Mme Catherine Procaccia. Nous avions bien compris !
M. le président. Dans la suite de la discussion générale, la parole est à M. Thierry Carcenac. (Applaudissements sur des travées du groupe SOCR.)
M. Jean-Pierre Sueur. Monsieur Dussopt, vous n’auriez pas dit cela il y a deux ans !
M. Jean-Pierre Sueur. Vous ratiboisez tout !
M. Thierry Carcenac. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, les données publiées la semaine dernière par l’Insee établissent que notre pays a connu en 2018 une hausse du taux de pauvreté, qui s’élève dorénavant à 14,7 % de la population. Selon l’Insee, cette évolution est principalement due à la forte hausse des revenus financiers des plus aisés.
Ces éléments confirment clairement les récents travaux relatifs à l’impact de la suppression de l’ISF, en particulier le rapport extrêmement détaillé présenté par le président Vincent Éblé et le rapporteur général Albéric de Montgolfier. Il est désormais attesté que, sous la présidence d’Emmanuel Macron, l’on favorise les plus riches de nos concitoyens, même si M. le secrétaire d’État nous a fait grief de vouloir soutenir un peu plus certaines catégories de personnes…
Les élus du groupe socialiste et républicain du Sénat, très attachés à la cohésion sociale, s’interrogent légitimement sur cette orientation, alors qu’au cours du précédent quinquennat les inégalités avaient régressé.
Les travaux de Thomas Piketty démontrent que la composante patrimoniale de ces inégalités est aujourd’hui très lourde : les inégalités sont revenues, peu ou prou, à leur niveau d’avant la Première Guerre mondiale. Nous ne pouvons pas nous satisfaire d’une telle situation. Il s’agit d’un combat moral et républicain prioritaire, mais aussi d’un enjeu économique et social majeur.
C’est dans cette perspective que notre groupe a déposé, il y a quelques mois, une proposition de loi visant à rétablir une imposition de solidarité sur la fortune, et que Vincent Éblé travaille aujourd’hui à la définition d’un ISF « 2.0 », qui constituerait un outil redistributif approprié en la matière. (M. le président de la commission des finances le confirme.)
Mais s’il est possible d’utiliser un levier fiscal au moment de la constitution du capital, il est également possible d’actionner un autre levier au moment de la transmission de ce capital d’une génération à l’autre : c’est tout l’objet de cette proposition de loi.
Nous voulons adapter la fiscalité des héritages et donations afin de favoriser la redistribution. Dans cette perspective, notre texte comprenait trois enjeux.
Le premier enjeu, c’est la redistribution intergénérationnelle, dans un contexte d’accroissement de la durée de vie et de recul de l’âge moyen de l’héritage en France. Patrick Kanner ayant largement développé ce point, il me paraît opportun de concentrer mon propos sur les deux autres objets.
Le deuxième enjeu, c’est la redistribution horizontale, autrement dit la redistribution intragénérationnelle, dans le contexte que j’ai décrit – l’accroissement des inégalités – et alors même que la valeur des biens immobiliers connaît une hausse notable, notamment dans les grandes villes, ainsi que dans les zones littorales et touristiques.
Mes chers collègues, il faut le dire sans polémiquer outre mesure : n’en déplaise au Gouvernement, il y a bien une vision de droite et une vision de gauche.
M. Jean-Pierre Sueur. Eh oui !
M. Thierry Carcenac. Nous proposions de lisser la progressivité de l’imposition, alors que les seuils sont aujourd’hui très irréguliers. Nous proposions également, ce qui nous semblait parfaitement logique, de ne pas offrir aux mêmes héritiers plusieurs abattements dans le cas d’héritages multiples : on nous l’a également refusé.
Le système actuel est pourtant aberrant : une personne qui hérite de 200 000 euros en une seule fois sera taxée au titre des droits de mutation, alors qu’une personne héritant deux fois de 100 000 euros ne le sera pas ! Comment justifier cette inégalité de traitement manifeste ?
