M. Fabien Gay. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, en ce début d’année, les syndicats paysans sont unanimes. L’inquiétude est grande, avec une préoccupation majeure : il est difficile de savoir si nos agricultrices et les agriculteurs pourront vivre de leur travail en 2023.
Les crises récentes nous ont montré l’importance de protéger nos filières du tout-dérégulé. Déjà, en 2021, pendant la crise de la covid, les prix des intrants agricoles ont connu leur plus forte hausse de la décennie : soit 10 % pour les engrais, l’énergie et les lubrifiants, et 11 % pour l’alimentation des animaux.
Il y avait certes tout un contexte : une pression sur les marchés, des stocks et approvisionnements limités, des récoltes de céréales amoindries par les aléas climatiques, les sécheresses et le gel. Mais il y a aussi une inflation artificielle sur le marché de l’énergie qui vient de la spéculation sur les marchés boursiers. On le voit depuis l’agression de l’Ukraine par la Russie : en plus d’une crise de l’approvisionnement, il y a des profiteurs de crise et il y a du trading.
C’est donc un poste de dépenses qui a augmenté de plus de 370 % entre 2021 et janvier 2022. Là encore, le marché financier impose les lois de la spéculation à des hommes et des femmes qui veulent vivre de leur travail.
Or ce système, le Gouvernement le cautionne. Vous avez refusé de rétablir les tarifs réglementés de vente pour toutes les TPE et PME, dont les exploitations agricoles. Et l’on s’étonne ensuite d’avoir une filière qui se demande si elle passera l’année !
Quant au plafonnement à 280 euros le mégawattheure, soyons sérieux : quand on passe de 42 euros le mégawattheure en 2021 à 280 euros en 2023, il y a de quoi mettre la clé sous la porte.
Monsieur le ministre, vous nous présenterez cette année une loi d’orientation et d’avenir agricoles. Les agriculteurs et agricultrices vous attendront sur toutes ces questions comme sur votre politique commerciale.
En l’espace d’un an, deux traités de libre-échange supplémentaires ont été conclus, l’un avec le Chili – mon collègue l’a dit –, l’autre avec la Nouvelle-Zélande. Je veux bien que l’on fasse une séquence émotion sur le recul de la filière bovine en France, mais rien qu’avec ces deux traités, pas moins de 12 000 tonnes de viande bovine seront introduites sur le marché européen, dopées à des substances interdites dans l’Union européenne.
Ensuite, il faudra dire à nos agriculteurs : « Il va falloir monter en gamme, sinon c’est fini, c’est la retraite anticipée ! » Du moins, si vous leur en laissez une, parce que, avec votre projet de réforme, c’est plutôt le chômage à 50 ans qui les attend…
Votre projet d’agriculture n’est pas celui du groupe communiste, vous l’aurez compris, mais cela n’empêche pas le débat. Toutefois, pour qu’il ait lieu, il ne faut pas tenir des propos en demi-teinte. Il faut assumer que vous défendez des importations venues de l’autre bout du monde, qui font subir une concurrence déloyale à la filière française et aux filières européennes.
Il faut assumer devant la jeunesse du pays, qui s’est mobilisée pour le climat, que vous signez pour des produits qui font le tour du monde, soit 20 000 kilomètres, pour arriver dans nos assiettes ; des produits que l’on sait faire ici avec une meilleure qualité.
Ce n’est pas là seulement le fait de politiques européennes face auxquelles la France serait impuissante. Lors de la signature du traité avec la Nouvelle-Zélande, c’est la France qui exerçait la présidence de l’Union européenne ; c’est la France qui s’est empressée de ratifier l’accord trois semaines avant la fin du mandat du président Macron. Ces accords « nouvelle génération », comme on les appelle, sont en réalité antidémocratiques, et le Parlement n’y a même pas été associé.
