PRÉSIDENCE DE M. David Assouline
vice-président
M. le président. La séance est reprise.
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Fiscalité de la succession et de la donation
Adoption d’une proposition de loi dans le texte de la commission
M. le président. L’ordre du jour appelle, à la demande du groupe socialiste et républicain, la discussion de la proposition de loi visant à adapter la fiscalité de la succession et de la donation aux enjeux démographiques, sociétaux et économiques du XXIe siècle, présentée par MM. Patrick Patrick Kanner, Thierry Carcenac, Claude Raynal, Vincent Éblé et plusieurs de leurs collègues (proposition n° 710 [2018-2019], texte de la commission n° 62, rapport n° 61).
Dans la discussion générale, la parole est à M. Patrick Kanner, auteur de la proposition de loi.
M. Patrick Kanner, auteur de la proposition de loi. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, depuis deux ans et demi, nous combattons avec détermination les orientations fiscales et budgétaires du Gouvernement. Cette proposition de loi sur les successions et les donations s’inscrit dans cette perspective.
Pris dans sa version initiale – ce ne sera plus vraiment le cas à la fin de notre discussion, je le sais –, ce texte ne saurait être étudié sans tenir compte de nos propositions constantes et répétées, depuis le début du quinquennat, de rétablissement de l’impôt de solidarité sur la fortune, l’ISF, et de suppression du prélèvement forfaitaire unique, plus connu sous l’appellation de flat tax. Il m’a semblé, d’ailleurs, que M. le secrétaire d’État Olivier Dussopt était plutôt favorable à cette position à une certaine époque…
Je laisserai mon collègue Thierry Carcenac présenter nos positions à l’issue de l’examen en commission de notre texte, pour me concentrer, en tant qu’auteur, sur l’esprit général de notre proposition de réforme de la fiscalité des successions et donations.
Nous partons d’un constat : les inégalités sociales et économiques s’aggravent dans notre pays, après quelques années de résorption, toutefois insuffisantes.
Les études récentes, dont celle, très actuelle, de Thomas Piketty, convergent à montrer que le creusement constaté est d’abord lié aux inégalités de patrimoine, plus qu’aux inégalités de revenu, sans pour autant les oublier. Autrement dit, le fautif n’est pas tant notre système social redistributif que la reproduction patrimoniale systématique et amplifiée.
C’est contre ce phénomène dit « des héritiers », trop bien connu et trop souvent laissé de côté, que nous souhaitons nous engager aujourd’hui avec cette proposition de loi.
Cette dernière repose sur deux principes : favoriser une redistribution intragénérationnelle, par des mesures visant à taxer davantage les gros patrimoines, et une redistribution intergénérationnelle, par des mesures favorisant les successions et donations familiales.
Si, pour nous, ces deux préoccupations doivent être liées pour une réforme globale et efficace – d’où notre texte –, nous avons bien compris la difficulté de les faire valider toutes les deux par notre assemblée.
Je veux donc revenir plus en détail sur ces deux principes, plus spécifiquement sur le deuxième, sur lequel la commission s’est accordée, ce dont je me réjouis.
S’agissant de la redistribution intragénérationnelle, notre objectif assumé est de taxer davantage les plus hauts patrimoines de notre pays lorsqu’ils sont transmis.
C’est dans cette perspective que nous proposons une augmentation de la progressivité des droits de mutation et l’élargissement de l’assiette, avec l’intégration des assurances vie et la suppression de quelques niches patrimoniales.
Ces mesures, mes chers collègues, sont nécessaires pour mieux taxer les forts patrimoines lors des successions, qui sont la cause directe de l’accroissement des inégalités sociales et économiques, comme précédemment expliqué. Ce sont ces mesures qui visent le plus directement à mieux redistribuer entre nos concitoyens.
Nous avons d’ailleurs également proposé la prise en compte des héritages antérieurs dans le calcul de ces droits, pour mieux contrer ceux qui contournent le système actuel : l’optimisation patrimoniale et successorale est un des grands travers de notre système actuel de succession.