Nous proposions le même travail à l’article 6, afin de ne pas pénaliser les héritiers les plus modestes. Or le Gouvernement nous a opposé les difficultés de ciblage de nos propositions. Monsieur le secrétaire d’État, c’est peut-être exact : nous ne disposons pas, comme vous, de l’administration fiscale pour effectuer des simulations complètes. Toutefois, je formulerai deux observations à cet égard.
Tout d’abord, vos analyses se fondent sur la seule lecture d’un article : elles ne tiennent pas compte des effets de l’intégralité des articles, notamment ceux qui réforment l’assiette des droits de mutation. En étendant cette assiette, l’on permet de taxer plus en raccommodant les trous de la raquette.
Ensuite – cette remarque va d’ailleurs dans le sens des propos récemment tenus par Gérald Darmanin –, vous auriez pu proposer des aménagements par voie d’amendements et engager le dialogue avec nous. J’ai cru comprendre que cette discussion était remise à plus tard.
Nous aurions été heureux de pouvoir travailler avec vous dans le sens de l’intérêt général : vous nous avez opposé le silence et le rejet pur et simple de nos propositions. Nous en prenons acte.
En définitive, le deuxième enjeu de cette proposition de loi visant à assurer une fiscalité des héritages et donations plus juste et plus équilibrée a été clairement rejeté par la droite sénatoriale et par le Gouvernement. Il sera difficile d’affirmer que les plus grands patrimoines ne sont pas protégés, ce au détriment des autres parties de la population.
Le troisième et dernier enjeu de notre proposition de loi consistait à revoir l’assiette même des droits de mutation. Cela permettait, en premier lieu – il ne faut pas le cacher –, de financer nos propositions en faveur de la jeunesse tout en rééquilibrant la progressivité de l’impôt, et, en second lieu, de mettre fin à des situations d’iniquité fiscale, voire à des pratiques d’optimisation fiscale de la part des contribuables les plus aisés.
En effet, on ne comprend pas bien pourquoi, aujourd’hui, l’assurance vie, premier placement financier des Français, ne serait pas incluse dans l’assiette des droits de mutation. Dans quelques instants, nous défendrons d’ailleurs un amendement tendant à rétablir cette disposition. À en croire certaines compagnies d’assurance, dont les offres sont consultables sur internet, il serait possible de pratiquer de l’optimisation fiscale en souscrivant au moins pour 2 millions d’euros d’assurance vie. Tel est le sens de notre proposition tendant à revenir sur cette exonération.
Comment justifiez-vous que les plus aisés puissent aujourd’hui, par le biais des placements en assurance vie, pratiquer une optimisation fiscale aussi choquante que légale ?
On ne comprend pas bien non plus la subsistance du régime des bois et forêts issu de la loi Sérot, datant des années 1930 : plus rien ne justifie une telle exception sur le fond. Cette niche permet principalement à quelques riches propriétaires fonciers, « agriculteurs du XVIe arrondissement », de réduire leur taux d’imposition.
Enfin, si nous convenons tous qu’il est nécessaire d’aider les transmissions d’entreprise familiale – je pense notamment à ce que va nous dire M. Nougein –, nous ne comprenons pas que l’on actionne le levier des droits de mutation, lequel est largement remis en cause, rapport après rapport. À cet égard, nous défendrons également un amendement de rétablissement, même si nous souhaitons évidemment disposer d’un plus grand laps de temps pour mener à bien ce travail.
La transmission d’entreprises, notamment familiales, peut recevoir l’appui des pouvoirs publics ; mais le système actuel ne répond pas de cette logique, et c’est cela que nous voulons changer.
Monsieur le secrétaire d’État, là encore, le « ni droite ni gauche » ne tient pas : vous vous êtes aligné sur les positions de la droite sénatoriale,…
M. Roger Karoutchi. Allons bon !
M. Thierry Carcenac. … ce qui ne nous surprend pas, mais est plus délicat à justifier. Alors que nous aurions souhaité des explications sur nos propositions d’élargissement, nous n’avons eu droit qu’à leur suppression.