D’ailleurs, même pour les accords mixtes, on voit bien que vous n’avez pas envie de débattre. Il y a bien eu au Sénat, vous le savez, monsieur le ministre, une proposition de résolution adoptée à l’unanimité pour que le projet de loi de ratification du Ceta (Comprehensive Economic and Trade Agreement) soit inscrit à l’ordre du jour de la Haute Assemblée. Cela fait sept ans que l’Assemblée nationale a voté cet accord, alors que, à l’époque, elle n’était qu’une simple chambre d’enregistrement pour le Gouvernement. Et il n’y a toujours rien au Sénat !
En revanche, 90 % des dispositions prévues dans le Ceta s’imposent aujourd’hui à notre économie et à notre agriculture. Voilà sept ans qu’elles s’appliquent, sans un vote, sans bilan, sans recul, autant dire sans rien ! La dernière fois qu’un ministre m’a dit : « Laissez-moi vous emmener dans une exploitation agricole et vous verrez ! », il s’agissait de M. Riester, et j’attends encore… Monsieur le ministre, je réitère ma proposition : si vous trouvez une seule exploitation où le bilan est bon, je viendrai avec vous y passer la journée, sans caméra !
Les agriculteurs et les agricultrices méritent mieux que ce mépris, et il est temps que le débat ait lieu sur la politique commerciale que vous menez en réalité. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE.)
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Marc Fesneau, ministre de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire. Monsieur le sénateur Gay, vous m’interrogez sur la compétitivité, notamment énergique, de la France. Puisque vous mentionnez la loi d’orientation et d’avenir agricoles, il faut différencier les sujets conjoncturels et structurels.
Premièrement, en matière énergétique, si l’on adopte un point de vue structurel à moyen et à long terme, l’enjeu est de pouvoir récupérer, si je puis dire, de la souveraineté, en évitant de dépendre des autres. C’est un long chemin, qui a été ouvert à l’époque du premier choc pétrolier, et je crois que cela fait cinquante ans que des responsables publics disent qu’il nous faut sortir de la dépendance au pétrole. Cela invite à la modestie, du moins en ce qui me concerne.
En tout cas, nous devons continuer à avancer sur ce chemin, de manière à pourvoir nous-mêmes à nos besoins énergétiques. Cela a fait l’objet d’autres débats, y compris dans cette assemblée, mais il est important de le redire, car l’enjeu est celui de la transition vers des énergies moins carbonées, vous le savez tout comme moi.
Deuxièmement, nous avons déployé un certain nombre de dispositifs, dont je sais qu’ils ne sont pas tous parfaits, pour essayer d’amoindrir le choc énergétique tel que nous le connaissons.
Je veux dire un mot des accords commerciaux. Vous me demandez d’assumer la situation : comme vous le savez, j’essaie toujours de le faire, y compris devant vous, et cela a aussi été le cas devant votre commission.
J’assume l’export et j’assume la vocation exportatrice de la France pour la filière porcine, pour la filière laitière, pour la filière vins et spiritueux et pour la filière céréales : ce ne sont pas des filières sans importance. Et si j’assume l’export, j’assume les échanges, donc aussi l’import. Sinon, le jeu ne fonctionnerait pas : les règles ne seraient pas les bonnes si l’on pouvait vendre aux autres sans accepter que leurs produits viennent chez nous.
Vous m’interrogez sur deux sujets.
Le premier, que vous définissez de manière assez juste et qui ne relève pas seulement du ministère de l’agriculture, est démocratique : il faut trouver au niveau européen des règles fixant en toute transparence les termes des accords et leurs avantages pour chacun. De ce point de vue, au niveau national, le gouvernement français ne fait en réalité que respecter les règles qui sont fixées dans les accords internationaux.
Le deuxième sujet porte sur le Ceta : pari tenu, je vous emmènerai dans des exploitations, en particulier laitières, où le bilan est positif, avec zéro importation de viande bovine et d’importantes exportations de produits laitiers vers le Canada. Je vous donne rendez-vous et nous irons ensemble, dans une exploitation laitière, même sans caméra !
