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Modification de l'ordre du jour
M. le président. Par lettre en date du 5 décembre 2011, M. Patrick Ollier, ministre chargé des relations avec le Parlement, a demandé l’inscription à notre ordre du jour prioritaire :
- du mardi 13 décembre, de deux conventions internationales sur le marché carbone ;
- du jeudi 15 décembre, d’une convention fiscale entre la France et le Panama.
Acte est donné de cette communication.
Pour les deux premières conventions, relatives au marché carbone, la commission des affaires étrangères propose qu’elles soient examinées selon la procédure simplifiée, les groupes ayant jusqu’au lundi 12 décembre, à dix-sept heures, pour demander le retour à la procédure normale.
Pour la convention fiscale entre la France et le Panama, la commission des finances propose que la discussion générale soit organisée sur une heure.
Il n’y a pas d’opposition ?...
Les deux propositions des commissions sont donc adoptées, et l’ordre du jour des séances des mardi 13 et jeudi 15 décembre 2011 est ainsi modifié.
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Respect du principe de laïcité dans les structures privées en charge de la petite enfance
Discussion d'une proposition de loi dans le texte de la commission
M. le président. L’ordre du jour appelle la discussion, à la demande du groupe du RDSE, de la proposition de loi visant à étendre l’obligation de neutralité aux structures privées en charge de la petite enfance et à assurer le respect du principe de laïcité, présentée par Mme Françoise Laborde et les membres du groupe RDSE (proposition n° 56 rectifiée, texte de la commission n° 145, rapport n° 144).
Je précise que nous devrons arrêter la discussion de ce texte à dix-huit heures trente précises, pour aborder le débat préalable au Conseil européen du 9 décembre 2011.
Dans la discussion générale, la parole est à Mme Françoise Laborde, auteure de la proposition de loi.
Mme Françoise Laborde, auteure de la proposition de loi. Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, j’ai l’honneur de vous présenter une proposition de loi, cosignée par tous les membres du groupe RDSE, visant à étendre l’obligation de neutralité aux structures privées chargées de la petite enfance et à assurer le respect du principe de laïcité.
Qu’est-ce que la laïcité ? Pour répondre à cette question, je pourrais remonter à la philosophie des Lumières, mais je ne suis pas aujourd’hui parmi vous pour donner un cours d’histoire. Je rendrai juste hommage à tous nos aînés qui se sont battus pour défendre ce principe : je pense à Aristide Briand, à Léon Gambetta, à Émile Combes, à tous ceux qui, par leur pugnacité, ont permis l’adoption de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État.
Comme l’indique l’usage du pluriel dans l’intitulé de cette loi, il s’agissait non pas de stigmatiser une religion en particulier, mais plutôt de « séculariser » notre pays en séparant l’organisation de l’État de celle des cultes.
Le groupe RDSE appartient à un courant de pensée caractérisé par son attachement à la laïcité et par sa neutralité à l’égard de toutes les religions, celles-ci relevant de la sphère privée.
L’article 1er de la loi de 1905 a défini l’esprit de la laïcité, bien avant que ce terme n’entre en usage : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public. »
Il a encore fallu du courage à nos illustres prédécesseurs pour introduire la notion de laïcité dans la Constitution de 1958 : « La France est une république indivisible, laïque, démocratique et sociale. » La laïcité repose non pas sur la tolérance des différences, mais sur l’égalité des citoyens.
C’est au nom de ce principe de laïcité, ancré au plus profond de moi, en tant que radicale de gauche, que je vais vous exposer les motifs de la présente proposition de loi. Si je parvenais à vous convaincre de la voter, mes chers collègues, le Sénat confirmerait ainsi son attachement à l’un des principes fondateurs de la République.
Mon intention, au travers de cette initiative, est de mettre en place et de pérenniser des outils susceptibles de favoriser le « vivre ensemble » au sein de notre République, plus particulièrement dans le secteur de la petite enfance, à l’instar de ce qui a déjà été fait pour le service public de l’éducation à l’école, au collège et au lycée grâce à la loi du 15 mars 2004.
Par cette loi de 2004, la République a tenu à réaffirmer la liberté de conscience et le principe de laïcité. L’objet principal de ce texte était de préserver l’école afin d’y assurer l’égalité des chances, l’égalité devant l’acquisition des valeurs et des connaissances, l’égalité entre les filles et les garçons. Ce qui paraît nécessaire pour l’apprentissage des enfants à partir de six ans l’est tout autant pour les plus jeunes.