Mes chers collègues, je conclurai sur une note plus positive. Certes, notre proposition n’a pas été suivie par la commission des finances, qu’il s’agisse de la redistribution intragénérationnelle, d’une part, ou de l’élargissement de l’assiette, d’autre part ; mais nous avons trouvé un accord positif avec le rapporteur du texte, Jean Pierre Vogel, que je tiens à saluer pour le travail accompli en commission.
Au-delà du débat qui a eu lieu, nous faisons œuvre utile en favorisant la redistribution intergénérationnelle dans notre pays. Il y a lieu de s’en réjouir.
Sous réserve que des amendements de séance ne viennent pas déséquilibrer le dispositif tel qu’issu des travaux de la commission des finances, nous nous abstiendrons sur la rédaction issue des travaux du Sénat : s’il est moins ambitieux que ce que nous aurions souhaité dans un monde idéal, ce texte n’en demeure pas moins une avancée utile, quoique trop déséquilibrée à notre sens, et qui ne répond pas à notre volonté originelle de plus de justice fiscale ! (Applaudissements sur des travées du groupe SOCR.)
M. Jean-Pierre Sueur. Très bien !
M. le président. La parole est à M. Jean-Marc Gabouty.
M. Jean-Marc Gabouty. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, cette proposition de loi visant à adapter la fiscalité de la succession et de la donation est, semble-t-il, principalement motivée par la recherche d’une plus grande justice fiscale.
Si intellectuellement on peut facilement adhérer à un tel objectif, il convient de bien évaluer les mesures proposées et d’en apprécier les conséquences économiques, sociétales et financières pour le budget de l’État.
Dès que l’on touche au patrimoine, quelle que soit l’importance de celui-ci, l’on aborde un sujet sensible pour nos compatriotes : ces derniers souhaitent légitimement que les dispositifs mis en place aient ensuite une certaine stabilité.
Pour le budget de l’État, l’enjeu est important, puisque – M. le rapporteur l’a signalé – les droits de mutation à titre gratuit ont un rendement qui suit une courbe dynamique. Ils représentent 0,6 % du PIB, contre 0,14 % en moyenne dans les pays de l’OCDE, soit 16,2 milliards d’euros en 2018 – quatre fois le produit de l’ancien ISF.
La France a la particularité, contrairement à beaucoup de ses voisins et de pays de l’OCDE, de pratiquer une triple imposition : celle des revenus, celle du patrimoine et enfin celle qui porte sur la transmission de ce dernier.
Toute modification doit prendre en compte l’ensemble des taxations, afin que les évolutions souhaitées et parfois justifiées ne débouchent pas, en définitive, sur un prélèvement global qui deviendrait confiscatoire. Il convient en même temps de ne pas priver le budget de l’État de ressources fiscales significatives dans ce domaine.
C’est au nom de cette prudence et dans la recherche d’une évolution équilibrée que la commission de finances a supprimé sept des dix articles du texte initial tout en votant un article additionnel.
L’un des articles supprimés concernait la réserve héréditaire ; il conduisait à diminuer la part des biens et droits successoraux dévolue aux héritiers réservataires. Cette initiative peut traduire de bonnes intentions : encourager les donations à des tiers ou mieux prendre en compte les volontés découlant de recompositions familiales de plus en plus fréquentes dans notre société. Toutefois, elle peut aussi avoir des effets négatifs pour certains types de patrimoine, dont la préservation supporte mal l’atomisation des successions.
Ce sujet, qui relève autant d’une évolution sociétale que d’une question fiscale, mérite sans doute une réflexion plus large, qui était peu compatible avec une procédure de législation en commission.