M. le président. La parole est à M. Fabien Gay, pour la réplique.
M. Fabien Gay. Chaque fois que nous débattons des accords de libre-échange, on finit toujours par nous dire que nous sommes contre le marché, que nous voulons nous replier sur nous-mêmes et que l’on ne peut pas exporter sans importer.
Monsieur le ministre, de quand datent les débuts du commerce ? Celui-ci existe depuis la nuit des temps, du moins depuis l’Antiquité. Les hommes commerçaient bien avant que l’on mette en place les traités de libre-échange libéraux au moins-disant social et environnemental.
Personne, sur ces travées, n’invite la France à se replier sur elle-même. Nous voulons commercer avec d’autres, mais avec les mêmes règles du jeu. C’est tout ce que nous disons.
Et donc, ce qui fait débat, c’est que ce que l’on n’admet pas de la part de nos agriculteurs et de nos agricultrices, on le tolère pour des produits qui ont fait quatre fois le tour du monde !
Enfin, j’accepte de venir avec vous, monsieur le ministre. Mais attention ! Vous êtes le troisième à me le dire, après Julien Denormandie et Franck Riester…
M. Fabien Gay. Les deux premiers n’ont pas tenu parole ; j’espère que vous tiendrez la vôtre !
M. le président. La parole est à Mme Amel Gacquerre.
Mme Amel Gacquerre. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, depuis près de vingt ans, plusieurs rapports mettent en exergue la dégradation de la compétitivité de notre agriculture et de nos industries de transformation. Le rapport dont il est question aujourd’hui dresse, de nouveau, ce constat alarmant. Si cette situation devait continuer à évoluer de la sorte, notre balance agricole pourrait – cela a été dit – devenir déficitaire.
Ainsi, en vingt ans, la France est passée du deuxième au cinquième rang mondial des exportateurs. En parallèle, les importations de produits ont doublé, jusqu’à représenter la moitié de nos assiettes. Chaque jour, la détresse de nos agriculteurs, de nos exploitants et de l’ensemble des acteurs du monde agricole se fait entendre et s’amplifie.
La question agricole est cruciale, particulièrement dans un contexte géopolitique troublé, puisqu’elle touche à notre souveraineté alimentaire, à notre capacité à produire notre propre nourriture aux conditions que nous choisissons, en toute autonomie.
La compétitivité de la ferme France est mise à mal par trois facteurs.
Le premier est le coût de la main-d’œuvre, plus élevé que celui de ses concurrents. Par exemple, le coût horaire français a augmenté de plus de 50 % entre 2000 et 2020, presque deux fois plus rapidement qu’en Allemagne.
Deuxièmement, la surtransposition des normes accentue les distorsions de concurrence. Pour rappel, l’Union européenne autorise 454 substances actives pour l’agriculture, mais, au niveau national, la France n’en autorise que 309.
Troisièmement, la fameuse stratégie haut de gamme, consistant à atteindre des marchés de niche, plus rémunérateurs, produit de nombreux effets dévastateurs, notamment une baisse de notre potentiel productif et une orientation vers des produits plus onéreux devenant inaccessibles à de nombreux Français. Cela entraîne aujourd’hui une perte sur le marché des produits de cœur de gamme et au développement des importations pour faire face à la demande. Quel non-sens !
Dégringolade des revenus, non-respect des accords de libre-échange, guerre des prix, mitage des terres agricoles, etc. : je m’arrêterai là sur le constat. Pourtant, monsieur le ministre, nous sommes, une nouvelle fois, sonnés par l’absence de tout un sursaut, de tout changement de braquet.
Comme je le rappelais, le 6 octobre dernier, dans une question qui vous était adressée, monsieur le ministre, mais qui est restée malheureusement sans réponse satisfaisante, les difficultés de la filière endivière illustrent parfaitement les problématiques de notre agriculture : baisse des prix, pénurie de main-d’œuvre dans certains bassins et hausse des coûts d’emballage et des besoins en eau.