C’est aussi par réalisme, et parce que nous ne croyons pas aux solutions confiscatoires, que nous avons proposé un système équilibré : davantage taxer les gros patrimoines, encore une fois par l’élargissement de l’assiette et une plus grande progressivité, mais aussi assouplir le dispositif pour les patrimoines moyens, en augmentant le seuil d’abattement. Autrement dit : être plus dur en direction des plus riches pour les rendre plus « solidaires » et faciliter la transmission des patrimoines moyens.
Encore une fois, notre objectif est d’accroître la contribution de ceux qui ont les moyens d’acheter cash les biens immobiliers et non de taxer plus la succession de ceux qui ont payé toute leur vie leur seul bien. Notre article d’augmentation de l’abattement général a d’ailleurs pour sens de prendre en compte l’explosion du prix de l’immobilier actuel, notamment en zone urbaine.
Telle est notre volonté générale sur le plan de la redistribution intragénérationnelle, qui est, pour nous, une priorité pour lutter contre les inégalités.
Le rapporteur a proposé un certain nombre de suppressions et modifications, sans surprise compte tenu du clivage droite-gauche existant dans notre Haute Assemblée et toujours aussi vivace dans notre pays. Comme je l’ai dit, je laisserai Thierry Carcenac répondre et détailler nos propositions en la matière.
Venons-en à la redistribution intergénérationnelle.
Ce deuxième pilier de notre proposition de loi est fondamental si nous voulons, demain, permettre une circulation plus aisée, plus importante des patrimoines, notamment des petits patrimoines. Bien sûr, nous nous adressons à tous ceux qui possèdent et qui souhaitent organiser leur succession, mais cette partie, si nous l’adoptons, aura davantage d’impact pour les petits patrimoines.
Nous proposons, pour faire court, de favoriser la transmission de grands-parents à petits-enfants, en alignant l’abattement général des petits-enfants sur celui des enfants. Les premiers articles de notre texte permettraient ainsi d’éventuels sauts de génération pour tenir compte de l’âge moyen d’héritage, qui est aujourd’hui de 50 ans dans notre pays et devrait passer à 60 ans dans un demi-siècle.
Ce recul progressif de l’âge d’héritage est naturellement le résultat de l’allongement de la durée de vie. Mais il a de réelles conséquences sur la mobilité des patrimoines et l’utilisation des héritages. Sur le plan économique, nous ne pouvons que le constater, l’héritage obtenu à 50 ans, aujourd’hui, ou 60 ans, demain, est moins réinvesti sur le plan social et économique que s’il avait été perçu plus jeune.
Concrètement, cette disposition permettrait aux grands-parents de choisir comment organiser leur succession, ce qui est impossible aujourd’hui compte tenu du trop faible abattement prévu en cas de saut de génération. On permettrait ainsi aux petits patrimoines d’aider leurs petits enfants âgés de 20 à 30 ans pour construire leur vie. Cette simple mesure de solidarité intergénérationnelle à destination des jeunes serait, à la fois, un signal fort pour l’insertion des jeunes et pour la circulation patrimoniale.
Cette mesure ferait date car elle serait en faveur de la jeunesse de ce pays, qui est en attente d’un message en sa direction, désespère de voir une réelle reconnaissance, aspire à construire la société de demain.
Oui, ce serait un marqueur, alors que, depuis deux ans et demi, on ne voit rien venir en matière de mesures en direction des jeunes, en dehors du fameux service national universel, que l’on peut qualifier de « gadget » au regard du nombre de personnes concernées.
