Mme la présidente. La séance est reprise.
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Amélioration de l’économie du livre
Adoption en procédure accélérée d’une proposition de loi dans le texte de la commission modifié
Mme la présidente. L’ordre du jour appelle la discussion, à la demande du groupe Les Républicains, de la proposition de loi visant à améliorer l’économie du livre et à renforcer l’équité entre ses acteurs, présentée par Mme Laure Darcos (proposition n° 252, texte de la commission n° 663, rapport no 662, avis n° 651).
La procédure accélérée a été engagée sur ce texte.
Dans la discussion générale, la parole est à Mme Laure Darcos, auteure de la proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, ainsi que sur des travées du groupe UC. – M. Julien Bargeton applaudit également.)
Mme Laure Darcos, auteure de la proposition de loi. Madame la présidente, madame la ministre, madame la rapporteure – chère Céline –, madame la rapporteure pour avis – chère Martine –, mes chers collègues, « le livre de pierre, si solide et si durable, allait faire place au livre de papier, plus solide et plus durable encore. […] Ceci tuera cela ». Chacun connaît la prophétie de Victor Hugo, qui voit le livre comme l’élément premier et constitutif de la civilisation moderne, comme sa pierre angulaire. Y attenter, c’est mettre un pied dans le vide ou tout déconstruire. Tel est l’enjeu !
Quarante ans après le vote de la loi Lang, qui institua un principe d’équité, je vous propose tout simplement, sur le même principe, de continuer à sauvegarder ce fondement vital de toute culture. Ce propos ne relève pas d’une posture de circonstance. Mon engagement en faveur du livre ne date pas d’aujourd’hui. C’est un secteur d’activité dans lequel j’ai évolué durant bien des années et dont je connais les lignes de force et les fragilités. C’est aussi un univers dont j’apprécie les valeurs et les acteurs, qui œuvrent sans relâche et avec beaucoup d’intelligence pour défendre trois causes essentielles à mes yeux : la connaissance, la création et la diversité des modes d’expression culturelle.
Cette proposition de loi est le fruit de très nombreuses heures de consultations, de débats et de rencontres avec les acteurs de la chaîne du livre et de l’édition musicale : auteurs, éditeurs, détaillants et responsables de syndicats professionnels. Je les remercie de leur disponibilité et de leur engagement à mes côtés pour bâtir un texte équilibré et – je l’espère – pertinent à l’heure de grands bouleversements sanitaires, économiques et technologiques.
Je tiens également à remercier le président du Sénat, Gérard Larcher, le président de la commission de la culture, Laurent Lafon, ainsi que le président de mon groupe politique, Bruno Retailleau : ils ont accepté, non seulement de saisir le Conseil d’État afin de solliciter son expertise juridique, mais également, une fois l’avis de cette instance connu, d’inscrire très rapidement cette proposition de loi à l’ordre du jour de notre assemblée.
Ma gratitude va aussi à mes amies et collègues la rapporteure au fond, Céline Boulay-Espéronnier, et la rapporteure pour avis, Martine Berthet, qui m’ont rejointe dans ce monde du livre et dans l’intérêt passionné qu’il suscite forcément.
Enfin, j’adresse mes chaleureux remerciements à Mme la ministre de la culture, à son cabinet et aux responsables du service du livre et de la lecture. Nous nous connaissons de longue date. Ils m’ont constamment encouragée et accompagnée.
En préambule, je rappellerai que la dernière loi consacrée au livre date de 2014. Le législateur avait alors jugé nécessaire d’intervenir pour encadrer les conditions de la vente à distance des livres. Il avait notamment posé l’interdiction de la décote de 5 % sur le prix fixé par l’éditeur lorsque le livre est expédié à l’acheteur ; sept ans après cette loi de régulation, la proposition de loi que je soumets à votre appréciation est marquée du sceau de la transparence, de la confiance et de la projection dans l’avenir.
La transparence des règles du jeu concurrentiel sur le marché du livre est indispensable. Pour vous en convaincre, je tiens à rappeler que le commerce de détail de livres neufs est caractérisé par une rentabilité médiocre, la plus faible des branches du commerce.