Les dispositions du texte d’origine visant à favoriser les transmissions intergénérationnelles ont bien été conservées, bien que légèrement amendées pour des raisons de rigueur budgétaire. En revanche, les mesures portant sur l’intégration dans l’assiette d’éléments importants de patrimoine – parfois dans leur totalité –, comme l’assurance vie, la transmission d’entreprise ou encore les bois et forêts, ont été écartées.
Sur le plan économique, ces dernières mesures semblaient mortifères pour les entreprises familiales et déstructurantes pour les biens constituant des investissements à long terme, comme la forêt.
À titre d’exemple, la transmission d’une entreprise à un enfant s’accompagne souvent d’un dédommagement assuré par le bénéficiaire en faveur des autres héritiers : un alourdissement de la fiscalité rendrait ce type de succession financièrement insoutenable.
Je pense notamment à la forêt. Il convient de bien prendre en compte qu’elle constitue, par nature, un investissement à long terme : en termes de revenus, une plantation aujourd’hui réalisée par un propriétaire sexagénaire profitera, non pas à ses enfants, mais à ses petits-enfants, et à l’approche de leur retraite : 40 à 60 ans, c’est l’âge auquel un certain nombre d’essences – chênes, hêtres, douglas – arrivent à maturité et sont donc exploitables. Il convient donc de favoriser et d’alléger la charge fiscale de telles transmissions, sinon la forêt régressera dans notre pays ou deviendra essentiellement la propriété d’institutionnels et d’investisseurs étrangers.
Derrière la rédaction initiale, les auteurs de cette proposition de loi gardaient probablement une arrière-pensée : préparer le retour d’un super-ISF ou, a minima, un impôt sur la fortune immobilière, ou IFI, très élargi.
En conclusion, la position adoptée par la commission des finances nous paraît équilibrée : préserver une ressource fiscale pour le budget de l’État sans pénaliser les donations et les successions et, au contraire, en encourageant la circulation anticipée du capital vers les jeunes générations. Dans sa majorité, le groupe du RDSE votera donc le texte proposé par la commission des finances. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE.)
M. le président. La parole est à M. Julien Bargeton.
M. Julien Bargeton. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, ce texte a au moins un mérite : celui d’ouvrir le débat. C’est même, pour ma part, le mérite essentiel que je lui reconnais.
Nous sommes dans une situation paradoxale : nous examinons une proposition de loi d’origine socialiste, dont sept des dix articles ont été supprimés. Il en reste trois, auxquels ont été ajoutées trois dispositions qui vont dans un sens un peu différent.
Évidemment, tel qu’il arrive en séance publique, ce texte est quelque peu bancal. À mon sens, il mérite avant tout un travail plus approfondi. Quant au texte initial, il posait problème en alourdissant une partie de la fiscalité. Or nous y sommes opposés, notamment pour ce qui concerne l’assurance vie. Votée récemment – en mai 2019 –, la loi Pacte favorise l’investissement en actions : ce n’est pas le moment de déstabiliser des dispositifs qui viennent d’être adoptés.
En outre, disons-le, cela ne dépend pas simplement des sénateurs à l’initiative de ce texte ou du rapporteur : la procédure de législation en commission n’a pas favorisé le travail. En effet, les mêmes sujets ont pu être divisés entre la commission et la séance publique.
Bref, dans son élaboration, cette proposition de loi est déjà, en soi, paradoxale ; mais elle l’est également par la situation qu’elle décrit. Les Français sont très rétifs à la fiscalité du patrimoine : cette dernière est mal vue et, il faut l’admettre, elle inspire un rejet. Selon une enquête du centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie, le Crédoc, seuls 4 % des Français la considèrent comme justifiée ; 87 % des Français estiment quant à eux qu’elle devrait être allégée.
En même temps, ce rejet ne correspond pas nécessairement à la réalité de la situation. Ainsi, les Français héritent de plus en plus tard : 42 ans dans les années 1980, 50 ans aujourd’hui, 58 ans en 2050. Ce constat a été rappelé. J’ai moi-même pointé ce phénomène dans un rapport que j’ai eu l’honneur d’élaborer, au nom de la délégation sénatoriale à la prospective, avec Nadia Sollogoub et Fabienne Keller.