M. François Bonhomme. Et avant ?
M. Patrick Kanner. Enfin, mes chers collègues, je veux revenir sur le lien entre nos deux objectifs.
Si nous proposons aujourd’hui ce mécanisme intergénérationnel, c’est pour aider les grands-parents ayant péniblement cumulé un bien dans leur vie à soutenir leurs petits-enfants. Mais nous ne souhaitons pas que ce dispositif soit utilisé, comme tout le reste du dispositif de succession et donation, par certaines plus grosses fortunes pour léguer sans être taxées.
C’est pourquoi je veux insister sur les autres articles de ce texte, qui, demain, pourraient être des garde-fous pour les héritages des enfants ou des petits enfants.
Par ce texte, nous espérons que le Gouvernement comprendra qu’un autre chemin est possible que le sien, qui, pour l’instant, a privilégié les plus aisés de nos concitoyens. Un chemin qui permette d’aider les jeunes, tout en faisant contribuer les gros patrimoines. Un chemin qui redistribue, tout en préservant les classes moyennes. Un chemin qui favorise la lutte contre les inégalités, que le système actuel laisse manifestement perdurer.
Mes chers collègues, monsieur le secrétaire d’État, une autre fiscalité est possible dans notre pays, avec des vertus plus sociales et dans une perspective d’amélioration du dynamisme économique, notamment au bénéfice des jeunes générations. Une fiscalité qui tienne compte de la réalité de notre pays, de son évolution démographique, des changements des structures familiales et des écarts de richesses. C’est tout l’esprit de cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe SOCR.)
M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. Jean Pierre Vogel, rapporteur de la commission des finances. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, je tiens d’abord, une nouvelle fois, à saluer le travail effectué par les auteurs de la proposition de loi, en premier lieu MM. Thierry Carcenac et Patrick Kanner, et ce en dépit de nos divergences de vues.
Les échanges passionnés que nous avons eus en commission la semaine dernière traduisent clairement la nécessité de reposer la question du juste niveau d’imposition de la transmission du patrimoine, qui n’a plus été abordée depuis 2012.
Il s’agit pourtant d’un sujet majeur, tant pour les finances publiques que pour nos concitoyens.
Du point de vue budgétaire, les droits de mutation à titre gratuit, les DMTG, ont effectivement rapporté l’an passé 16,2 milliards d’euros, dont 2,7 milliards d’euros au titre des seules donations.
Deux constats relatifs au poids des DMTG peuvent être dressés.
D’une part, leur rendement apparaît très dynamique, puisque leur poids dans la richesse nationale a triplé depuis 1965. D’autre part, les comparaisons internationales suggèrent que la France « surtaxe » les successions et donations. Notre pays arrive ainsi en deuxième position, juste derrière la Belgique, lorsque l’on classe les pays selon le rendement des droits de succession et de donation.
Du point de vue du consentement à l’impôt, il n’est par ailleurs pas inutile de rappeler que les Français font preuve d’une grande défiance à l’égard de cette forme de taxation. Ainsi, une récente étude réalisée par France Stratégie révèle que « la grande majorité des personnes interrogées – 87 % – se prononce en faveur d’une diminution de la taxation des héritages », y compris ceux qui estiment avoir peu de chances d’hériter un jour.
Enfin, le débat relatif à la fiscalité des donations et des successions s’inscrit dans un contexte social renouvelé, dans la mesure où l’âge moyen auquel on hérite a fortement reculé, cela a été rappelé, pour atteindre désormais 50 ans. S’il s’agit d’une évolution heureuse, cela a pour conséquence que l’héritage intervient trop tardivement pour aider à démarrer dans la vie.
C’est à l’aune de ces constats que la commission des finances a examiné la proposition de loi mercredi 16 octobre.
Sur le plan de la procédure, il peut être souligné que le texte a fait l’objet d’une législation en commission – ou LEC – partielle pour les articles 3, 4, 5, 9 et 10, à la demande du groupe socialiste et républicain.
