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Rappels au règlement
Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Pierre Sueur, pour un rappel au règlement.
M. Jean-Pierre Sueur. Mon rappel au règlement se fonde sur l’article 45 de la Constitution.
M. le président du groupe La République en Marche à l’Assemblée nationale a annoncé hier que son groupe entendait déposer prochainement une proposition de loi sur les violences à l’intérieur de la famille, soit exactement le même sujet que celui dont nous sommes maintenant amenés à délibérer, sur la base d’une proposition de loi adoptée par l’Assemblée nationale.
Nous sommes donc en plein imbroglio ! Que se passera-t-il si une nouvelle proposition de loi sur les violences à l’intérieur de la famille entre en discussion alors que nous n’aurons peut-être pas achevé l’examen du présent texte, une commission mixte paritaire devant être réunie ?
Mme de La Gontrie m’indiquait que les conclusions du Grenelle des violences conjugales seraient rendues publiques le 25 novembre prochain. J’imagine qu’une communication gouvernementale sera faite le même jour, puis, comme par hasard, le 26 ou le 27 novembre, la nouvelle proposition de loi émanant du groupe majoritaire de l’Assemblée nationale sera déposée… On n’y comprend plus rien !
Comment voyez-vous, madame le garde des sceaux, l’articulation entre ces différentes initiatives ? Vous me répondrez peut-être que vous ne la voyez pas ; eh bien nous non plus ! (Sourires.)
Permettez-moi de vous faire une suggestion. J’ai évoqué l’article 45 de la Constitution, dont il a d’ailleurs été aussi question à propos de certains amendements. Cet article dispose que, après une lecture dans chaque assemblée, dans le cadre de la fameuse procédure accélérée, que nous contestons, le Gouvernement a la « faculté » de réunir une commission mixte paritaire. Cela signifie qu’il a aussi la faculté d’organiser une nouvelle navette avant convocation de la commission mixte paritaire. Est-ce ce que vous avez l’intention de faire pour sortir de cet imbroglio, sachant que nous avons vu, en commission, qu’il reste bien des sujets que la présente proposition de loi n’évoque pas ou ne traite pas de manière satisfaisante ?
Je vous remercie par avance, madame le garde des sceaux, de votre réponse précise, concrète et efficace. (Applaudissements sur les travées du groupe SOCR et sur des travées du groupe UC.)
Mme la présidente. La parole est à Mme la garde des sceaux.
Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice. Monsieur le sénateur Sueur, il m’est en réalité assez difficile de vous répondre à ce moment précis. Je me bornerai à vous livrer deux éléments de réflexion.
Premièrement, il est urgent d’adopter les dispositions contenues dans la proposition de loi dont nous allons débattre, car elles me semblent extrêmement efficaces au regard de la protection contre les violences au sein du couple. Vous le savez, cette proposition de loi porte sur deux thématiques essentielles : les ordonnances de protection, dont nous voulons accélérer le traitement, et le bracelet anti- rapprochement, dont la mise en œuvre nécessite de manière impérative une disposition de niveau législatif.
J’ai donc tendance à considérer que le texte dont nous débattons aujourd’hui mérite un traitement respectueux des débats parlementaires, bien entendu, mais aussi assez rapide pour que nous puissions prendre les mesures qu’il comporte.
Deuxièmement, le Grenelle des violences conjugales, qui a été lancé le 3 septembre dernier par le Premier ministre et qui sera clôturé le 25 novembre prochain, débouchera sur un certain nombre de mesures, issues des travaux de très nombreux acteurs et associations. Au moment où je vous parle, je ne sais pas avec certitude si ces mesures relèveront du niveau législatif, du niveau réglementaire ou de la pratique. Il faut encore attendre quelques semaines pour pouvoir apprécier avec exactitude le niveau normatif auquel nous devrons intervenir. C’est la raison pour laquelle il est utile, à mon sens, d’examiner la présente proposition de loi dans les meilleurs délais. Nous verrons dans les prochaines semaines si un autre texte législatif est nécessaire.