Le bénéfice annuel d’une librairie de taille moyenne employant trois salariés représente 1 % de son chiffre d’affaires, soit environ 5 000 euros. Beaucoup de librairies indépendantes peinent à atteindre l’équilibre et sont menacées de disparition. De nombreux facteurs exogènes pèsent sur leur rentabilité, notamment les loyers, particulièrement élevés dans les centres-villes. Faute de fonds propres suffisants, certains libraires renoncent à moderniser leur magasin ; près des deux tiers ne peuvent avoir recours à des sites de vente à distance et gagner ainsi en visibilité.
Agir pour plus de transparence comme je le propose, c’est en premier lieu mettre fin à une distorsion de concurrence contraire à l’esprit de la loi du 10 août 1981 : la quasi-gratuité des frais de livraison pratiquée par certaines plateformes de e-commerce. La mise en œuvre d’un tarif réglementé de livraison de livres à domicile, tenant compte de la réalité des tarifs des prestataires de services postaux, m’a d’emblée paru une solution d’équité pertinente.
Mes chers collègues, nous le savons tous, Amazon est un acteur important du marché du livre et pratique la livraison à 1 centime d’euro, quel que soit le montant du panier d’achat, obligeant ses concurrents à s’aligner sur ce tarif. Amazon est clairement déficitaire sur ce marché, mais n’en a cure, puisque l’optimisation fiscale qu’il pratique lui permet d’écraser toute concurrence.
Je regrette également que l’Autorité de la concurrence n’ait rien trouvé à redire à une telle anormalité, car cette distorsion de concurrence empêche bel et bien les libraires de développer une offre internet compétitive et de qualité, complémentaire de l’offre en magasin.
Lors des auditions, j’ai entendu l’argument selon lequel Amazon serait le défenseur de la ruralité et des plus modestes. Cette assertion ne convaincra personne à la lumière des chiffres dont nous disposons : si Amazon dessert effectivement les territoires ruraux, son marché principal se trouve dans les grandes agglomérations et auprès des catégories socioprofessionnelles favorisées, lesquelles sont parfaitement capables d’absorber une augmentation des tarifs de livraison.
Ce sont bien la préservation de la diversité culturelle, le maintien de l’accès de tous les citoyens à la culture et la vitalité de l’économie locale dans les centres-villes et les centres-bourgs qui sont ici en jeu.
Agir pour plus de transparence, c’est également garantir au consommateur un affichage du prix du livre cohérent et dépourvu de toute ambiguïté sur les sites de vente à distance de livres neufs et d’occasion. Trop souvent, l’acheteur doit faire face à une confusion, parfois volontairement entretenue, en matière de prix. Or – faut-il le rappeler ? – le prix du livre neuf est un prix unique, fixé par l’éditeur ou l’importateur, conformément aux dispositions de la loi Lang. Je propose une clarification en la matière.
Agir pour plus de transparence, enfin, c’est mieux encadrer la pratique des soldes de livres et empêcher le contournement de la loi par un éditeur qui, sans modifier le prix fixé par lui en tant qu’éditeur, voudrait procéder à des ventes directes à prix cassé comme détaillant.
Ma proposition de loi est également marquée du sceau de la confiance à l’égard des acteurs du livre et de l’édition musicale.
L’article 3 s’emploie à faire évoluer certaines règles applicables aux relations entre auteurs et éditeurs dans les domaines du livre et de la musique, avec l’objectif d’établir entre eux des relations à la fois loyales et équilibrées.
Parmi les mesures favorables aux auteurs dans le secteur du livre, je propose, d’une part, l’amélioration de l’information qui leur est due sur l’exploitation de leurs œuvres et le montant de leurs droits en cas de cessation d’activité d’une maison d’édition ; d’autre part, la reprise de ses droits par l’auteur lorsque la maison d’édition avec laquelle il est sous contrat a cessé son activité depuis plus de six mois ou lorsqu’une liquidation judiciaire a été prononcée.
Ma proposition de loi tire par ailleurs les conséquences du nouvel accord interprofessionnel signé le 29 juin 2017 entre le Conseil permanent des écrivains et le Syndicat national de l’édition. Cet accord porte à la fois sur la provision pour retours d’exemplaires invendus et sur la compensation des droits issus de l’exploitation de plusieurs livres, plus communément appelée compensation intertitres. Désormais, le contrat d’édition ne pourra prévoir la provision pour retours qu’à condition d’en déterminer le taux et l’assiette ou, à défaut, la méthode de calcul. La compensation intertitres est quant à elle exclue, sauf convention contraire conclue entre l’auteur et l’éditeur et distincte du contrat d’édition.