Jamais une proposition de loi issue de l’opposition n’avait fait l’objet d’une LEC partielle. Dès lors, la question de l’articulation de cette procédure avec la pratique du gentlemen’s agreement s’est posée. Avec l’accord du groupe socialiste et républicain, la commission des finances a finalement amendé l’ensemble des articles dès le stade de l’examen en commission, afin d’éviter un rejet global du texte, qui aurait abouti à un retour à la procédure normale sur l’ensemble des articles.
Sur le fond, la commission des finances a adopté une « grille d’analyse » pouvant être déclinée en trois axes.
Premièrement, toutes les initiatives augmentant les droits de mutation à titre gratuit ont été écartées.
Compte tenu du poids élevé des DMTG en France et de leur impopularité, il ne nous a pas semblé souhaitable de renforcer la fiscalité des successions et donations, et ce y compris en rabotant les niches fiscales, telles que le « pacte Dutreil », qui ne sont que le corollaire indispensable au haut niveau global de taxation.
Pour cette raison, la commission des finances a supprimé les articles 4, 5, 7, 8 et 9. Ces articles visaient notamment à revenir sur la fiscalité dérogatoire de la transmission des sommes issues des contrats d’assurance vie, ou encore à supprimer des exonérations de DMTG sur les bois et forêts.
Deuxièmement, les propositions trop coûteuses du point de vue des finances publiques ont également été écartées.
Dans la perspective de l’examen du projet de loi de finances, la commission a considéré que nous ne pouvions pas reprocher au Gouvernement de ne faire aucun effort de redressement des comptes publics en adoptant, dans le même temps, des amendements dont le coût se chiffrerait en milliards d’euros.
M. Julien Bargeton. Ça, c’est vrai !
M. Jean Pierre Vogel, rapporteur. Pour cette raison, la commission a modifié les articles 1er et 6 afin d’introduire des dispositifs plus ciblés – nous y reviendrons.
Troisièmement, l’objectif d’encourager la circulation anticipée du capital vers les jeunes générations a constitué la priorité de la commission des finances.
Dans un contexte de forte hausse des prix des logements et d’allongement de la durée des études, il paraît évident que la solidarité familiale entre les générations doit jouer un rôle décisif pour aider les jeunes à financer leurs études et à se constituer un premier apport pour devenir propriétaires.
En conséquence, nous avons souhaité encourager fortement les donations vers les petits-enfants. La commission des finances a ainsi adopté des modifications aux articles 1er et 2 visant à renforcer significativement l’abattement sur les donations aux petits-enfants et à diminuer le délai de rappel fiscal pour les moins de 40 ans, dans le même esprit que les auteurs de la proposition de loi.
Au total, c’est donc une proposition de loi équilibrée et recentrée sur l’objectif de venir en aide aux plus jeunes qui émerge des travaux de la commission des finances ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Olivier Dussopt, secrétaire d’État auprès du ministre de l’action et des comptes publics. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je le dis d’emblée, comme je l’ai dit en commission la semaine dernière : le Gouvernement est attaché à l’équilibre qui caractérise aujourd’hui la taxation des donations et des transmissions.
Depuis leur instauration, au lendemain de la Révolution française, les droits sur les successions et les donations ont été conçus comme un instrument de redistribution afin d’éviter la concentration du patrimoine. Devenus progressifs à compter de 1901, les droits de mutation à titre gratuit, ou DMTG, sont construits sur la prise en compte du couple défunt-héritier ou donateur-donataire, en favorisant les liens de parenté les plus proches.
Les droits de succession et de donations relèvent d’un barème progressif, mais aussi des divers abattements ou exonérations favorables aux transmissions familiales. Du fait de la limitation des donations antérieures à quinze ans, ces dispositions permettent une transmission préparée et anticipée pour réduire les droits dus en faisant jouer, tous les quinze ans, le même abattement.
