.
Les sols sont une ressource naturelle non renouvelable à l’échelle humaine, comme vous le soulignez dans l’exposé des motifs du texte, madame la sénatrice. Les pressions qui s’exercent aujourd’hui sur lui sont multiples, qu’il s’agisse de l’érosion, des contaminations, des pertes de biodiversité, des tassements, de la salinisation, de l’artificialisation ou des inondations.
La dégradation des sols emporte des conséquences à la fois locales – l’érosion et les risques de mouvements de terrain – et globales – la perte de carbone organique et de biodiversité. Ces conséquences sont à mettre en regard de nos objectifs de réduction de nos émissions de gaz à effet de serre et de protection de la biodiversité.
L’artificialisation est l’une des principales causes de la dégradation des sols. Elle est aujourd’hui bien connue et documentée : on estime qu’environ 24 000 hectares sont consommés chaque année en moyenne, soit l’équivalent de la surface d’un département tous les sept ans ! Mais elle n’est pas la seule : l’intensification de l’agriculture et des activités industrielles fragilise également nos sols.
La protection de sols vivants et de l’ensemble des services écosystémiques qui en découlent est donc d’intérêt général et constitue une priorité. Le Gouvernement, comme du reste votre assemblée et les élus locaux, a bien pris la mesure du problème.
Depuis 2017 en effet, la protection des sols vivants est une priorité que nous avons inscrite dans la stratégie nationale biodiversité 2030, présentée l’année dernière par la Première ministre Élisabeth Borne, le ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires, Christophe Béchu, et ma prédécesseure, Sarah El Haïry. La mesure n° 26 de cette stratégie est ainsi pleinement consacrée à la protection et à la restauration des sols.
Vous le savez, la loi portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets de 2021, dite loi Climat et résilience, qui a suscité ici de longs débats, comprenait des mesures en faveur de la protection des sols naturels, agricoles et forestiers, ainsi que l’objectif de zéro artificialisation nette (ZAN) en 2050.
Cet objectif de lutte contre l’artificialisation s’est décliné de plusieurs manières. Il permet de mieux connaître et d’observer l’artificialisation des sols, mais aussi de planifier et d’encadrer le ZAN, tout en accompagnant les territoires engagés en faveur de la sobriété foncière.
Cette loi a également permis de renforcer la protection des sols et des sous-sols, un chapitre ayant été inséré dans le code de l’environnement à cet effet, ainsi que la définition d’une politique nationale de prévention et de gestion des sites et sols pollués. Ces mesures participent à la gestion équilibrée et durable des sols et des sous-sols afin de mettre en œuvre les adaptations nécessaires au changement climatique.
D’ailleurs, dans le cadre d’un travail commun avec le ministère de l’économie et des finances, les enjeux liés aux friches et à la renaturation ont récemment été davantage pris en compte dans la loi relative à l’industrie verte.
L’État est à ce double titre très fortement mobilisé pour la résorption des friches et des sites et sols pollués. D’importants moyens financiers, votés ici dans le cadre du fonds vert, ont été déployés, lesquels ont permis, par exemple, le soutien du recyclage et de la renaturation des friches. Les moyens de ce fonds ont été portés à 2,5 milliards d’euros en 2024.
Cette mobilisation, nous la déclinons dans nos territoires, à travers les programmes Action cœur de villes et Petites Villes de demain de l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) – ils sont une réussite de ces dernières années –, et le travail quotidien mené par les établissements publics fonciers, notamment dans les communes rurales.
La connaissance de nos sols a également progressé grâce à la constitution au niveau de l’État du GIS Sol, composé notamment du ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires, du ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire, des agences et des opérateurs de l’État comme l’Ademe, l’Institut national de l’information géographique et forestière (IGN) ou encore l’Inrae. Nous allons poursuivre ce travail avec les scientifiques.
Ce groupement est responsable du réseau de mesure de la qualité des sols et met en œuvre plusieurs programmes essentiels pour l’acquisition de données sur le sol hexagonal et sur les sols ultramarins.
Pour aller au-delà de ces dispositifs d’accompagnement et des travaux en cours, vous proposez par votre texte, madame la sénatrice Bonnefoy, de reconnaître la qualité des sols comme patrimoine commun de la Nation, de définir une stratégie nationale, d’imposer la réalisation de diagnostics de l’état des sols et d’inscrire la préservation de ces derniers dans la planification régionale.
Vous le savez, nous souscrivons pleinement à ces objectifs globaux – le ministre Béchu a eu l’occasion de vous le dire. Des débats sont en cours sur le sujet avec le projet de directive sur la surveillance et la résilience des sols sains, que la France soutient. Les indicateurs de la santé des sols sont d’ailleurs en cours de définition au niveau européen. L’objectif est d’améliorer le cadre juridique de protection des sols.
Vous l’avez compris, madame la sénatrice, le Gouvernement vous suggère de différer l’adoption de votre proposition de loi.