L’accueil des enfants de moins de six ans repose sur les écoles maternelles, les garderies et les services d’assistants maternels municipaux, qui obéissent aux règles du service public. Il en découle, pour les agents du service public, l’obligation d’assurer leurs fonctions avec neutralité, c’est-à-dire sans considération d’opinions politiques, religieuses ou philosophiques. Ce principe de neutralité traduit, dans le service public, le respect du principe constitutionnel de laïcité.
Cependant, dans la mesure où les services d’accueil de la petite enfance sont exclus du champ d’application de la directive européenne sur les services, aucun texte législatif ou réglementaire n’impose une obligation de neutralité aux professionnels de la jeunesse qui ne relèvent pas du secteur public, bien qu’ils soient placés sous le contrôle d’autorités publiques délivrant les autorisations nécessaires à leur activité.
La Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et un certain nombre de traités internationaux affirment le droit fondamental des parents à choisir l’éducation de leurs enfants en fonction de leurs convictions ; mais cela ne suffit pas à combler le vide juridique.
De son côté, le Haut Conseil à l’intégration, le HCI, dans son avis du 5 juillet 2011 sur l’expression religieuse et la laïcité dans l’entreprise, considère que les personnels des établissements privés associatifs ou d’entreprises qui prennent en charge des enfants selon un mode collectif se doivent d’appliquer « les règles de neutralité et d’impartialité ». Le HCI estime que l’enfant a droit à la neutralité et à l’impartialité, notamment sur le fondement de la Convention relative aux droits de l’enfant et de l’article 371-1 du code civil, qui définit l’autorité parentale.
Inscrire dans la loi que les services d’accueil de la petite enfance sont investis d’une mission de service public permettrait d’appliquer aux crèches, quel que soit leur statut, les principes du service public. Il est incompréhensible, quand on connaît l’importance de cette période pour le développement des enfants, qu’aucun gouvernement n’ait déjà pris une telle initiative. Ce qui paraît évident et est accepté par la majorité de nos concitoyens pour l’école devrait être étendu aux structures d’accueil des tout-petits ; ce qui vaut pour l’école obligatoire devrait s’appliquer à l’ensemble du secteur de l’éducation des mineurs.
En passant le seuil de l’école, un enfant devient un élève ; il va se construire, forger sa personnalité et sa pensée. L’État doit garantir que ce développement se fera en toute liberté, en veillant au respect du principe de neutralité qui s’impose au service public. L’école publique, du primaire au secondaire, accueille des mineurs de tous horizons : enfants de médecins, de cadres, d’ouvriers, de paysans ou de chômeurs, mais aussi de familles croyantes et non croyantes. Pourquoi les enfants de moins de six ans, quand ils sont gardés en dehors du domicile familial, devraient-ils subir un affichage religieux que leurs parents n’approuvent pas, d’autant qu’il est reconnu que les jeunes enfants sont des êtres particulièrement vulnérables, qui ne verbalisent pas mais intériorisent leur environnement ?
C’est pourquoi j’ai jugé utile, avec le groupe RDSE, d’ouvrir le débat sur la neutralité dans les structures privées d’accueil de la petite enfance et de proposer un dispositif susceptible de la garantir.
Mes chers collègues, je pose aux parents et aux grands-parents que vous êtes la question suivante : si vous deviez confier vos petits à une structure dont le règlement intérieur ne fixe aucune ligne claire en la matière, comment réagiriez-vous ? Pourquoi, alors que nous sommes si exigeants pour l’accueil des enfants à partir de six ans, âge où l’école devient obligatoire, ne le serions-nous pas pour celui des enfants plus jeunes ?
L’initiative du groupe RDSE intervient au moment où la laïcité subit des attaques répétées : certains déclarent qu’elle ne sert à rien et des mouvements extrémistes s’en prennent à la liberté d’expression ; je pense, par exemple, aux manifestations à Toulouse contre la pièce de théâtre Golgota Picnic, très controversée.