Ce secteur, comme d’autres, voit sa compétitivité se dégrader face à une concurrence toujours plus forte qui ne s’embarrasse pas du pénalisant carcan normatif que nous imposons à nos agriculteurs.
Nous avions déjà, avec les membres du groupe Union Centriste, tiré la sonnette d’alarme à l’occasion de l’examen des crédits de la mission « Agriculture, alimentation, forêt et affaires rurales » lors du dernier projet de loi de finances. Les réponses n’ont pas été à la hauteur.
Un cap, une méthode et des moyens : voilà ce qu’il est urgent de fixer aujourd’hui !
Ce cap doit s’articuler autour de trois priorités très claires.
Premièrement, nous devons faire de la compétitivité-prix de notre agriculture une priorité nationale. Cela passera, très concrètement, par la mise en œuvre d’une politique ambitieuse de réduction du coût de la main-d’œuvre en s’appuyant notamment sur une baisse des charges sociales par la montée en charge du dispositif des TO-DE.
Deuxièmement, je vous rappelle que notre agriculture est la plus propre du monde. (M. Daniel Salmon s’exclame.) Il faut en faire un atout compétitif. Relançons notre modèle agricole en dopant nos investissements environnementaux et faisons de la ferme France une référence mondiale dans le domaine éco-agricole.
Nous devons mettre un coup d’arrêt à la multiplication des charges et des normes pesant sur notre agriculture. Nous devons également garantir un principe de non-interdiction d’une substance active sans alternative et sans accompagnement. La filière betteravière en subit les conséquences aujourd’hui.
Troisièmement, utilisons mieux la marque France. Dans de nombreux secteurs, à l’image de la viticulture, nous bénéficions d’une compétitivité hors prix inégalée en raison du prestige de la marque France et de sa crédibilité qualitative.
M. le président. Il faut conclure.
Mme Amel Gacquerre. Pour finir, monsieur le ministre, je formulerai un vœu : qu’on agisse maintenant, ensemble, avant qu’il ne soit trop tard. (Applaudissements sur les travées des groupes UC et INDEP. – M. Marc Laménie applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Marc Fesneau, ministre de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire. Madame la sénatrice Gacquerre, vous parlez d’un cap, d’une méthode et de moyens. Nous devons nous fixer un cap : prendre conscience de la nécessaire reconquête de notre souveraineté. Vous l’avez dit, et le rapport faisant l’objet du débat de ce soir le souligne, c’est non pas depuis cinq ou dix ans, mais depuis vingt-cinq ans que nous avons laissé, structurellement, la ferme France perdre en compétitivité. C’est donc notre responsabilité collective que d’essayer de lui redonner cette perspective, en regardant, filière par filière, ce qu’il est possible de faire.
La méthode, selon moi, c’est celle de la planification. La seule option pour relever ce défi, c’est d’identifier les sujets, comme les impasses phytosanitaires – puisque c’est l’exemple dont il est question –, et les alternatives à proposer pour éviter une interdiction sans solution.
Et cela vaut pour tous les sujets. En particulier, par quoi, dans un certain nombre de filières, les matières carbonées peuvent-elles être remplacées ? Cela vaut en premier pour l’énergie.
Je le répète, c’est avec la planification que nous y arriverons. Lucidement, nous devons savoir où nous voulons aller, sans refuser l’obstacle, mais bien en essayant de le surmonter. Peut-être avons-nous, pendant vingt-cinq ans, essayé de louvoyer entre les obstacles : à la fin, nous nous retrouvons quand même face à un mur, comme celui qu’a évoqué Pierre Louault avec la culture de la betterave. Nous avons besoin d’alternatives.