Mes chers collègues, en ligne directe, le taux moyen d’imposition s’élève à 5 %, alors que les Français l’estiment à 10 % ou 20 %, selon les sondages. Moins d’un quart des successions donnent lieu à taxation en France ; seulement un tiers des Français déclarent avoir reçu plus de 5 000 euros par donation ou par héritage. De plus – les précédents orateurs l’ont également rappelé –, il est déjà possible de donner jusqu’à 400 000 euros sans payer de droits.
Ce texte élève le plafond de donation en franchise d’impôt, pour les grands-parents, à 1,8 million d’euros tous les dix ans. Or, y compris à Paris, dont je suis élu, des grands-parents qui peuvent donner 1,8 million d’euros tous les dix ans à leurs petits-enfants, ça ne court pas les rues ! On est quand même un peu loin des préoccupations de la classe moyenne, sans parler des classes populaires.
Ce texte n’est donc pas à la hauteur de l’analyse qu’il pose des inégalités et ne répond pas à l’objectif que ses auteurs se donnent, celui d’améliorer l’équité fiscale et la justice sociale.
Le contenu d’un texte, normalement, doit être en adéquation avec son intitulé. Or l’intitulé est : « adapter la fiscalité du patrimoine aux enjeux démographiques, sociétaux et économiques ». C’est louable ! Ce sont de vraies questions : quelle est la bonne fiscalité du patrimoine en France au XXIe siècle ?
Mais ce texte ne prend pas en compte l’évolution des familles, leur composition, leur recomposition : on se marie puis on se remarie, une fois, deux fois, trois fois, sans parler d’éventuels compagnons qui, bien qu’ils aient participé à la vie de la famille, se retrouvent totalement exclus des possibilités de donation ou d’héritage. C’est un réel sujet ! Comment prendre en compte l’évolution des familles en France, depuis le code napoléonien ? Ce sujet n’est pas traité dans le texte.
D’autres évolutions ont trait à l’allongement de la durée de vie ; quel lien avec le financement de la dépendance ou avec la cohabitation des générations ? Nous avions eu des débats sur le viager ; il n’en reste rien dans ce texte. Or ces questions sont incontournables si l’on veut réellement prendre en compte les enjeux démographiques, économiques et sociétaux auxquels fait référence l’intitulé du texte.
Quid, également, des sujets d’équité territoriale, d’équité fiscale, d’équité sociale ?
Bref, il me semble que ce texte manque sa cible. Il manquait sa cible dans sa version initiale, puisqu’il alourdissait des dispositifs que nous ne voulons pas voir alourdir, par exemple le pacte Dutreil – c’est plutôt une bonne disposition : il faut favoriser la transmission d’entreprise – ou les dispositions existantes en matière d’assurance vie, qui nous semblent bonnes. En outre, il allégeait la fiscalité de façon très large, au-delà des classes moyennes, et y compris pour des classes très favorisées.
La commission et le rapporteur ont fait un excellent travail, mais qui n’aboutit pas à un point d’équilibre. Nous sommes arrivés, au fil de notre histoire, à un point d’équilibre. Certes, il est légitime, après tout, de vouloir modifier un équilibre, de vouloir le réformer. En l’occurrence, nous ne souhaitons pas modifier l’équilibre existant ; mais, en tout état de cause, ce n’est pas avec le texte dont nous discutons aujourd’hui que nous le modifierons dans le sens de la modernisation et de la justice – car c’est bien là la question posée.
L’équilibre peut être réformé ; à mon avis, il doit être maintenu – je partage la position du secrétaire d’État –, mais il peut être réformé. Cependant, le présent texte, tel qu’il est issu d’un double travail paradoxal, ne répond pas aux problèmes qu’il prétend résoudre. C’est pourquoi notre groupe votera contre.