Je le répète, la laïcité est inscrite dans la Constitution et doit être défendue comme un principe constitutionnel. Elle n’est pas négociable ; elle assure à notre pays les conditions d’un « vivre ensemble » apaisé, dans le respect des particularités de chacun.
D’aucuns se demanderont pourquoi il faudrait prendre le risque, à quelques mois seulement de l’élection présidentielle, d’ouvrir un débat qui peut tourner à la polémique. Je leur répondrai que je ne me suis pas posé la question en ces termes et que je travaille depuis un an sur le sujet. J’ai simplement profité, en cette semaine d’initiative sénatoriale, de la niche réservée au groupe RDSE pour demander l’inscription de ce texte à l’ordre du jour de nos travaux.
J’ai été sollicitée par nos concitoyens et confrontée à plusieurs problématiques.
D’une part, le contexte économique et social difficile entraîne un manque de places dans les services d’accueil de la petite enfance.
Les budgets publics alloués à ce secteur sont trop faibles pour couvrir tous les besoins en places de garde des jeunes enfants. Cette pénurie crée une situation tendue. Certains parents sont parfois contraints de confier leurs enfants à des assistants maternels agréés, mais qui ne respectent pas leur choix éducatif de neutralité.
D’autre part, y compris dans les structures collectives, des conflits relevant du droit du travail se cristallisent autour de la question de la liberté d’expression religieuse. Les arbitrages sont difficiles et très sensibles. Jusqu’à aujourd’hui, la loi ne donne pas de réponse.
Le cas de la crèche Baby Loup illustre parfaitement cette problématique. J’ai été très touchée par l’attitude de l’équipe dirigeante de cette structure, dont la situation m’a incitée à agir.
Le récent jugement de la cour d’appel de Versailles favorable à Baby Loup va dans le bon sens, et je souhaite que cette jurisprudence soit traduite dans la loi. C’est pourquoi j’ai déposé le 25 octobre 2011 cette proposition de loi prévoyant, dans sa rédaction initiale, l’application du principe de neutralité en matière religieuse pour toutes les personnes « chargées de l’accueil des enfants de moins de six ans soit dans les crèches, haltes-garderies ou en qualité d’assistantes maternelles, dans les secteurs privé ou public », par modification des articles L. 2324-1 du code de la santé publique, relatif aux critères de qualification professionnelle, et L. 421-3 du code de l’action sociale et des familles, relatif aux conditions d’octroi de l’agrément pour les assistants parentaux et familiaux.
C’était peut-être trop simple, voire simpliste, et je comprends que cette proposition de loi ait pu soulever quelques polémiques, par manque d’explication. Notre rapporteur Alain Richard, dont je salue la qualité du travail, a mis en adéquation les objectifs visés par le texte et la continuité du droit dans certains domaines relevant de plusieurs codes –code du travail, code de l’action sociale et des familles, code civil et code de l’éducation –, en tenant compte des exigences de la liberté religieuse et de la liberté d’association.
Le texte que j’avais déposé sur le bureau du Sénat a été considérablement transformé par la commission des lois à plusieurs titres : dans son champ d’application, dans sa forme et même dans son esprit. Toutefois, je dois reconnaître que la rédaction que nous examinons aujourd’hui, conformément au règlement du Sénat, a gagné en clarté. Je regrette d’ailleurs de n’avoir pu assister aux débats de la commission des lois. En tant qu’auteure de la proposition de loi, j’en ai éprouvé une réelle frustration, étant donné la qualité des échanges, dont j’ai heureusement pu prendre connaissance en lisant le rapport d’Alain Richard.
Cela me donne l’occasion de dire aux experts, aux critiques et aux détracteurs en tous genres que la lecture de ce rapport est indispensable à la compréhension des enjeux et leur permettrait des prises de position éclairées.
Les amendements présentés par le rapporteur ont conduit à distinguer trois types de structures : celles qui bénéficient d’une aide financière publique, celles qui ne bénéficient pas d’une telle aide et celles qui se prévalent d’un « caractère propre », assimilé ici à un caractère religieux.
Aux termes du rapport, les premières « devraient être soumises à une obligation de neutralité en matière religieuse », les deuxièmes « devraient être autorisées, au nom de l’intérêt de l’enfant, à apporter, si elles le souhaitent, certaines restrictions à la manifestation des convictions religieuses de leurs salariés au contact de mineurs », les troisièmes « ne seraient pas soumises à l’obligation de neutralité ».