Mme la présidente. La parole est à Mme Marie-Pierre de la Gontrie, pour un rappel au règlement.
Mme Marie-Pierre de la Gontrie. Mon rappel au règlement se fonde sur l’article 29 de notre règlement.
Le point soulevé par notre collègue Jean-Pierre Sueur mérite attention. Nous sommes dans une circonstance politique exceptionnelle, puisqu’une proposition de loi de l’opposition de l’Assemblée nationale a été accueillie avec suffisamment de bienveillance pour qu’elle puisse être adoptée à l’unanimité. Elle arrive aujourd’hui en discussion au Sénat dans des conditions assez invraisemblables : nous n’avons disposé que de deux semaines pour travailler sur des sujets qui sont tout de même techniques et difficiles, comme le montrera le débat qui va suivre.
La nouvelle proposition de loi évoquée par Jean-Pierre Sueur ajoute à la confusion. Madame la garde des sceaux, vous avez indiqué, à juste titre, que le Grenelle débouchera sur de nouvelles mesures, dont certaines ont déjà été évoquées dans la presse par Mme Schiappa. On voit donc bien que la conjoncture politique est très favorable sur cette question : il ne faut surtout pas gâcher cette occasion exceptionnelle, sachant que le sujet n’a pas toujours suscité un grand intérêt. Rien ne serait pire que d’aboutir à des textes confus, contradictoires et en définitive inapplicables.
C’est pourquoi je souhaite moi aussi que nous puissions, dans le cadre d’une nouvelle lecture intervenant opportunément après les annonces du Grenelle, intégrer les propositions tant du groupe La République en Marche de l’Assemblée nationale que du Gouvernement dans un bel et unique texte législatif sur les violences conjugales qui soit efficace et cohérent. Sinon, nous allons débattre, proposer des mesures qui sont, nous le savons, très compliquées à appliquer, pour ne pas dire parfois inapplicables, et nous aurons raté cette occasion.
Je vous en conjure, réfléchissez-y, madame la garde des sceaux ! Ce n’est pas une question d’opportunisme politique –je suis dans l’opposition. Travaillons bien, faisons une seconde lecture – le Gouvernement ou les présidents des deux assemblées peuvent tout à fait le décider –, pour que nous puissions aboutir tous ensemble à un texte de bonne qualité. (Applaudissements sur les travées du groupe SOCR, ainsi que sur des travées des groupes CRCE et UC.)
Mme la présidente. Acte vous est donné de vos rappels au règlement, mes chers collègues.
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Violences au sein de la famille
Discussion en procédure accélérée d’une proposition de loi dans le texte de la commission
Mme la présidente. L’ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi, adoptée par l’Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, visant à agir contre les violences au sein de la famille (proposition n° 57, texte de la commission n° 97, rapport n° 96).
Dans la discussion générale, la parole est à Mme la garde des sceaux.
Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice. Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, nous le savons, plus de 120 femmes sont mortes sous les coups de leur conjoint depuis le début de l’année 2019. Cette réalité insupportable nous guide collectivement, quelle que soit notre appartenance politique.
C’est dans cet esprit que le Premier ministre a ouvert, le 3 septembre dernier, le Grenelle consacré aux violences au sein du couple et que l’Assemblée nationale à la quasi-unanimité la proposition de loi qui vous est aujourd’hui soumise. C’est encore dans cet esprit que nous souhaitons aborder les débats qui vont se tenir dans cet hémicycle, afin que soient rapidement – j’insiste sur cet adverbe – apportées des solutions opérationnelles pour que ces situations de violence ne soient pas une fatalité, pour que nulle n’ait peur en rentrant dans son foyer.