Pour autant, ce débat a le mérite d’exister. Il faut sans doute le documenter davantage. Nous avons rédigé un rapport, au nom de la délégation à la prospective, sur l’avenir du pacte entre les générations, qui posait un certain nombre de questions ; il faut peut-être, notamment, permettre aux chercheurs d’avoir accès à des données de l’administration fiscale pour creuser le sujet des inégalités patrimoniales de façon plus approfondie.
Il faut aussi avoir une idée du coût. Ce qui manquait, en effet, dans l’approche retenue, c’était évidemment la question de l’équilibre en matière de finances publiques. Nous allons, dans quelques semaines, avoir le débat budgétaire ; que va-t-on nous dire ? « Attention aux déficits ! », « Attention à la maîtrise de la dette publique ! ». Or nous avons là un texte totalement déconnecté de ces enjeux – je le regrette.
Notre débat devra prendre en compte la diversité des situations. Le secrétaire d’État a d’ailleurs annoncé qu’un rapport allait être remis à l’issue d’un travail.
C’est dans cette voie-là que je nous engage à aller. Pour toutes les raisons que j’ai évoquées, nous ne voterons pas ce texte.
M. le président. La parole est à M. Éric Bocquet.
M. Éric Bocquet. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, c’est peu de dire que cette proposition de loi a suscité de vrais débats de fond au sein de la commission des finances ; mais il est vrai que l’on réveille bien des ardeurs quand il s’agit de toucher un peu au grisbi ! (Sourires.)
Partant du constat, fort juste, d’un approfondissement des inégalités patrimoniales, qui viennent renforcer les inégalités de revenus – le patrimoine médian des cadres est supérieur à 200 000 euros, alors que celui des ouvriers non qualifiés s’élève à 16 400 euros –, nos collègues du groupe socialiste proposent de réformer la fiscalité des successions « afin de la rendre plus efficace, plus efficiente, plus juste et plus lisible ».
Et il est vrai que cette question est essentielle au regard des évolutions démographiques que connaît notre pays. De nombreux économistes estiment que la réforme de la fiscalité en matière de successions et de donations sera un enjeu central des prochaines années, la question posée étant : peut-on éviter l’avènement d’une société de rentiers ?
M. Julien Bargeton. Oui, c’est bien la question posée !
M. Éric Bocquet. Dans le même ordre, nous ne pouvons que souscrire à l’idée d’aider la jeunesse, ou les classes moyennes et modestes ; qui serait contre de tels objectifs ?
Si l’impôt sur les successions n’a pas bonne presse, comme le souligne une étude de France Stratégie citée par les auteurs de la proposition de loi et par le rapporteur, il n’en demeure pas moins que – cette même étude le souligne également – la taxation en ligne directe est largement surestimée, puisqu’elle oscille entre 3 % et 5 %, selon le montant transmis.
M. Julien Bargeton. Tout à fait.
M. Éric Bocquet. La proposition de loi initiale prévoyait, « afin de préserver le capital des ménages modestes », d’augmenter de 100 000 à 150 000 euros l’abattement général existant pour les successions en ligne directe et les donations – cette mesure avait été votée en 2007 et modifiée en 2012 –, et, pour aider la jeunesse, de favoriser la transmission, que ce soit sous forme de donation ou de succession entre grands-parents et petits-enfants.
Toutes ces propositions sont faites sans réel élément sur le coût du dispositif pour les finances publiques ; nous savons pourtant que la loi en faveur du travail, de l’emploi et du pouvoir d’achat, dite loi TEPA, qui a porté l’abattement de 50 000 à 150 000 euros en ligne directe, a entraîné un manque à gagner de 2,5 milliards d’euros pour l’année 2008 et a représenté chaque année, à compter de 2008, près de 60 % du coût total de l’ensemble des allégements fiscaux votés depuis l’an 2000.