Cependant, pour cette dernière catégorie de structures, un financement public n’est pas exclu si elles accueillent tous les enfants, sans distinction d’origine, d’opinion ou de croyances de leurs représentants légaux et si le respect de la liberté de conscience des enfants est assuré. Ces dispositions s’inspirent de celles qui existent pour les établissements d’enseignement privés sous contrat.
Concernant l’agrément des assistants maternels, la version amendée de la proposition de loi prévoit que, « à défaut de stipulation contraire inscrite dans le contrat qui le lie au particulier employeur, l’assistant maternel est soumis à une obligation de neutralité en matière religieuse dans le cours de son activité d’accueil d’enfants ». C’est là non pas une stigmatisation, mais une indication normale.
Mes chers collègues, lors de l’écriture de ce nouveau texte, je ne pensais pas être obligée d’entrer dans la logique des lois Debré et Guermeur et de contribuer à inscrire, noir sur blanc, l’extension des dispositions de la loi Debré au secteur de la petite enfance.
J’aurais pu proposer d’amender le texte de la commission, pour vous inviter à revenir à la rédaction initiale, la mienne. Je ne l’ai pas fait, car j’estime que le présent texte est un compromis. Il a le mérite de clarifier une situation de vide juridique ; il ouvre le débat sur l’introduction de la neutralité dans la sphère de la petite enfance, en prévoyant des aménagements suffisants pour qu’une majorité de sénateurs soit susceptible de le voter. Il a vocation à constituer un outil pour les parents, en vue d’assurer un accueil en toute neutralité de leur enfant, s’ils le souhaitent. J’entends non pas mener une guerre de tranchées, mais plutôt proposer un dispositif pragmatique.
En effet, nous faisons la loi non pas pour traiter tel ou tel cas spécifique, mais plutôt pour asseoir un principe fondamental, et en assurer l’application générale. Il est donc normal, dès lors qu’un agrément ou un financement public intervient, qu’il y ait en contrepartie des obligations.
Je ne prolongerai pas davantage mon propos, afin de laisser du temps à l’échange. Je sais que le rapporteur va amener des éléments techniques et juridiques importants et que beaucoup d’entre vous, mes chers collègues, souhaitent s’exprimer au nom de leur groupe ou à titre individuel : j’ai bien conscience que les propositions de loi touchant aux valeurs sociétales ont une résonance parfois plus individuelle que collective.
Je me plais à penser que le Sénat considérera que cette proposition de loi constitue une véritable avancée vers l’affirmation de la neutralité en matière religieuse. C’est pourquoi j’espère que, même si ce texte ne vous donne pas entière satisfaction, vous le voterez comme moi. C’est tout l’art du compromis : le verre est-il à moitié vide ou à moitié plein ?
Mes chers collègues, je vous rappelle que, en mai dernier, le Sénat a voté l’instauration de la journée nationale de la laïcité, fixée au 9 décembre. L’adoption de cette proposition de loi, à deux jours de l’anniversaire de la promulgation de la loi de 1905, adresserait un message porteur de sens à l’ensemble de notre pays.
Pour conclure, je voudrais remercier l’ensemble de mes collègues du groupe RDSE, signataires de cette proposition de loi, qui m’ont accordé toute leur confiance et m’ont soutenue, malgré quelques pressions exercées notamment au travers de nombreux courriels. (Applaudissements sur les travées du RDSE et du groupe socialiste-EELV, ainsi que sur certaines travées de l’UCR.)
M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. Alain Richard, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, la France est diverse. On y observe des croyances et des convictions très variées, qui se doivent mutuellement le respect.
La République, au cours de ses conquêtes parfois controversées, a établi un régime de droit désormais constitutionnel, qui reconnaît notre nation comme laïque. Cela nous crée donc des devoirs, cela impose à toutes les autres normes, y compris la loi, de respecter la liberté de conscience.
En outre, notre pays, en 1974, a ratifié la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, qui garantit explicitement la liberté religieuse.
Voilà le cadre supralégislatif – un cadre qui ne nous laisse pas tous les choix – dans lequel nous devons légiférer pour tenter de régler la question qui a donné lieu à une controverse judiciaire et à un jugement de cour d’appel voilà quelques semaines. Ce jugement répond à une réalité de société : l’aspiration de familles à connaître l’atmosphère religieuse dans laquelle sera accueilli leur enfant et l’aspiration de certains professionnels de la petite enfance à voir reconnaître leurs convictions.