Ma proposition de loi ouvre enfin la possibilité, pour les auteurs et les organisations de défense des auteurs, de saisir le médiateur du livre en cas de litige portant sur l’application des lois du 10 août 1981 relative au prix du livre et du 26 mai 2011 relative au prix du livre numérique. Curieusement, la loi du 17 mars 2014 relative à la consommation ne les avait pas mentionnés. L’élargissement de la saisine du médiateur du livre fait consensus et concourt au renforcement de la confiance entre auteurs et éditeurs.
Concernant les relations entre auteurs et éditeurs dans le secteur de l’édition musicale, le présent texte complète le code de la propriété intellectuelle afin de tirer toutes les conséquences de l’accord signé le 4 octobre 2017 par les organisations professionnelles représentatives des éditeurs de musique et des auteurs d’œuvres musicales. Cet accord, qui prend la forme d’un code des usages et des bonnes pratiques de l’édition d’œuvres musicales, clarifie les relations contractuelles entre ces parties.
En préambule, j’évoquais la nécessité de se projeter dans l’avenir. Se projeter dans l’avenir, c’est conforter la présence du livre au cœur même de nos communes et préserver sur l’ensemble du territoire un réseau dense de détaillants. Les 3 300 librairies indépendantes de France sont un joyau qu’il nous faut défendre et soutenir sans faillir contre la dictature de l’algorithme et l’uniformisation des contenus, inhérente au modèle économique d’une grande plateforme.
Regardons les choses en face : c’est la diversité culturelle qui est ici en jeu. Rien ne remplace le contact avec le libraire, qui, par ses conseils, joue un rôle d’éveil et éclaire le choix du lecteur. C’est pourquoi j’ai souhaité que nos collectivités territoriales aient la faculté d’accorder des subventions à leurs libraires, comme elles le font pour les petites salles de cinéma grâce à la loi dont notre collègue Jean-Pierre Sueur prit l’initiative.
Enfin, ma proposition de loi modernise les règles du dépôt légal numérique. Il s’agit de permettre aux grands opérateurs que sont la Bibliothèque nationale de France, le Centre national du cinéma et de l’image animée et l’Institut national de l’audiovisuel de poursuivre, avec toute l’efficacité voulue, les missions qui leur sont dévolues : la collecte et la conservation pour les générations futures du patrimoine documentaire de la France.
Lors de l’entrée en vigueur de la loi du 1er août 2006 relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information, les contenus numériques étaient très largement accessibles et leur collecte était dépourvue de dispositifs de cryptage. Cette gratuité n’est plus de mise aujourd’hui. De nombreux services et contenus sont devenus payants, à tel point que les organismes dépositaires rencontrent de plus en plus de difficultés pour en organiser eux-mêmes la collecte automatisée. Afin de pallier ces difficultés, je propose de créer, à la charge des déposants, une obligation de transmission des documents numériques non accessibles tout en leur laissant le choix de la procédure de dépôt.
Mes chers collègues, tels sont les enjeux auxquels tend à répondre ma proposition de loi et les objectifs d’équité qu’elle vise. J’espère que vous partagerez mon analyse et que vous pourrez vous associer à ma démarche en faveur du dynamisme culturel de nos territoires et du plus large accès possible de nos concitoyens à la culture. Sinon, je vous répondrai ce que disait Churchill à ceux qui tergiversaient face à l’investissement culturel ou qui ne voyaient là qu’un débat subalterne : « Alors, pourquoi nous battons-nous ? » Telle est la question que je vous pose aujourd’hui ! (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et UC. – MM. Jean-Pierre Decool et Bernard Fialaire applaudissent également.)
Mme la présidente. La parole est à Mme la rapporteure. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Céline Boulay-Espéronnier, rapporteure de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication. Madame la présidente, madame la ministre, monsieur le président de la commission – cher Laurent Lafon –, mes chers collègues, Laure Darcos a mis dans sa proposition de loi visant à améliorer l’économie du livre et à renforcer l’équité entre ses acteurs l’enthousiasme et le talent que nous lui connaissons tous. En tant que rapporteure, j’ai moi-même pu mesurer, durant les auditions et tables rondes que j’ai menées, que ce texte était très attendu par tous les acteurs concernés. Il propose en effet la première réforme d’ampleur du monde de l’édition depuis 2014. Nous le savons bien à la commission de la culture, les auteurs, les éditeurs, les libraires, ceux qui font vivre au quotidien le livre, doivent être entendus et préservés comme partie intégrante de notre exception culturelle.