Dans la lutte contre les violences conjugales, la justice occupe évidemment une position centrale. Je mène à ce titre, depuis plusieurs mois, une politique extrêmement volontariste, construite autour d’un plan d’action très structuré. Ma circulaire du 9 mai dernier a ainsi rappelé aux procureurs le caractère prioritaire du traitement de ces violences, en les incitant à utiliser pleinement l’arsenal législatif dont ils disposent, comme les téléphones grave danger (TGD) ou l’ordonnance de protection, des dispositifs qui méritent d’être mis en lumière.
Je souhaite bien entendu que le recours au dispositif de l’ordonnance de protection soit facilité, afin que sa mise en œuvre devienne une pratique très régulière, dès que la situation dont le juge est saisi correspond au cadre pour lequel elle est prévue.
Mes services ont d’ailleurs analysé toutes les décisions d’ordonnance de protection qui ont été rendues depuis 2016, soit au total 3 102. Ce chiffre est d’ailleurs très inférieur au nombre d’ordonnances de protection délivrées en Espagne.
Le travail d’analyse de ces ordonnances de protection qui a été engagé par mes services a néanmoins permis de révéler que ce dispositif est de plus en plus fréquemment utilisé, même si l’on ne peut pas se satisfaire de la situation actuelle.
En raccourcissant les délais de délivrance de l’ordonnance de protection, la proposition de loi qui vous est soumise garantira une protection plus rapide, et donc plus efficace, de la victime.
Un guide très complet exposant l’objectif et le cadre juridique de cette mesure a été réalisé par la direction des affaires civiles et du sceau de mon ministère. Il sera très rapidement et très largement diffusé.
La mise en place du bracelet anti-rapprochement (BAR) pour les auteurs de violences conjugales à titre de peine, mais aussi avant tout jugement pénal dans le cadre d’un contrôle judiciaire, ou hors de toute plainte dans le cadre civil d’une procédure d’ordonnance de protection, a été annoncée par le Premier ministre dès l’ouverture du Grenelle.
Cette mesure fait l’objet d’un très large consensus. J’avais moi-même d’ailleurs engagé des travaux en ce sens avec plusieurs parlementaires – je pense notamment aux députés Guillaume Vuilletet, Guillaume Gouffier-Cha et Fiona Lazaar. Le groupe LaREM de l’Assemblée nationale avait également déposé une proposition de loi qui traduisait ce travail. Je suis ravie que, dans un esprit de coconstruction, il ait finalement été décidé, pour avancer plus rapidement, d’opter pour l’examen de la proposition de loi déposée par le groupe Les Républicains à l’Assemblée nationale.
Parce que le phénomène des violences au sein du couple est très spécifique, parce que certains mécanismes psychologiques, tels que l’emprise, n’ont été clairement identifiés et décrits que depuis quelques années, j’ai souhaité renforcer l’offre de formation en la matière.
Un important travail a donc été réalisé en ce sens, et l’École nationale de la magistrature offre, depuis le début de ce mois, de nouvelles formations ouvertes aux magistrats, mais aussi aux personnels de l’administration pénitentiaire ou encore de la protection judiciaire de la jeunesse, ainsi qu’à des officiers de police judiciaire, à des avocats et à des personnels associatifs, sur l’ensemble du territoire national. L’objectif est que les magistrats soient parfaitement formés et sensibilisés au traitement spécifique de cette délinquance. Ainsi, tous les magistrats qui seront amenés à changer de fonction devront suivre un module de formation sur les violences conjugales – j’y insiste, cette formation sera obligatoire.
Au-delà de ces questions, il me paraît essentiel de travailler au développement d’une meilleure synergie entre tous les acteurs. J’ai eu l’occasion de le dire, il faut « défragmenter » le travail des acteurs et des services, et ainsi faire en sorte que ne se glisse aucun interstice, aucune faille entre l’action des enquêteurs, celle des juges et celle des associations.