Comme l’a très judicieusement souligné Françoise Laborde il y a un instant, la commission des lois, devant laquelle j’ai présenté mes propositions, devait trouver un équilibre. En m’inspirant du débat controversé, intervenu voilà un demi-siècle, sur la liberté de l’enseignement et son aménagement, il m’est apparu qu’une conciliation était possible lorsqu’il y a concours d’argent public en faveur d’autres missions de caractère éducatif.
Les critères que nous appliquons, et à partir desquels je propose au Sénat de légiférer, reposent exclusivement sur des considérations de principe : l’argent public crée des obligations en matière d’universalité du service financé ; la laïcité interdit, en l’absence d’obstacle de droit équivalent, qu’une conviction, qu’un message religieux puisse être imposé à des personnes qui ne souhaitent pas en être destinataires ; enfin, lorsqu’elle est clairement exposée, la mission religieuse d’une œuvre doit être respectée.
Autrement dit, lorsqu’il n’y a pas financement public, on est dans le domaine privé pur, dans lequel le principe de laïcité ne s’applique pas. Les parents qui confient leur enfant à une crèche ou à un service d’accueil relevant d’une œuvre privée qui ne reçoit d’argent ni du contribuable ni du contributeur de la solidarité sociale ont avec ce lieu d’accueil un rapport purement privé, dans lequel la loi n’a pas à s’immiscer, sauf, bien entendu, si par ailleurs s’y déroulent des activités répréhensibles.
En revanche, si l’argent public est impliqué, la règle qui s’applique est celle que nous observons tous depuis 1959 dans l’enseignement privé sous contrat. J’ai recensé neuf alternances ou changements politiques substantiels depuis l’adoption de la loi de 1959. Celle-ci n’a pas été modifiée d’une virgule par aucune des majorités qui se sont succédé, ce qui suggère qu’elle ne doit pas être totalement dépourvue de sagesse.
Si l’institution qui accueille l’enfant ne se prévaut pas d’un caractère religieux, elle est tenue à la neutralité religieuse : c’est l’application du principe de laïcité. En revanche, si elle se prévaut d’un caractère religieux, porté à la connaissance du public intéressé, alors son caractère propre l’emporte, mais elle reste tenue, à raison des obligations que lui crée le concours d’argent public, d’accueillir les enfants de familles de toutes confessions et de ne pas exercer sur eux de prosélytisme, c’est-à-dire de respecter leur liberté de conscience. Et en tout cas, les familles ont été avisées de son engagement confessionnel.
Voilà donc le schéma de principe assez simple sur lequel le Sénat est appelé à se prononcer.
En tout cela doivent prévaloir respect, tolérance et écoute réciproques. Nous nous y sommes en tout cas efforcés collectivement lors du débat en commission et, à mon sens, celui-ci fut exemplaire par la hauteur de vues et le respect réciproque qui s’y sont manifestés.
En dernier lieu, faut-il, comme certains de nos collègues se le demandent sans doute, légiférer ?
La réponse sur ce point est simple. Celui qui est disposé à consacrer plusieurs années de sa vie et une bonne partie de ses ressources à mener jusqu’à la Cour de cassation un contentieux judiciaire afin de s’assurer que ses droits sont respectés n’aura pas besoin d’une telle loi. Mais le Conseil constitutionnel n’a-t-il pas, à bon droit, dégagé depuis longtemps deux exigences de niveau constitutionnel qui sont la sécurité juridique et l’accessibilité de la loi ? Par conséquent, dire qu’il est inutile de légiférer, au motif que celui qui a les ressources et la surface sociale suffisantes pour mener un litige de pure satisfaction privée et de principe jusqu’à la Cour de cassation pourra toujours arriver au même résultat, n’est pas défendable.
Je terminerai en soulignant que ce débat peut susciter –cela a d'ailleurs été le cas en certains lieux – des réactions passionnées ; c’est légitime, et toujours respectable.