Avec la loi sur le prix unique de 1981, dont nous fêtons les quarante ans cette année, la France s’est dotée d’une législation protectrice, copiée depuis dans de nombreux pays, justifiée par le caractère très singulier du livre dans notre culture. En effet, nous sommes un pays littéraire. C’est d’ailleurs à quelques mètres de notre hémicycle, au détour d’une allée du Luxembourg, que Gérard de Nerval célébrait de sa prose la beauté d’une passante « vive et preste comme un oiseau ». Victor Hugo, qui a siégé ici même, a fait naître dans ce jardin l’amour entre Marius et Cosette dans Les Misérables, et William Faulkner y a imaginé la dernière scène de Sanctuaire.
En un mot, dans notre pays pétri de littérature, et plus encore sur ces travées, il est normal que l’écrit recueille toute l’attention des pouvoirs publics. Dès lors, le politique doit prendre ses responsabilités, car il est essentiel de protéger et de valoriser les acteurs qui font vivre l’écrit.
Avec sa réjouissante ironie, Guy Bedos disait : « Le seul prix qui intéresse vraiment un écrivain, c’est le prix du livre. » (Sourires.) Faut-il y voir un hommage à la loi sur le prix unique ? Peut-être… En tout cas, cette proposition de loi a le mérite de saisir la logique économique du secteur du livre, qui va de l’auteur au lecteur en passant par l’éditeur, le libraire et tant d’autres.
Demain, nous examinerons une proposition de loi de Sylvie Robert, très complémentaire, qui propose une réforme d’ampleur des bibliothèques : c’est ainsi tout le livre qui est valorisé.
Cette économie du livre, remarquons-le, est sans cesse menacée et constamment ressourcée.
Mes chers collègues, revenons quelques années en arrière. À l’arrivée de la télévision, combien de parents ont cru, désespérés, que leurs enfants ne liraient plus ? Il y a dix ans, le livre numérique ne devait-il pas tout emporter sur son passage ? Aujourd’hui, internet et les réseaux sociaux ne suscitent-ils pas une vive inquiétude, tant l’attrait des écrans est grand ? Ces derniers ont même pénétré nos vies. Pourtant, force est de constater qu’à chaque fois l’objet livre survit. Mieux, il se développe, insensible aux modes et au temps qui passe.
C’est à la lueur de ces constats que notre collègue Laure Darcos a déposé une proposition de loi dont l’ambition est d’adapter le monde du livre à notre époque. Son article 1er permet de restaurer une concurrence plus saine et loyale entre les libraires et les grandes plateformes de vente en ligne. Si la vente à distance permet la distribution de livres sur l’ensemble du territoire, pour certains difficiles à se procurer – on ne peut pas le nier –, avec une qualité de service appréciable, nous avons néanmoins cherché à préserver le choix dans le mode d’acquisition de l’ouvrage.
Autrement dit, il était important de réinstaurer un équilibre entre les différents acteurs de la vente à distance et, ce faisant, d’encourager nos concitoyens à aller plus fréquemment dans les librairies. Le journaliste François Busnel décrit très justement cette expérience : « Une librairie, c’est l’endroit où l’on pense trouver ce que l’on cherche et dont on ressort souvent avec des livres auxquels on n’avait jamais songé. » Là est la vraie diversité culturelle. Notre collègue Julien Bargeton notait d’ailleurs dans son rapport pour avis sur le dernier projet de loi de finances une division par trois du nombre de références vendues entre novembre 2019 et novembre 2020, conséquence de la fermeture des librairies pendant une partie de l’année.
Gardons bien à l’esprit que la librairie, c’est la liberté de flâner et de se laisser surprendre, alors que la vente en ligne, c’est la liberté de trouver précisément ce que l’on cherche et seulement cela. L’article 1er vise donc à pérenniser cette distinction, ce qui implique de protéger notre réseau de libraires indépendants, qui, eux, sont présents dans tous les territoires.
Participe également de cet effort l’article 2, qui ouvre aux communes et intercommunalités la possibilité d’aider financièrement les libraires.
L’article 3, pour sa part, procède à une rénovation du contrat d’édition. Il permet de conforter la confiance qui doit exister entre l’auteur et son éditeur, relation aussi nécessaire que complexe. On peut d’ailleurs se féliciter que l’article transpose dans la loi l’accord conclu entre les associations d’auteurs et d’éditeurs en 2017, ce qui signifie que le dialogue social se déroule sans trop d’encombres – tel n’a pas toujours été le cas.