Trop souvent, au sein du monde de la justice, et surtout dans les juridictions les plus importantes, les juges aux affaires familiales (JAF) ou les juges des enfants et les procureurs ne travaillent pas suffisamment en symbiose sur ces sujets. C’est pourquoi une expérimentation a été lancée au tribunal de grande instance de Créteil, juridiction pilote, aux fins d’élaborer un schéma modèle de traitement judiciaire des faits de violences conjugales, intégrant tout à la fois l’urgence des réponses et la prise en considération de leur particularité. Deux autres juridictions, de taille plus réduite, deviendront, elles aussi, pilotes en la matière, afin que le système retenu soit applicable à l’ensemble des tribunaux : il s’agit des tribunaux de grande instance de Rouen et d’Angoulême.
Le Grenelle des violences conjugales aura déjà eu le mérite de provoquer une forme d’élan au sein des juridictions sur ces sujets, et je ne peux que me féliciter que mes services aient été spontanément contactés, dans les jours ayant suivi l’annonce du Premier ministre, par des juridictions désireuses de participer à cette expérimentation de filières d’urgence.
C’est dans cet esprit que j’ai installé, à la Chancellerie, un groupe de travail réunissant l’ensemble des acteurs concernés. Ce groupe suivra, au-delà même du Grenelle, l’avancée des actions annoncées. Il s’est déjà réuni à plusieurs reprises ; les échanges qui y ont été conduits ont été fructueux et ils ont permis d’engager des réflexions sur de nouvelles améliorations possibles ; j’en parlais précédemment, en réponse à M. Jean-Pierre Sueur.
Pour en revenir plus précisément aux dispositions de la proposition de loi qui nous réunit aujourd’hui, je rappelle que ce texte vise, d’une part, à renforcer l’ordonnance de protection, et, d’autre part, à généraliser l’utilisation du bracelet anti-rapprochement. Évidemment, je partage pleinement cette double volonté, puisqu’il s’agit de deux axes majeurs sur lesquels travaille le ministère de la justice depuis plusieurs mois. La proposition de loi tend à inciter non seulement les parties, mais encore les avocats qui les assistent, à demander les mesures prévues par les textes, ainsi qu’à renforcer ces mesures.
L’ordonnance de protection est en effet une décision rendue par un juge civil, dans le cadre d’une procédure civile, présentant cette particularité que les parties en ont la maîtrise. Pour cette raison, le rappel du principe selon lequel la délivrance d’une ordonnance de protection n’est pas subordonnée à une plainte préalable a une vertu pédagogique.
Le texte qui vous est présenté conforte aussi le traitement de l’urgence. L’Assemblée nationale a en effet adopté un amendement visant à instaurer « un délai maximal de six jours à compter de la fixation de la date de l’audience » pour que le juge aux affaires familiales rende sa décision.
Je crois qu’il est effectivement indispensable de raccourcir les délais de délivrance des ordonnances de protection. Il est toutefois tout aussi nécessaire de respecter le principe du contradictoire et la nature spécifique de la procédure civile, qui repose, je le précisais à l’instant, sur la volonté des parties, donc sur des principes différents de ceux du procès pénal. Je vise, comme vous, un objectif de célérité. Néanmoins, je ne suis pas certaine que le dispositif juridique soit parfait, la notion de « fixation de la date de l’audience » n’existant pas en procédure civile.
M. Roland Courteau. Eh non !
Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. Par ailleurs, ainsi que je m’y étais engagée dès le mois de mai dernier, le juge aux affaires familiales pourra prononcer la pose d’un bracelet anti-rapprochement dans le cadre de l’ordonnance de protection. Le Gouvernement a travaillé de concert avec les parlementaires pour sécuriser ce dispositif, ordonné dans un cadre civil, l’accord du défendeur étant requis pour éviter tout risque constitutionnel. À défaut d’accord de sa part, le dossier sera transféré au procureur de la République, qui pourra mettre en œuvre les poursuites pénales.
Mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, je me félicite de ce dialogue parlementaire constructif. Je suis certaine que la loi qui en sera issue contribuera à assurer une meilleure protection des victimes de violences au sein de la famille. En ce sens, il me tient particulièrement à cœur que ce dispositif soit opérationnel dans les meilleurs délais. Mes services travaillent donc dès maintenant, avant même l’adoption définitive du texte, aux dispositions réglementaires d’application, afin de permettre une mise en œuvre aussi rapide que possible des dispositions contenues dans la proposition de loi.
Il s’agit là, bien entendu, d’une première étape. Je le disais précédemment, nous poursuivons parallèlement notre travail dans le cadre du Grenelle des violences conjugales. De très nombreux contributeurs et des groupes de travail réfléchissent actuellement aux moyens de renforcer encore la protection des victimes de violences. Bien évidemment, je suis personnellement, avec la plus grande attention, ces travaux, lesquels pourront trouver, dans les semaines à venir, une concrétisation qui sera elle aussi, je l’espère, consensuelle.
En conclusion, je tiens à vous assurer que l’engagement du ministère de la justice est absolu et que nous continuerons, avec l’aide de tous – non seulement les forces de l’ordre, mais aussi les avocats, les réseaux associatifs et l’ensemble de la société civile –, à lutter contre ces actes qui, en meurtrissant chaque jour des femmes, heurtent la société tout entière. Cette proposition de loi contribue pleinement à cet objectif. (Applaudissements sur des travées des groupes LaREM, RDSE, UC et Les Républicains.)
Mme la présidente. La parole est à Mme le rapporteur.
Mme Marie Mercier, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale. Madame la présidente, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, voilà à peine deux mois, Aurélien Pradié égrenait à la tribune de l’Assemblée nationale 100 prénoms de femmes tombées sous les coups de leur conjoint ou de leur ex-conjoint. Elles sont aujourd’hui 129 femmes à s’être effondrées, victimes de violences conjugales. C’est une réalité épouvantable dans notre pays : tous les deux ou trois jours, on compte une victime supplémentaire.
Le plus souvent, l’homicide ou la tentative d’homicide fait suite à une longue série de comportements violents. Chaque année, selon l’Observatoire national des violences faites aux femmes, environ 220 000 femmes sont ainsi victimes de violences conjugales. De nombreux drames pourraient être évités si une action efficace était conduite par les pouvoirs publics dès le signalement des premiers faits de violence.
Le 3 septembre dernier, le Gouvernement a lancé un Grenelle des violences conjugales, qui se prolongera jusqu’au 25 novembre prochain, date de la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes.
Sans attendre les conclusions du Grenelle, le Gouvernement a rendu publiques une dizaine de mesures d’urgence. La mise en œuvre de certaines d’entre elles nécessite une intervention du législateur, ce qui explique que nous soyons saisis de cette proposition de loi visant à agir contre les violences au sein de la famille.
Déposée par notre collègue député Aurélien Pradié, qui en a également été le rapporteur, cette proposition de loi a été adoptée à la quasi-unanimité par l’Assemblée nationale, le 15 octobre dernier. Au travers de ce vote, l’Assemblée nationale a montré que la représentation nationale pouvait se rassembler, par-delà les clivages partisans, autour de cette grande cause qu’est la lutte contre les violences faites aux femmes.
Sur ce sujet, certains États ont été précurseurs, notamment l’Espagne, qui s’est dotée, voilà une dizaine d’années, de juridictions spécialisées et d’un dispositif anti-rapprochement qui a fait ses preuves.
L’introduction en France du bracelet anti-rapprochement constitue la mesure phare de cette proposition de loi. Le texte propose d’autoriser son utilisation à toutes les étapes de la procédure pénale : au moment de la condamnation, notamment dans le cadre d’une peine d’emprisonnement assortie d’un sursis avec mise à l’épreuve, à l’occasion d’une mesure d’aménagement de peine, par exemple une libération conditionnelle, mais aussi pendant l’enquête, lorsque la personne mise en cause est placée sous contrôle judiciaire. Chaque fois, ce sera un magistrat du siège qui prendra la décision d’ordonner le recours au bracelet anti-rapprochement.