Nous pouvons certes avoir des divergences, mais nous devons considérer que chacun d’entre nous se prononce en conscience, après avoir mûri une réflexion personnelle, sans céder à des influences. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste-EELV, ainsi que sur certaines travées du RDSE. –Mme Sylvie Goy-Chavent applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Philippe Richert, ministre auprès du ministre de l'intérieur, de l'outre-mer, des collectivités territoriales et de l'immigration, chargé des collectivités territoriales. Monsieur le président, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, en de nombreuses occasions, depuis 2007, le Gouvernement a rappelé son attachement au principe de laïcité. Vous l’avez souligné, madame Laborde, ce principe implique la neutralité de l’État et des personnes publiques à l’égard des cultes et l’égalité entre les confessions.
La République respecte ainsi toutes les croyances, mais n’en reconnaît aucune, comme le dispose l’article 1er de la Constitution, afin que chacun puisse exprimer sa liberté de conscience, l’une des plus belles de nos libertés publiques.
Cet attachement du Gouvernement à un principe fondateur de notre République s’est traduit par des mesures sans précédent pour mieux faire connaître et respecter le principe de laïcité.
Des conférences départementales de la laïcité et de la liberté religieuse sont mises en place sur le terrain et des « correspondants laïcité » ont été nommés dans les ministères et dans chaque préfecture. Nous travaillons à un renforcement de la formation des agents publics sur cette question. Les règles applicables dans les hôpitaux, les prisons, les écoles et les cantines scolaires ont été rappelées par voie de circulaire à l’ensemble des acteurs concernés, tout comme les principes gouvernant la police des sépultures, le support institutionnel de l’exercice du culte et les édifices du culte. Enfin, un « code » de la laïcité et de la liberté religieuse, recueil complet des textes et de la jurisprudence, a été publié en octobre dernier à la Documentation française.
La lecture de ce « code » rappelle notamment deux idées majeures.
La première est que le principe de laïcité va de pair avec celui de liberté de conscience. La laïcité est tout sauf une notion mécanique, intransigeante et rigide ; elle est un instrument de paix publique. À cet égard, puisqu’il n’a échappé à personne que, dans deux jours, nous fêterons l’anniversaire de la loi de 1905, je voudrais rappeler que, avant l’article 2 de ce texte, souvent cité, qui précise que « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte », il y a un article 1er, aux termes duquel « la République assure la liberté de conscience ».
Aujourd’hui non plus ne perdons pas de vue ce balancement entre les deux principes et gardons en mémoire ces mots d’Aristide Briand, qui fut le rapporteur de ce texte fondateur : « Toutes les fois que l’intérêt de l’ordre public ne pourra être légitimement invoqué, dans le silence des textes ou le doute sur leur exacte application, c’est la solution libérale qui sera la plus conforme à la pensée du législateur. »
La seconde idée majeure est que le principe de laïcité ne s’applique qu’aux personnes publiques, auxquelles il impose, comme à leurs agents, une stricte neutralité religieuse. En effet, les agents publics incarnent l’État, et l’État est impartial. Ce principe d’impartialité est au cœur de l’État républicain et l’un des corollaires du principe d’égalité devant la loi. C’est sur ce fondement et sur celui du Préambule de la Constitution de 1946, qui garantit spécifiquement le caractère laïque de l’enseignement public, qu’est fondée la loi du 15 mars 2004 interdisant le port de signes religieux ostensibles par les élèves des écoles publiques.
L’initiative qui nous est soumise aujourd’hui est inédite, puisqu’elle concerne des salariés privés de structures privées, qui ne sont d’ailleurs pas chargées d’une mission de service public. En souhaitant étendre au secteur privé un des grands principes fondateurs du service public, les auteurs de la proposition de loi bousculent les grands équilibres établis depuis plus de cent ans autour du principe de laïcité.
En effet, dans le cas des organismes privés, la liberté de conscience et la liberté d’exprimer ses convictions sont des libertés constitutionnellement protégées. On ne peut restreindre ces libertés que si leur manifestation trouble l’ordre public. Il faut en outre que ces restrictions soient strictement proportionnées à l’objectif recherché. Ne perdons pas de vue ce qu’ont écrit à ce sujet les auteurs de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en 1789, et qui conserve plus que jamais son actualité : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi. » La même exigence figure dans la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
Le Gouvernement n’a jamais fait preuve de complaisance lorsque l’ordre public était en jeu, au contraire ! J’en donnerai deux exemples.