Enfin, l’article 5 actualise et modernise le dépôt légal. Comme je le soulignais en introduction, il s’agit là aussi d’une manière d’adapter la collecte de notre mémoire, de toutes nos mémoires, au monde numérique. Si le champ de l’article dépasse le domaine de l’écrit, il n’en est pas moins intéressant, car il transpose finalement au numérique la politique de préservation instaurée en 1537 par François Ier.
Mes chers collègues, vous le constatez, ce texte ne manque ni de souffle ni d’ambition !
Avant de terminer, je tiens à souligner que j’ai pu bénéficier d’aides précieuses pour vous présenter aujourd’hui mon analyse sur cette proposition de loi.
Tout d’abord, je pense au Conseil d’État, qui, saisi par le président du Sénat, a remis un avis très positif. Je le remercie de la clarté de son propos et du respect qu’il a manifesté à cette occasion pour l’initiative parlementaire.
Ensuite, je pense aux services du ministère de la culture, dont je salue l’aide précieuse. Ils m’ont permis de bien appréhender la complexité de ce secteur et de mener, dans des délais très brefs, un travail passionnant que j’espère abouti.
Enfin, je remercie sincèrement notre collègue Martine Berthet, rapporteure pour avis de la commission des affaires économiques. Si nos opinions ont parfois pu diverger, nous avons mené un travail d’écoute, nous avons eu des échanges passionnants, de grande qualité, et nous nous sommes rejointes sur l’essentiel, à savoir la nécessité de préserver un cadre équilibré et spécifique pour le commerce des livres.
Je sais que nos débats de ce jour seront le reflet de ce travail riche, mené dans le sens de l’intérêt général. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, ainsi que sur des travées du groupe UC.)
Mme la présidente. La parole est à Mme la rapporteure pour avis. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Martine Berthet, rapporteure pour avis de la commission des affaires économiques. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, la commission des affaires économiques s’est saisie pour avis de l’article 1er de cette très intéressante proposition de loi de Laure Darcos.
L’article 1er opère trois modifications. Plus particulièrement, nous nous sommes penchés sur la disposition qui prévoit la fixation, par arrêté ministériel, d’un tarif plancher des frais d’envoi de livres devant obligatoirement être facturé au client. La commission a adopté un amendement qui vise à supprimer cette mesure. Je souhaite vous expliquer le raisonnement qui a conduit à ce choix.
L’article 1er part d’un constat que nous faisons tous : la vente en ligne de livres se développe rapidement – elle atteint à présent environ 20 % du marché, soit 70 millions de livres par an – et peut représenter un danger pour la pérennité de nos librairies indépendantes. Dans ce domaine, le principal acteur, qui fut d’ailleurs initialement une librairie aux États-Unis, vend environ 40 millions de livres par an en France.
Aussi, la question qui se pose est la suivante : comment les librairies indépendantes peuvent-elles rivaliser avec de grands acteurs mondiaux, surtout numériques, lorsque ces plateformes pratiquent des frais d’envoi à 1 centime d’euro ? L’article 1er propose d’y répondre en fixant par arrêté ministériel un tarif plancher des frais d’envoi de livres, obligatoirement facturé au client.
Après analyse, nous pensons que la mesure proposée présentera d’importants effets de bord. Elle devrait conduire à une hausse drastique des prix des livres, qui enrichira directement et massivement les grandes plateformes que l’on essaie justement de réguler sans que les libraires gagnent des clients pour autant. En effet, cette mesure repose sur une hypothèse à laquelle la commission ne souscrit pas : les clients des plateformes vont soudainement les quitter lorsqu’ils devront payer les frais d’envoi, pour se rendre dans des librairies physiques ou sur le site internet d’une librairie.
Selon nous, les consommateurs qui se rendent sur ces plateformes de ventes en ligne ne recherchent pas simplement la quasi-gratuité des frais de livraison : ils en sont clients pour d’autres raisons, comme la profondeur de l’offre ou la rapidité de la livraison. Nous pensons donc qu’ils resteront clients de ces plateformes, d’autant qu’ils appartiennent souvent aux catégories aisées. Aussi, nous sommes face au schéma suivant : le lecteur paiera quelques euros de plus par livre tout en continuant d’acheter sur les plateformes de commerce en ligne. En conséquence, les grands gagnants de cette facturation obligatoire seront les géants du numérique eux-mêmes. Ils pourront facturer 2 ou 3 euros de plus par livre sans perdre de client.