Ce bracelet, attaché à la cheville du conjoint violent, et le boîtier, confié à la victime, permettent de géolocaliser en permanence l’un et l’autre, et de déclencher une alerte dans un centre de surveillance s’ils s’approchent trop l’un de l’autre. Il s’agit donc d’un outil de prévention, destiné à éviter la répétition des violences.
Pour favoriser le recours à ce dispositif, il est prévu d’informer les victimes, au moment du dépôt de plainte, qu’elles pourront en bénéficier. En théorie, le conjoint violent pourra refuser de porter ce bracelet, mais son refus pourra entraîner la révocation, par le juge, de la mesure dont il bénéficie, et donc son incarcération ou son placement en détention provisoire. Cette perspective devrait convaincre, me semble-t-il, la plupart d’entre eux d’accepter de porter le bracelet, si cela est prescrit.
La commission s’est prononcée en faveur de l’usage du bracelet anti-rapprochement, qui a produit de bons résultats en Espagne, où il est en vigueur depuis dix ans. Nous ne pouvons toutefois que regretter que les deux expérimentations votées par le législateur, en 2010 et en 2017, n’aient jamais été suivies d’effet, alors que certaines juridictions – je pense en particulier au tribunal de Pontoise – étaient prêtes à les mettre en œuvre. Une phase d’expérimentation aurait permis d’affiner le fonctionnement de ce dispositif et facilité la généralisation de son utilisation. Beaucoup de temps a ainsi été perdu – d’où de nombreuses victimes –, et il convient maintenant de mettre à la disposition des victimes dans les meilleurs délais ce système protecteur. Peut-être pourrez-vous nous apporter, dans la suite de nos débats, madame la garde des sceaux, des précisions sur le calendrier de déploiement du bracelet anti-rapprochement.
Je le signale, la proposition de loi vise également à encourager le recours au téléphone grave danger. Cet appareil portable, déployé en 2014 après une phase d’expérimentation en Seine-Saint-Denis, permet de joindre, en cas de danger, une plateforme d’assistance.
Pour encourager son utilisation, la proposition de loi procède à deux ajustements, que la commission a approuvés : d’abord, elle précise que la demande de ce téléphone est adressée au procureur de la République « par tout moyen » ; ensuite, elle introduit un nouveau cas dans lequel l’attribution du TGD serait autorisée, en cas d’urgence.
La proposition de loi comporte ensuite un volet de droit civil, qui vise essentiellement à améliorer le dispositif de l’ordonnance de protection, introduite dans notre législation en 2010.
L’ordonnance de protection est délivrée, en urgence, par le juge aux affaires familiales, lorsque celui-ci estime vraisemblable que des faits de violence aient été commis au sein du couple et s’il pense que la victime ou un ou plusieurs enfants restent exposés à un danger.
Dans le cadre de l’ordonnance de protection, le juge peut prendre des mesures civiles assez classiques, par exemple en matière d’autorité parentale ou de résidence séparée. Il peut aussi prendre des mesures de protection de la victime, par exemple pour la faire bénéficier, sans délai, de l’aide juridictionnelle. Il peut enfin décider de mesures à connotation pénale, imposées à l’auteur des violences, par exemple l’interdiction d’entrer en contact avec certaines personnes ou encore l’interdiction de détenir ou de porter une arme.
Pourtant, le nombre demandes d’ordonnance de protection reste faible : on en a dénombré 3 300 en 2018, et le juge aux affaires familiales ne les a accueillies favorablement que dans 60 % des cas. Le délai moyen de délivrance est aujourd’hui de quarante-deux jours, ce qui paraît tout de même très élevé pour une procédure d’urgence…
Dans ce contexte, la proposition de loi cherche à lever les obstacles à la délivrance de ces ordonnances, en rappelant notamment que le dépôt d’une plainte ne peut être exigé. Dans le dessein d’accélérer leur délivrance, le texte prévoit également de fixer au juge un délai : l’ordonnance devrait être rendue dans les six jours qui suivent la fixation de la date de l’audience. Je pense que nous aurons l’occasion de revenir sur cette question du délai au cours de l’examen des amendements.