Les moyens, enfin, sont ceux que nous devons développer, particulièrement par la recherche – je crois beaucoup à la recherche et à l’innovation. C’est par la recherche et l’innovation que nous trouverons des alternatives et des voies différentes. Par exemple, après-guerre, c’est avec la mécanisation et, un peu plus tard, avec les produits phytosanitaires que nous avons réussi à stabiliser notre agriculture et à rémunérer davantage les agriculteurs.
Ensuite, sur la question du haut de gamme et de la montée en gamme, l’un des objets du rapport, je ne partage pas ce point de vue. D’abord, près d’un tiers des exploitations françaises sont sous label et signe de qualité, et elles y trouvent de la rémunération. (M. Philippe Folliot approuve.) Il ne faut donc pas souhaiter qu’il y en ait moins ! Par pitié, n’opposons pas les systèmes ! Simplement, il nous faut répondre aux autres besoins. Ce n’est pas d’avoir monté en gamme qui nous a fait perdre la souveraineté, c’est de s’être détourné des autres gammes, et c’est là-dessus que nous devons travailler.
M. le président. Il faut conclure !
M. Marc Fesneau, ministre. Nous avons besoin des appellations d’origine protégée (AOP), des indications géographiques protégées (IGP) et d’autres signes de qualité : vous en avez dans tous vos territoires ! Je ne connais pas un producteur sous signe de qualité qui y renoncerait pour produire dans d’autres gammes.
M. le président. La parole est à Mme Amel Gacquerre, pour la réplique.
Mme Amel Gacquerre. Sur la montée en gamme, ce que j’ai dit n’entre pas en contradiction avec vos propos : je ne suis pas contre la montée en gamme, mais, ce faisant, nous effectuons un choix qui met de côté ceux qui n’ont pas accès à ces produits-là. Forcément, faire un choix suppose de renoncer à d’autres. Peut-être ce choix a-t-il eu des conséquences démesurées, laissant sur le bord de la route un trop grand nombre de Français qui, aujourd’hui, n’arrivent plus à consommer des denrées produites en France.
M. le président. La parole est à M. Henri Cabanel.
M. Henri Cabanel. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, qualité versus quantité : le rapport que nous examinons aujourd’hui opposerait ces deux modèles. Je me refuse à entrer dans ce débat.
Notre agriculture est plurielle : conventionnelle, haute valeur environnementale (HVE), raisonnée, bio, etc. Il y a de la place pour tous.
En revanche, je suis pleinement conscient du contexte qui a conduit à la rédaction de ce rapport : nous ne sommes plus compétitifs. C’est évident, et cela ne date pas d’hier : nous y avons tous notre part de responsabilité. Avec un constat : la ferme France s’affaiblit et s’appauvrit. Les chiffres en attestent : 100 000, c’est le nombre d’exploitations perdues au cours des dix dernières années, avec un taux d’agriculteurs dans l’emploi passé de 7 % en 1982 à 1,5 % en 2019. Quel jeune va choisir ce métier ? Avec des prix non rémunérateurs et des coûts qui connaissent une hausse exponentielle – a fortiori avec l’augmentation des matières premières –, qui sera tenté ?
Les agriculteurs sont les seuls qui ne décident pas du prix de leurs produits. On le leur impose en faisant fi de tous leurs coûts de production. Cette asphyxie s’ajoute aux éléments exogènes qu’ils subissent de plus en plus durement : aléas économiques, climatiques et sanitaires, dont on parle souvent dans cet hémicycle.
Ils subissent la volonté de la grande distribution. Cependant, on peut agir. En amont, les professionnels doivent avoir des liens directs avec les consommateurs. Connaître l’évolution des goûts, des besoins, construire des stratégies et s’adapter au marché est un minimum. Et pourtant, certaines filières n’ont pas su s’y conformer.