Pour ne prendre qu’un exemple, Amazon vend 40 millions de livres par an en France. S’il touche demain 2,50 euros de plus par livre, du fait de cette mesure, Amazon verra son chiffre d’affaires augmenter de 100 millions d’euros d’un coup sans rien faire.
La commission a donc proposé de rejeter ce chèque en blanc donné, certes involontairement, aux grandes plateformes.
En outre, la hausse des prix sera immédiate et massive : un tarif plancher de 2,50 euros représenterait une augmentation de 25 % pour un livre neuf, payé en moyenne 10 euros. Nous ne sommes pas convaincus qu’une telle hausse des prix soit un signal que nous devrions envoyer en ces temps troublés.
Par ailleurs, cette mesure créera une inégalité entre lecteurs : ceux qui habitent les centres-villes pourront échapper aux frais en se rendant dans une librairie physique ; ceux qui vivent en zone rurale ou périurbaine ne le pourront qu’en prenant leur voiture pour faire plusieurs kilomètres ou en se rendant dans les grandes surfaces, dont l’offre est par nature bien plus réduite. Seul le lecteur urbain de centre-ville verra donc sa situation inchangée.
Ces dispositions pourraient être un peu plus acceptables si elles bénéficiaient aux libraires. Mais, là également, le bât blesse : les librairies ne gagneront pas de clients ou elles n’en gagneront que très peu. Un tel cadeau aux grandes plateformes n’est donc pas justifié, a fortiori de la part du législateur.
Aussi, nous avons proposé la suppression de cette mesure. Non seulement nous voulons éviter une hausse massive des prix, mais nous refusons de donner, sans la moindre contrepartie, des dizaines de millions d’euros à des plateformes qui, pour certaines, pratiquent cette optimisation fiscale qui nuit tant à nos commerçants.
Madame la ministre, nous avons entendu les annonces du Président de la République pour un prix véritablement unique du livre. Compte tenu des difficultés que soulève l’article 1er, quelles sont les modalités opérationnelles auxquelles le Gouvernement réfléchit ? Comment atteindre cet objectif sans faire de cadeau aux géants du numérique ? (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, ainsi que sur des travées du groupe UC.)
Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre.
Mme Roselyne Bachelot, ministre de la culture. Madame la présidente, monsieur le président de la commission – cher Laurent Lafon –, madame la rapporteure Céline Boulay-Espéronnier, madame la rapporteure pour avis Martine Berthet, madame l’auteure de la proposition de loi – chère Laure Darcos –, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, le livre n’est pas un bien comme les autres. C’est autour de cette conviction essentielle que s’est structuré, depuis les années 1980, le soutien de l’État à la filière du livre.
Par l’instauration d’un prix unique du livre ou le soutien constant aux différents maillons de la chaîne du livre au travers des aides du Centre national du livre, la France a su, au cours des quarante dernières années, protéger cette filière tout en accompagnant ses mutations.
S’il ne faisait aucun doute que les Français étaient attachés au livre et à la lecture, la crise sanitaire a été l’occasion de le rappeler et de mettre en lumière notre première industrie culturelle.
Les libraires et les maisons d’édition ont été particulièrement touchés par les périodes de confinement, mais le soutien public a été une nouvelle fois au rendez-vous. En complément des dispositifs transversaux, le ministère de la culture a su rapidement déployer de nombreuses mesures sectorielles : fonds de soutien aux librairies indépendantes et aux maisons d’édition, prise en charge des frais d’expédition, modernisation des équipements, etc.
Le retour en nombre des clients à l’issue du confinement a une nouvelle fois montré la soif de lecture qui anime nos concitoyens ; et le développement des ventes par internet a permis de limiter la chute des ventes en 2020 – ces dernières ont reculé de 3,3 % en moyenne par rapport à 2019, selon le syndicat de la librairie française.
Le soutien au secteur du livre doit être constant : c’est le sens des crédits importants que j’ai souhaité lui dédier dans le cadre du plan de relance. En 2021 et 2022, 53 millions d’euros seront ainsi déployés afin de poursuivre la modernisation des librairies et des bibliothèques, de généraliser le dispositif Jeunes en librairie et de renforcer les achats publics de livres.