Enfin, le texte donne de nouvelles prérogatives au juge aux affaires familiales : ce magistrat pourrait interdire au conjoint violent de paraître en certains lieux et ordonner, à condition que les deux parties l’acceptent, le port d’un bracelet électronique anti-rapprochement.
Ces dispositions créatives accentuent le caractère hybride de l’ordonnance de protection, à mi-chemin entre le droit civil et le droit pénal. Il n’est pas certain que les juges aux affaires familiales sachent se saisir facilement de ces mesures restrictives de liberté, auxquelles ils sont peu habitués, ni que le délai adopté par l’Assemblée nationale, en réalité peu contraignant, suffise à accélérer les procédures.
Toutefois, la commission n’a pas voulu faire obstacle à l’entrée en vigueur de ces dispositions, qui renforcent malgré tout la position des conjoints victimes. Elle a seulement souhaité donner un caractère temporaire à l’utilisation du bracelet anti-rapprochement en matière civile, qu’elle juge particulièrement innovante : au bout de trois ans, sur le fondement d’une évaluation, nous pourrons prolonger cette mesure ou la faire évoluer si les doutes exprimés se révélaient fondés.
J’en terminerai en évoquant les mesures destinées à faciliter le relogement des femmes victimes de violences conjugales.
Vous le savez, la loi fait de l’éviction du mari violent du domicile conjugal la règle de principe. Il peut arriver néanmoins que la victime ne souhaite pas regagner son domicile, soit parce qu’il est associé à des souvenirs traumatiques, soit parce qu’elle juge plus prudent de déménager.
Pour l’essentiel, le texte prévoit de mener, pendant une durée de trois ans, deux expérimentations.
La première consiste à mettre en place un mécanisme de sous-location temporaire de logements relevant du parc social : des associations d’aide aux victimes se verraient confier la gestion de logements sociaux, qu’elles pourraient sous-louer, sous condition de ressources, aux femmes qui s’adressent à elles.
La seconde vise à créer un dispositif d’accompagnement adapté en s’appuyant sur des mécanismes existants, comme la garantie locative Visale, qui permet de couvrir des impayés de loyers, ou le Loca-Pass, qui permet de financer le dépôt de garantie.
Vous le voyez, mes chers collègues, ce texte apporte des réponses concrètes aux difficultés que rencontrent les femmes victimes de violences conjugales. Je souligne que 80 % des femmes victimes de ces violences ont au moins un enfant ; il faut donc penser aux quatre millions d’enfants qui sont des victimes collatérales de ces violences : quels adultes deviendront-ils ?
Je ne doute pas que le Gouvernement saura mobiliser les moyens budgétaires nécessaires pour assurer la réussite de ces nouvelles mesures. Il est possible que nous ayons à débattre à nouveau, au cours des prochains mois, de la question des violences faites aux femmes, car le Grenelle des violences conjugales devrait faire émerger d’autres propositions relevant du domaine législatif. Vous pourrez toujours compter sur nous, madame la garde des sceaux, pour les examiner avec sérieux, en veillant chaque fois à concilier le nécessaire volontarisme dans la lutte contre les violences faites aux femmes avec le souci de l’efficacité et de la préservation des principes fondamentaux qui garantissent notre liberté à tous.
La violence est à combattre, dès le plus jeune âge, au travers de l’éducation et de l’accompagnement à la parentalité. Je souhaite que nous tous, dans cet hémicycle, n’oubliions jamais que la violence empêche de penser et, tout simplement, de vivre. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et UC, ainsi que sur des travées du groupe RDSE. – M. Roland Courteau applaudit également.)