Dès lors, le régime des donations et successions aboutit déjà à une franchise d’impôt pour la grande majorité des transmissions en ligne directe. En effet, ces dernières bénéficient d’un abattement de 100 000 euros : ce n’est qu’au-delà de cet abattement que s’applique le barème progressif d’imposition selon le montant du patrimoine transmis par part. Cet abattement est lui aussi valable sur la part de chacun des ascendants et sur la part de chacun des enfants. Ainsi, pour un couple avec deux enfants, il est aujourd’hui possible d’effectuer une donation de 400 000 euros sans payer de droits, soit 100 000 euros pour chacun des parents, et pour chacun des deux enfants. Ce montant doit être mis en regard du patrimoine médian net des Français, que l’Insee estime à 113 900 euros.
Détaillée à l’instant par M. Kanner, la proposition de loi initiale m’a surpris, et elle vous a surpris vous aussi, je crois.
M. Claude Nougein. En effet !
M. Olivier Dussopt, secrétaire d’État. J’avais en tête les déclarations faites, il y a un peu plus de dix ans, par un éminent responsable du parti socialiste, selon lesquelles on serait riche à partir de 4 000 euros par mois.
M. Roger Karoutchi. Il y a dix ans… C’était l’ancien monde !
Mme Catherine Procaccia. Et depuis, il y a eu de l’inflation !
M. Jean-Pierre Sueur. Cet éminent membre du parti socialiste ne reflète pas ce que pense le parti socialiste !
M. Olivier Dussopt, secrétaire d’État. Aujourd’hui, je lis que les classes modestes et les classes moyennes seraient en capacité de donner, tous les dix ans, jusqu’à 900 000 euros par petit-fils ou petite-fille. Je vous laisse mesurer l’écart qui sépare 4 000 euros de revenus mensuels et 900 000 euros de patrimoine par enfant !
Avant son examen par la commission des finances, cette proposition de loi pouvait sembler, à bien des égards, déconnectée des réalités que vivent nos concitoyens.
M. Roland Courteau. En tout cas, ce gouvernement en est bel et bien déconnecté !
M. Olivier Dussopt, secrétaire d’État. Mesdames, messieurs les sénateurs du groupe socialiste et républicain, selon vous, ce texte a pour principal objectif de faciliter la circulation intergénérationnelle du patrimoine ; il se justifierait également par le souci de défendre la justice fiscale et de préserver le patrimoine des ménages les plus modestes.
Très franchement, un tel texte interroge quant à votre conception des ménages modestes et de leur patrimoine.
M. Roland Courteau. Incroyable !
M. Olivier Dussopt, secrétaire d’État. Je l’ai dit : votre proposition de loi permet à une même personne de transmettre à ses quatre petits-enfants, tous les dix ans, jusqu’à 1,8 million d’euros sans payer d’impôts.
Je le rappelle une seconde fois : le patrimoine médian des Français est estimé à 113 900 euros par l’Insee. Il faut garder à l’esprit cet ordre de grandeur.
Pour illustrer cette vision particulière que vous avez de la justice fiscale, permettez-moi de prendre deux exemples.
Le premier exemple, c’est celui des donations entre grands-parents et petits-enfants, que j’ai déjà évoquées et que votre proposition de loi entend favoriser. Dans la version initiale de ce texte, rien n’aurait empêché à chacun des deux grands-parents de transmettre à chacun de ses petits-enfants jusqu’à 450 000 euros en franchise totale d’impôt, tous les dix ans au lieu de tous les quinze ans, en lieu et place des 64 000 euros prévus par le droit actuel. Ainsi, des grands-parents comptant quatre petits-enfants auraient pu, chacun, leur transmettre 1,8 million d’euros en franchise d’impôt tous les dix ans, soit 3,6 millions d’euros pour le couple. Je ne suis pas certain que nous parlons là des ménages modestes ou des classes moyennes…
Le second exemple illustrant cette déconnection, ce sont les transmissions en ligne indirecte, que cette proposition de loi entend favoriser, en faveur des neveux et des nièces, en portant l’abattement applicable de 7 967 euros à 50 000 euros par neveu ou nièce. Un couple ayant quatre neveux ou nièces pourrait ainsi transmettre jusqu’à 400 000 euros en franchise totale d’impôt, qui viendraient évidemment s’ajouter aux transmissions effectuées précédemment en faveur des petits-enfants.