Au-delà de cet accompagnement financier indispensable, la filière connaît de grandes mutations depuis dix ans – vous l’avez souligné, chère Céline Boulay-Espéronnier. Je pense en particulier à l’accroissement des ventes en ligne. Il était ainsi indispensable d’adapter l’arsenal législatif existant. C’est le sens de la proposition de loi que nous examinons aujourd’hui et qui comprend donc des dispositions très attendues. Le Gouvernement y attache une importance particulière. C’est précisément pourquoi il a demandé qu’elle fasse l’objet d’une procédure accélérée.
Cette proposition de loi concerne à titre principal l’économie du livre, mais elle va au-delà : une de ses dispositions porte sur le contrat d’édition dans le secteur de la musique enregistrée et un article est consacré à la modernisation de l’outil du dépôt légal des œuvres. Ce n’est pas seulement un hasard du calendrier si elle est examinée la veille de la proposition de loi de Mme Sylvie Robert, que je salue. Je sais combien les deux sénatrices ont travaillé ensemble sur la politique du livre et de la lecture, dont les enjeux sont très largement transpartisans.
Ce texte bienvenu vient compléter et moderniser la régulation du secteur du livre en adaptant les deux grands types de normes dont il bénéficie : les règles économiques et les règles du droit d’auteur.
En matière économique, tout d’abord, il contient un certain nombre de mesures visant à moderniser et à adapter notre loi de prix fixe. La loi Lang du 10 août 1981, dont nous fêtons cette année le quarantième anniversaire, a su démontrer son rôle essentiel dans le maintien de la diversité des réseaux de distribution du livre et de la diversité éditoriale.
Nous nous devons bien sûr de faire vivre cette loi, cette mesure d’exception culturelle structurante. Or les équilibres que doit préserver cette législation sont fragilisés par le développement de certaines pratiques, qu’il faut encadrer au fur et à mesure qu’elles se développent et s’installent dans le paysage du commerce du livre. Chère Laure Darcos, vous avez parfaitement décrit les difficultés et les défis que doivent affronter nos libraires.
La proposition de loi que nous examinons ensemble aujourd’hui prévoit des dispositions visant à un renforcement très important de notre régulation du prix de vente du livre. Il s’agit en effet de compléter et de parfaire l’encadrement des pratiques de vente à distance, qui avait été introduit par le législateur en 2014.
L’impact de cette législation de 2014 n’a pas été nul, loin de là. Toutefois, il paraît aujourd’hui insuffisant, des conditions inéquitables de concurrence perdurant sur ce marché. Un opérateur propose systématiquement la livraison quasi gratuite des livres, quelle qu’en soit la quantité et quel que soit le montant d’achat, aucun autre acteur ne parvenant à proposer une telle aubaine au lecteur. Cette extraordinaire politique tarifaire, cette étrange générosité, cet opérateur ne la propose de surcroît que pour les livres.
Depuis 1981, nous avons, au regard de la nature spécifique du livre, limité la concurrence par les prix au sein de ce marché. Le seul geste commercial possible, c’est la ristourne de 5 % maximum que tous les détaillants peuvent se permettre. La pratique commerciale dont nous parlons, celle que cette proposition de loi vise à prohiber, constitue indubitablement une nouvelle forme de concurrence par les prix, qui ne permet plus à la loi de 1981 de produire son plein effet.
Ces dispositions sont utiles et même nécessaires. Le Gouvernement les soutient pleinement. Je sais qu’un certain nombre de doutes et d’inquiétudes ont été exprimés en amont de l’examen en séance publique de ce texte. J’espère que nos débats permettront de les lever.
Par ailleurs, il paraît essentiel aujourd’hui de renforcer l’information du consommateur, en clarifiant la distinction entre livres neufs et livres d’occasion dans la vente en ligne. Conformément aux préconisations du médiateur du livre, il s’agit d’éviter que soit entretenue dans l’esprit du consommateur une confusion tendant à brouiller la perception du principe du prix unique du livre neuf.
Nous devons également veiller, comme nous l’a recommandé le médiateur du livre, à resserrer la pratique des soldes de livres dans le cadre de ventes directement opérées par les éditeurs, afin de ne pas fragiliser l’économie des libraires.
Ces mesures proposées par Laure Darcos sont tout à fait cohérentes avec l’économie générale de la loi sur le prix unique du livre.