Nos voisins espagnols se sont structurés par secteurs avec des stratégies collectives très efficaces sur les marchés européens. En France, on se concurrence les uns les autres…
Prenons l’exemple des coopératives viticoles, nombreuses en Occitanie, que je connais bien. Sur un même territoire, on est incapable de faire une offre globale, en produisant les mêmes vins : chacun pour soi ! C’est une voie facile pour les cinq négociants qui, de ce fait, jouent de la division des producteurs. In fine, ce sont eux qui fixent les prix et créent une dépendance. Il en est de même, d’ailleurs, pour d’autres filières.
Il est urgent de définir des approches nationales et régionales pour décider de stratégies commerciales et d’image efficientes, car notre agriculture s’inscrit dans un marché mondial où la concurrence est exacerbée. Mais nous ne luttons pas, il est vrai, à armes égales. Les charges sociales et les normes diffèrent et nos agriculteurs pâtissent de ces inégalités.
Dans le rapport, il est question de lourdeurs administratives. Souvent mentionnés par les agriculteurs en difficulté, les formulaires s’accumulent et prennent une large part du temps de travail. Lorsque l’on sait qu’ils travaillent plus de soixante heures par semaine, la simplification, vieux serpent de mer plus qu’acte réel, s’impose vraiment.
Monsieur le ministre, vous défendez vos administrations, c’est naturel. Mais les faits sont là, et les dossiers sont là. Le dernier pour lequel on m’a interpellé date de la semaine dernière : un jeune agriculteur de 26 ans s’est vu refuser plus de 20 000 euros, faute d’avoir remis un formulaire, ou parce qu’il a oublié de cocher une case dans une demande au titre de la politique agricole commune (PAC).
Alors oui, il peut perdre son entreprise et s’énerver. Le droit à l’erreur devrait s’imposer, tout comme la bienveillance devrait être de mise. Cette lourdeur bien caractéristique de la France contribue à notre baisse de compétitivité. Monsieur le ministre, je vous invite à remplir un dossier PAC, à compter les arbres, par exemple.
M. Henri Cabanel. Cochez les mêmes cases du parcellaire chaque année, alors que vous pourriez n’indiquer que ce qui a changé ! Je l’ai vécu en direct, pendant plus de huit heures.
Une fonctionnaire de la direction départementale des territoires et de la mer (DDTM) de l’Hérault, très impliquée, très humaine, m’a aidé, car il a fallu que je reconstitue mon dossier parcellaire, perdu par les services ! (Sourires.) Elle m’a expliqué que chaque pays membre a son propre logiciel. En Italie, d’où elle est originaire, il est bien plus simple. Pourquoi ?
Que voulons-nous réellement ? Les solutions existent. Certaines sont dans le rapport : mettre fin aux surtranspositions, augmenter les crédits à l’innovation et à la recherche ou encore développer les contrôles. Un exemple : la loi Égalim impose à la restauration collective 50 % de produits de qualité et durables, dont au moins 20 % doivent être bio. Quel en est le bilan ?
La stratégie doit être globale. Quelle vision pour notre agriculture ? Quels enjeux, avec quels moyens ?
Lorsque, avec ma collègue Françoise Férat, nous avons proposé, comme première préconisation de notre rapport sur les suicides en agriculture, de faire de l’agriculture française une grande cause nationale en 2023, ce n’était pas symbolique : c’est au contraire primordial. C’est adresser un signal fort à nos paysans, c’est placer le foncier agricole, la formation, les paiements pour services environnementaux, l’eau ou encore la souveraineté alimentaire comme sujets forts à étudier ensemble plutôt qu’isolément. Le coup par coup nuit à l’efficacité. Les enjeux sont transversaux, les solutions doivent l’être aussi. (M. Pierre Louault applaudit.)
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Marc Fesneau, ministre de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire. Monsieur le sénateur Cabanel, vous évoquez le sujet de la rémunération, auquel nous essayons de répondre avec la loi Égalim. Je ne prétends pas qu’elle est parfaite – vous allez être saisis d’un texte qui complétera un certain nombre de ses dispositions –, mais je pense que nous allons dans le bon sens. Je ne connais d’ailleurs personne qui me dise que tel n’est pas le cas et mes homologues – européens, mais pas seulement – sont intrigués. Ainsi, les Canadiens sont intéressés par la construction du prix à partir du coût de production et de la matière première, c’est-à-dire par l’amont, et non par l’aval.