Premier exemple, nous avons considéré que la loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public était nécessaire au regard de la sécurité publique, de la dignité de la femme et de la coexistence apaisée de tous dans l’espace public. Nous avons considéré que la République devait se vivre à visage découvert, qu’elle devait refuser fermement le repli sur soi et, dans le même temps, le rejet de l’autre, en bref refuser tout ce qui caractérise le communautarisme. Il fallait donc interdire clairement, sans équivoque, les pratiques de dissimulation du visage, y compris celles à connotation religieuse comme le port de la burqa, sur le territoire de notre République.
Le second exemple a trait à l’action du Gouvernement, tout particulièrement de Claude Guéant, contre les prières de rue. Les prières qui se déroulent dans la rue, en dehors de circonstances particulières reconnues ou d’événements ponctuels, n’ont pas leur place en France. Cette situation n’était pas digne pour les fidèles et il fallait admettre que cette pratique pouvait heurter la sensibilité de certains de nos concitoyens, car elle n’est pas conforme à notre conception de la laïcité. Certains étaient cependant enclins au fatalisme et à l’acceptation du fait accompli. C’est pourtant une exigence de tranquillité et de sécurité publiques qui a justifié l’intervention ferme de l’État.
La question de la santé, de la sécurité et du bien-être psychologique des enfants dans les crèches privées, les centres aérés et chez les assistants maternels est évidemment d’une importance primordiale. Le Gouvernement y est très attentif.
Les textes actuels garantissent déjà le respect de ces objectifs, sous le contrôle des autorités publiques qui délivrent les agréments. Le fait, pour un employé d’une crèche, d’endoctriner les enfants, sur le plan religieux comme sur le plan politique ou philosophique, est passible de sanctions. Le retrait de l’agrément de la structure peut être prononcé si des pratiques de prosélytisme y ont cours.
Pour autant – il faut être très clair sur ce point –, le simple fait que des employés manifestent, à titre personnel, une croyance religieuse ne met pas en danger la santé ou l’équilibre psychologique des enfants. Vous l’admettez vous-mêmes, puisque les crèches confessionnelles ne sont pas concernées par le texte de la proposition de loi issu des travaux de la commission, et c’est heureux ! Sur ce point, la commission est revenue sur la version initiale de la proposition de loi, qui ne comportait pas cette précaution.
Au-delà de ce grand problème de principe, le texte qui nous est soumis aujourd’hui pose de redoutables difficultés juridiques et pratiques. J’en soulèverai quelques-unes, qui pourront éventuellement être développées lors de la discussion des articles.
Concentrons-nous d’abord sur les deux premiers articles du texte de la commission. Tels qu’ils sont rédigés, ils distinguent deux catégories de crèches ou de centres aérés.
Dans l’une de ces catégories, vous placez les établissements qui ne bénéficient d’aucun financement public. Ceux-ci pourraient restreindre la liberté religieuse de leurs salariés dans leur règlement intérieur. Or ils le peuvent déjà ! L’idée qui sous-tend la proposition de loi est donc fort louable, mais elle néglige le fait que, depuis longtemps, le code du travail offre à l’employeur les outils dont vous souhaitez le doter. Depuis longtemps également, l’utilisation de ces outils a été balisée par le juge, tout dernièrement d’ailleurs dans l’affaire désormais bien connue de la crèche Baby Loup.
Mais n’oublions pas l’autre catégorie d’établissements, ceux qui bénéficient d’une « aide financière publique ». Le texte prévoit que tous leurs salariés doivent se soumettre à une totale neutralité religieuse. Une telle initiative pose question, et ce pour trois raisons principales : le critère utilisé n’est pas pertinent ; il crée de surcroît une forte insécurité juridique ; au final, le dispositif lui-même est sujet à caution sur le plan constitutionnel.
Le critère de l’existence d’un financement public est séduisant sur le papier et, qui plus est, il est d’actualité, mais il ne peut constituer ici une « règle d’or » pour opérer une discrimination entre les différentes structures d’accueil de la petite enfance.