Par ailleurs, c’est sur les notions mêmes de classe moyenne et de ménage modeste que nous sommes assez dubitatifs. Il était proposé, en effet, de soustraire à la taxation pas loin de 450 000 euros par petit-enfant – et je ne prends que cet exemple. Comme cela fut souligné en commission, si les grands-parents ont quatre petits-enfants, ce ne sont pas loin de 1,8 million d’euros qui pourraient être transmis en franchise d’impôts.
Vous comprendrez que nous n’ayons pas tout à fait la même définition des classes moyennes. Comme le rappelle France Stratégie, les dispositions que vous proposez n’auraient pas d’effet sur les individus nés dans les familles n’ayant pas ou que peu de patrimoine à transmettre, qui représentent un tiers des familles.
Ces mesures n’auront d’effet que sur la moitié des individus issus de familles dotées en patrimoine. Et pourtant, ce bien eux qui composent les classes qu’on appelle « moyennes » ! Seules 12,8 % des transmissions sont d’un montant supérieur à 100 000 euros.
La revue Études et statistiques nous rappelle que « les donations sont l’apanage des classes les plus aisées », et la note de France Stratégie enfonce le clou, ses auteurs soulignant : « Les héritages confortent les inégalités existantes au sein d’une même génération. Ainsi, les ménages ayant reçu plus de 100 000 euros d’héritage ou de donation ont des revenus courants, hors revenus du patrimoine, de 20 % à 30 % supérieurs à ceux des autres ménages. »
Or l’article 6, dans sa version initiale, en augmentant le seuil de l’abattement général existant de 100 000 à 150 000 euros, aurait encore renforcé ces inégalités.
Vous nous dites que c’est pour aider la « jeunesse de notre pays », dont l’âge de succession est de plus en plus tardif – c’est un fait.
De quelle jeunesse parle-t-on lorsqu’on sait que l’héritage moyen s’élève à 67 200 euros, mais à 325 000 euros pour les 10 % les plus riches ?
Une autre question nous semble fondamentale : pourquoi proposer une réforme qui allégerait encore considérablement la taxation de la transmission du patrimoine des plus aisés – car c’est bien de cela qu’il s’agit – au moment où l’ISF est supprimé et le prélèvement forfaitaire unique, le PFU, instauré, au moment, donc, où les mesures d’allégement de la fiscalité du capital n’ont jamais été aussi fortes ?
Ces allégements vont coûter 4,5 milliards d’euros par an au budget de l’État, soit 22,5 milliards d’euros sur la durée du quinquennat. Et ces mesures profitent principalement à moins de 400 000 ménages parmi les plus riches, qui bénéficieront chacun d’un allégement fiscal moyen de 10 000 euros par an.
C’est dans ce contexte que, sous couvert de lutter contre les inégalités intra et intergénérationnelles, il nous est proposé d’accentuer le mouvement de défiscalisation de l’héritage à l’intérieur des familles, qui a au contraire, depuis une trentaine d’années, considérablement amplifié les inégalités.
Le patrimoine ne provient pas que des revenus du travail. Les revenus des capitaux contribuent à l’accumulation de richesses, surtout pour les plus grosses fortunes, celles qui sont précisément concernées par les droits de succession.
Nous considérons donc que les droits de succession sont une imposition juste, qu’ils sont un facteur de rééquilibrage en faveur du travail, dans la mesure où ils permettent de réduire les inégalités de patrimoine.
C’est pourquoi nous pensons qu’il faudrait, au contraire, doter ceux qui ne disposent ni d’un capital sociologique grâce à leur entourage familial, ni d’un capital financier, d’un accompagnement de l’État sous forme d’allocation de départ dans la vie active. (M. Roger Karoutchi ironise.)
Nous pensons également que la réforme de la taxation des successions et donations devrait être envisagée depuis une réflexion globale sur la fiscalité ; nous devrions, dans un tel cadre, nous donner pour objectif d’avancer hardiment vers un système beaucoup plus progressif et équitable, un système qui répartirait autrement la richesse dans la République. (M. Patrick Kanner applaudit.)