Nous avons aussi besoin, dans notre dialogue avec nos concitoyens, de ne pas nous laisser embarquer dans le débat inflation versus rémunération. Depuis plus de cinquante ans, on nous explique que ceux qui luttent contre l’inflation défendent une cause nationale. Or cela se fait généralement sur le dos des agriculteurs. En effet, il faut le dire, ces exigences, notamment environnementales, qui nous sont propres, ont un prix. Il faut mener ce combat, qui est une dimension de celui en faveur d’une juste rémunération.
Par ailleurs, vous avez raison, il faut davantage de coopération, entre filières et à l’intérieur de celles-ci. Je regrette parfois que ce ne soit pas davantage le cas. Ce ne sont jamais les filières qui bénéficient de cette situation, mais les tiers, qui en tirent le meilleur parti en termes de rémunérations et de prix.
J’en arrive au droit à l’erreur. Vous m’avez saisi du dossier que vous avez mentionné. Je défends les administrations non pas par principe, mais parce qu’elles accomplissent d’abord la volonté du législateur et du Gouvernement : j’en prends ma part. Rejeter la faute sur les administrations reviendrait à se défausser. Ce « génie français » relève de notre responsabilité collective : à chaque problème, nous créons une réglementation. La « PAC française » est bien plus élaborée que dans d’autres pays, mais c’est parce que nous avons entendu tenir compte de certaines attentes et différences. Nous avons créé un système complexe ; il n’est donc pas étonnant que les règles administratives le soient également. Il faut y travailler et avoir une forme de bienveillance, en expliquant mieux, par exemple, la PAC en cours de déploiement pour 2023. Les agriculteurs ne doivent pas être pris en défaut alors que leur bonne foi n’est pas mise en cause.
M. le président. La parole est à M. Henri Cabanel, pour la réplique.
M. Henri Cabanel. Vous avez bien compris mon interrogation sur la complexité des règles administratives applicables à l’agriculture. L’administration est là pour nous contrôler, et les agriculteurs l’acceptent. Cependant, elle est aussi là pour nous aider. Lorsque je constate le désespoir d’un certain nombre d’agriculteurs, j’insiste, de nouveau, sur le besoin de bienveillance, à la fois de la part de l’administration et de la Mutualité sociale agricole (MSA). Les agriculteurs ne sont pas simplement des chiffres dans les tableaux de la MSA : ce sont des femmes et des hommes. (Applaudissements sur des travées des groupes UC et CRCE. – MM. Laurent Somon et M. Franck Menonville applaudissent également.)
M. le président. La parole est à M. Guillaume Chevrollier. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Guillaume Chevrollier. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, l’agriculture est une chance formidable pour la France. L’épidémie de covid-19 a rappelé son importance stratégique, ainsi que celle des agriculteurs, qui se sont engagés, tout au long de cet épisode de crise sanitaire, pour nourrir les Français alors qu’une partie du pays était à l’arrêt. À l’heure où l’équilibre du monde est déstabilisé par le conflit russo-ukrainien, la souveraineté alimentaire est désormais non plus une option, mais une nécessité pour la France, qui a été et doit redevenir une grande nation agricole.
Néanmoins, pour atteindre cet objectif, il est indispensable de jeter un regard critique sur l’ensemble de notre politique agricole, de la production jusqu’au consommateur final. C’est tout l’objet du rapport d’information de la commission des affaires économiques réalisé par nos quatre collègues, dont je salue ici le travail. En effet, comment ne pas s’inquiéter lorsque l’on observe que la France se trouve être l’un des seuls grands pays agricoles dont les parts de marché reculent, passant de la deuxième à la cinquième place parmi les exportateurs mondiaux en vingt ans ?