On ne voit pas en effet pourquoi les salariés de ces structures privées devraient suivre, de façon systématique et indifférenciée, le même régime que celui des salariés des crèches publiques en matière de liberté religieuse, au motif qu’elles reçoivent un euro de financement public ou parfois une subvention modeste de la caisse d’allocations familiales. Si l’objectif est de préserver l’enfant de moins de six ans de toute présence religieuse, alors pourquoi établir une différence entre les crèches bénéficiant d’une aide publique et les autres ?
La proposition de loi introduit donc une discrimination qui repose sur une justification fragile au plan juridique. Vous avez essayé d’appliquer un critère conçu spécifiquement pour la loi Debré à un tout autre domaine, mais la greffe ne peut prendre.
Qui plus est, ce critère est d’une grande imprécision. Qu’entend-on exactement par financement public ? Faut-il tenir compte de la subvention d’investissement, des subventions de fonctionnement, des aides indirectes, des régimes fiscaux spécifiques ? En outre, existe-t-il, oui ou non, un seuil de déclenchement ou doit-on considérer que le texte s’applique dès le premier euro d’argent public versé ?
Enfin, votre dispositif conduira à interdire le port d’un signe religieux par tous les salariés de l’organisme, y compris les secrétaires de la crèche ou les personnels administratifs du centre aéré, alors qu’ils ne sont pas en contact direct avec les enfants.
Une dernière disposition de la proposition de loi prévoit que, dans le silence du contrat liant les particuliers employeurs à l’assistant maternel, ce dernier devrait respecter une stricte neutralité religieuse. Le Gouvernement ne peut y souscrire.
D’abord, dans un État de droit comme le nôtre, la liberté est la règle, l’interdiction l’exception. Vous inversez ici la logique, et présumez que les particuliers veulent interdire à l’assistant maternel toute forme d’expression religieuse. Cela crée un risque d’inconstitutionnalité, car la mention d’une obédience religieuse dans un contrat pourrait être assimilée à une discrimination, voire à un fichage…
De surcroît, très concrètement, je crains fort qu’une telle mesure n’entraîne elle aussi des contentieux multiples et assez stériles. Au demeurant, qu’impose, en pratique, le respect d’une obligation de neutralité à son domicile ? Que doit-on précisément éviter de soumettre à la vue des enfants ? Par ailleurs, qu’en est-il de signes ou de discours qui manifesteraient une appartenance politique ? Comment enfin surveiller la stricte application de cette disposition législative dans la sphère domestique ?
Au fond, c’est l’exercice législatif lui-même qui pose problème sur ce sujet. On voit bien que les équilibres sont fragiles dans ce domaine et qu’on ne peut poser une règle générale sans être parfaitement sûr de sa solidité, ni surtout de son utilité.
En 2004, il a fallu légiférer parce que les responsables d’établissements ne parvenaient plus à gérer la situation et que les incidents se multipliaient. Aujourd’hui, le problème présente-t-il la même acuité ?
Je regrette l’absence de diagnostic dans l’exposé des motifs de la proposition de loi et même dans le rapport de M. Richard. On invoque l’affaire de la crèche Baby Loup, d’une manière qui paraît bien hâtive, à l’instar du processus d’examen de cette proposition de loi, mise en débat voilà un mois et construite sans véritable concertation, ni avec les représentants des cultes, ni avec les professionnels du secteur de la petite enfance, ni avec les usagers.
Pour sa part, le Gouvernement n’a pas le sentiment qu’il soit nécessaire, et encore moins urgent, de légiférer sur ce sujet. Il estime même que ces initiatives sont inopportunes au regard de notre cohésion sociale et nationale et qu’il est de loin préférable de régler les difficultés au cas par cas, si elles surgissent, de manière adaptée à chaque situation, en ménageant un juste équilibre entre les droits des uns et ceux des autres, dans la souplesse permise par notre code du travail.
Le texte qui est présenté aujourd’hui semble volontariste, efficace, rassembleur. Je crains qu’il ne soit en réalité rien de tout cela : il va trop loin, en étendant à la sphère privée un principe qui est l’apanage de la puissance publique ; il sèmera la confusion et sera source de contentieux ; enfin, bien loin d’être rassembleur, il renverra chacun chez soi, en encourageant un communautarisme qui vraiment n’a rien de républicain.
Pour toutes ces raisons, le Gouvernement émet un avis défavorable sur la proposition de loi. (Mme Esther Benbassa applaudit.)