Le principe d’équité qui sous-tend cette proposition de loi doit également guider la recherche de solutions pour ce qui concerne les relations entre un auteur et son éditeur. J’ai présenté en mars dernier un programme de mesures qui permettront d’améliorer les conditions de création des auteurs. L’une d’entre elles vise à accompagner les négociations professionnelles sur l’équilibre de la relation contractuelle, notamment dans le secteur du livre.
Dans le prolongement du long processus de concertation interprofessionnelle dont est issue la réforme fondamentale de l’économie des relations contractuelles de 2014, j’ai confié au professeur Pierre Sirinelli une nouvelle mission de médiation, afin d’accompagner les organisations professionnelles représentant les auteurs et les éditeurs dans le travail d’évaluation et de révision de l’accord du 1er décembre 2014 entre le Conseil permanent des écrivains et le Syndicat national de l’édition sur le contrat d’édition dans le secteur du livre. Cet exercice de révision doit permettre de régler les difficultés nées de l’application de cet accord et de tenir compte de l’évolution des usages professionnels, ainsi que des mutations induites par les technologies numériques.
Il faut laisser à cette nouvelle étape du dialogue interprofessionnel le temps de prospérer et d’aboutir à la construction de solutions consensuelles que les différents acteurs pourront s’approprier. Cependant, certains sujets consensuels tels que les problématiques spécifiquement liées à la cessation d’activité des entreprises d’édition ne sont pas dans le champ de l’accord de 2014 et nécessitent sans attendre une adaptation de la loi. La proposition de loi doit permettre, en cas de cessation d’activité de l’éditeur, d’une part, d’améliorer l’information des auteurs sur l’exploitation des œuvres éditées et, d’autre part, de faciliter la reprise de ses droits par l’auteur en simplifiant les conditions de résiliation dudit contrat.
Ce texte offre également une base législative à l’accord interprofessionnel signé par le Conseil permanent des écrivains et le Syndicat national de l’édition en 2017 et relatif à l’encadrement des pratiques de la provision pour retours d’exemplaires invendus et de la compensation intertitres.
Toutes ces mesures permettront d’améliorer l’équilibre et la transparence dans les relations entre auteurs et éditeurs.
Enfin, ce texte apporte un complément très attendu au cadre légal du dépôt légal des œuvres à l’ère du numérique. Depuis l’ordonnance royale du 28 décembre 1537, le dépôt légal constitue un dispositif essentiel pour la constitution de la mémoire documentaire de la France. Il assure l’entrée dans les collections nationales de la production éditoriale diffusée sur le territoire national et sa conservation pérenne pour les générations à venir. Or le dispositif mis en place par la loi du 1er août 2006 relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information, qui a permis la collecte automatique des services de communication au public en ligne, à savoir les sites web, ainsi que leur contenu numérique, ne permet plus de garantir l’effectivité du dépôt légal pour les œuvres qui ne sont pas librement accessibles.
Parce qu’elles sont protégées par des mots de passe ou des systèmes d’achat en ligne, de nombreuses œuvres numériques ne sont plus collectées automatiquement par les robots des organismes dépositaires que sont la Bibliothèque nationale de France, l’Institut national de l’audiovisuel et le Centre national du cinéma et de l’image animée. Pour pallier cette difficulté et permettre rapidement la complétude du dépôt légal, il est donc nécessaire d’opérer dès maintenant une modification du cadre légal, pour que les éditeurs et producteurs de contenus numériques non librement accessibles puissent déposer eux-mêmes ces derniers auprès desdits dépositaires, à l’instar de ce qui est opéré pour les documents physiques. La France rejoindrait ainsi les autres pays qui opèrent déjà la collecte des documents numériques de manière complète.
Mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, c’est donc un texte important qui est soumis à votre examen, et je veux saluer Laure Darcos qui en a pris l’initiative, ainsi que Céline Boulay-Espéronnier pour son travail en tant que rapporteure. Cette proposition de loi permet d’adapter le monde du livre à l’ère numérique, de rééquilibrer les relations souvent complexes entre éditeurs et auteurs, de consolider l’attachement profond de notre pays au secteur. C’est un beau symbole qu’elle soit examinée l’année de la célébration des quarante ans de la loi Lang.
Vous l’aurez compris, le Gouvernement est résolument favorable à ce texte. Vous pouvez compter sur ma mobilisation pour permettre la poursuite du processus législatif à l’Assemblée nationale. (Applaudissements sur les travées des groupes RDPI, GEST, INDEP, RDSE, UC et Les Républicains.)