Dans le même temps, et comme le souligne le rapport, les importations alimentaires de la France ont doublé depuis 2000 et représentent, bon an, mal an, plus de la moitié des denrées consommées par les Français.
Notre production de viande bovine est, elle, en net recul. La France a perdu 11 % de son cheptel en six ans seulement, soit 837 000 vaches, et mon département de la Mayenne n’est pas épargné : en dix ans, on est passé de 600 000 bovins à 530 000.
Cette situation est particulièrement inquiétante au regard des importations de viande bovine, qui ont, elles, augmenté de 15 % sur un an, entre 2021 et 2022. Ainsi, un quart du bœuf consommé en France est importé, contre moins de 20 % il y a quelques années.
Bien sûr, comme le souligne également le rapport, de nombreux facteurs entrent en jeu pour expliquer cette situation. Le non-renouvellement générationnel des agriculteurs est problématique : entre 1982 et 2019, leur nombre a été divisé par quatre, passant de 1,6 million à 400 000.
Le constat étant dressé, il nous faut désormais mettre sur la table les solutions qui permettront de redresser la ferme France et de préserver notre titre de puissance agricole. Nous devons pour cela susciter un choc de compétitivité, qui passe d’abord par la nécessaire simplification des normes applicables aux agriculteurs. Il est indispensable de leur donner de la clarté et de la visibilité sur des normes sanitaires, environnementales et administratives qui ne cessent d’évoluer.
Ainsi, pour ne citer qu’un exemple récent, l’Union européenne est en train de se pencher sur une révision des normes de commercialisation visant à changer les règles d’étiquetage des modes d’élevage des volailles, ce qui menace désormais la production de volailles fermières, particulièrement présente dans l’ouest de la France.
Pendant ce temps nos accords de libre-échange autorisent l’importation de denrées alimentaires dont les normes de production sont loin des standards européens, avec un coût, logiquement, réduit.
Nous sommes donc en train, d’un côté, d’asphyxier nos agriculteurs sous des normes et des surtranspositions que nous n’exigeons pas des pays hors Union européenne et, d’un autre côté, de créer deux France : une France qui peut s’offrir des produits européens plus chers en raison des normes et une France qui achète et consomme des denrées importées qui échappent à certains contrôles. Cela doit cesser.
Il nous faut aussi engager d’urgence un choc de simplification pour notre agriculture et une révision des accords de libre-échange. Ces deux conditions sont indispensables pour permettre à nos concitoyens de consommer français à un coût compétitif.
Le défi du renouvellement générationnel auquel est confronté notre monde agricole doit également faire l’objet d’une action urgente. Cela passe par le renforcement de l’accompagnement des jeunes agriculteurs, notamment avec la dotation jeune agriculteur (DJA). Les banques doivent également jouer leur rôle en mettant à leur disposition des interlocuteurs véritablement à l’écoute de leurs projets.
Enfin, le dernier chantier est incontestablement celui de l’adaptation de notre agriculture au réchauffement climatique, que ce soit en matière d’utilisation de la ressource en eau ou de gestion des catastrophes naturelles. Il est indispensable de soutenir les agriculteurs qui investissent dans des équipements d’irrigation moins consommateurs en eau et plus performants. Il convient aussi de mieux protéger nos exploitations agricoles dans le cadre du dispositif de catastrophes naturelles. Comme bon nombre d’entre vous l’ont constaté, les grêles ont causé des dégâts importants sur nos cultures au printemps dernier – d’ailleurs, monsieur le ministre, vous étiez alors venu dans mon département. Il est donc de notre devoir d’accompagner et de mieux soutenir ceux qui subissent ces pertes, comme cela a été fait avec la réforme du système d’assurance récolte.
En résumé, il nous faut nous donner les moyens de travailler avec nos agriculteurs à une législation plus équilibrée et à des accords internationaux plus justes. Il y a donc du pain sur la planche, monsieur le ministre !