Si c’est là votre conception des petits patrimoines, ce n’est pas celle du Gouvernement : c’est la raison pour laquelle j’ai fait part, lors des débats en commission, de l’avis particulièrement défavorable du Gouvernement sur les dispositions de cette proposition de loi.
J’observe que la commission a été du même avis, parfois pour des raisons différentes, puisque, sur les dix articles que comptait le texte initial, pas moins de sept ont été supprimés.
Je me réjouis que votre commission ait abandonné certaines des dispositions les plus problématiques de la proposition de loi. J’ai notamment en tête la restructuration des tarifs entre parents et enfants, qui, combinée aux élargissements des abattements proposés, pouvait conduire à alléger encore considérablement l’imposition de transmissions de patrimoines importants.
À l’inverse – je l’ai dit en commission –, l’application du barème des successions à l’ensemble des successions reçues tout au long de la vie aurait pu aboutir, dans certains cas, à un ressaut fiscal très important et peu acceptable. D’ailleurs, les auteurs de la fondation Terra Nova, cités par M. Carcenac à l’occasion de l’examen en commission, l’ont eux-mêmes relevé.
Je me félicite également de la suppression du régime réservé à l’assurance vie dans le texte initial. Cette mesure aurait fortement déstabilisé la place de Paris.
Enfin, le Gouvernement salue le maintien d’exonérations partielles en faveur des bois et forêts et d’autres terres naturelles, qui sont un instrument essentiel de notre politique en faveur de la gestion durable des espaces naturels. L’adoption des dispositions initiales aurait remis en cause ces outils.
Si le texte issu de la commission a été allégé de la sorte, il s’est cependant enrichi, si l’on peut dire, de deux dispositions qui ne figuraient pas dans le texte initial.
Ainsi, avec l’article 2 bis, la commission des finances du Sénat propose d’instaurer une réduction de l’actif successoral à hauteur de la valeur des biens qui ont été compris dans l’actif successoral d’une récente succession ou donation dont le défunt avait lui-même bénéficié.
Nous ne pouvons être favorables à cette disposition. L’allégement d’impôt que vous proposez n’est pas plafonné : par essence, il bénéficierait donc surtout aux plus grosses successions. J’ajoute que, tel qu’il est rédigé, cet article aboutit à traiter plus défavorablement des transmissions antérieures qui auraient effectivement été soumises aux DMTG, tandis que l’effet serait maximum pour des transmissions qui en auraient été exonérées.
De plus, avec l’adoption d’un amendement par votre commission, l’article 6 prévoit désormais de porter à 30 % l’abattement proportionnel, initialement fixé à 20 %, sur la valeur d’un bien immeuble transmis lorsqu’il est, au jour du décès, occupé par le conjoint du défunt ou par son partenaire de Pacs, ou encore par un enfant protégé du défunt.
Nous ne pouvons pas davantage soutenir cette disposition : à nos yeux, le niveau actuel de l’abattement permet de tenir compte de l’impact d’une occupation de ce bien immobilier sur sa valorisation. En allant plus loin, l’on procurerait un avantage excessif, d’autant plus grand qu’il est proportionnel à la valeur du bien.
Enfin, le texte issu des travaux de la commission augmente l’abattement en faveur des donations au profit des petits-enfants à 70 000 euros par petit-fils ou petite-fille, au lieu de 150 000 euros, comme le proposaient les auteurs du texte initial. Il ne modifie plus le quantum de l’exonération pour don de sommes d’argent en pleine propriété ou l’abattement général en faveur des successions ou donations en ligne directe : ce sont là autant de dispositions que nous ne pouvons approuver.
Le Gouvernement ne soutiendra donc pas la proposition de loi, même amendée…
M. Jean-Pierre Sueur. Nous nous en étions rendu compte !
M. Olivier Dussopt, secrétaire d’État. Pour autant, nous sommes loin d’être fermés à une meilleure prise en compte de la solidarité intergénérationnelle.
Nous avons eu l’occasion de le dire, notamment à l’Assemblée nationale, lors des débats consacrés au projet de loi de finances pour 2020 : nous souhaitons réfléchir à cette question en privilégiant les ménages moyens et en évitant les effets d’aubaine.
Selon nous, il serait d’autant moins opportun de mener ce débat maintenant que la garde des sceaux a réuni un groupe de travail interdisciplinaire appelé à se pencher sur la justification de la réserve héréditaire et sur l’adéquation de ses modalités aux évolutions juridiques et sociales. Il nous semble plus judicieux d’attendre la fin de ces travaux, qui auront un impact sur les transmissions, avant de nous lancer dans une modification de la fiscalité à cet égard. Ainsi, le débat pourra avancer de manière cohérente.
Je tiens à remercier M. Carcenac des propositions qu’il a formulées en commission des finances au sujet de la réserve héréditaire ; à nos yeux, elles permettront de nourrir les réflexions du groupe de travail réuni par la garde des sceaux.
Avant de conclure, j’évoquerai certains amendements qui viendront en discussion dans quelques instants.
L’amendement n° 13, déposé par les auteurs de la proposition de loi, vise à reprendre les dispositions de l’article 8, supprimé en commission. Il tend à mettre en œuvre une diminution considérable de l’exonération partielle en faveur de la transmission d’entreprise, que l’on appelle parfois le « pacte Dutreil ».
Il s’agit là du principal dispositif permettant d’assurer la pérennité de nos entreprises en cas de transmission à titre gratuit : il vise à éviter que l’application pleine et entière des droits de mutation ne conduise à ce que les héritiers ou donataires vendent systématiquement les parts ou actions reçues, ou certaines d’entre elles, afin de payer les droits dus. Sans cela, on aboutirait à éclater l’actionnariat et la direction effective de l’entreprise, au point d’en menacer la pérennité.
De surcroît, la nécessité de payer immédiatement des droits importants contraindrait les héritiers et donataires à accepter les premières offres formulées et non à privilégier la recherche de repreneurs sérieux.
Ces dispositions vont à rebours de la volonté du Gouvernement de favoriser la transmission d’entreprise, qui, dans la loi relative à la croissance et à la transformation des entreprises, ou loi Pacte, et dans la loi de finances pour 2019, s’est traduite par des mesures fiscales incitatives. Je l’indique dès à présent, à toutes fins utiles : nous préférons favoriser la transmission d’un capital productif permettant le maintien et la conservation du capital des entreprises sur le territoire français, plutôt que de favoriser, étant donné les sommes concernées, la transmission de la rente.
Enfin – c’est là une illustration de la recherche d’équilibre à laquelle nous sommes attachés –, nous ne pourrons pas non plus soutenir l’amendement n° 5 rectifié, déposé par Vincent Segouin.
M. Stéphane Piednoir. C’est bien dommage !
M. Olivier Dussopt, secrétaire d’État. Cet amendement vise à créer une nouvelle exonération de DMTG en faveur de l’investissement dans des parts sociales de PME. Ce nouvel avantage se cumulerait avec les abattements déjà existants : il ne bénéficierait donc qu’aux plus grosses transmissions et viendrait s’ajouter à la réduction d’impôt sur le revenu dite « Madelin », qui permet déjà de réduire son impôt en cas de souscription en numéraire au capital de PME non cotées. Ce dispositif nous paraît suffisamment opérationnel : il n’y a pas lieu de renforcer encore la réduction dont il s’agit.
Mesdames, messieurs les sénateurs, pour l’ensemble de ces raisons, le Gouvernement n’est pas favorable à l’adoption de cette proposition de loi.