M. le président. Personne ne demande plus la parole ?...
Je mets aux voix la motion n° 1, tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité.
Je rappelle que l'adoption de cette motion entraînerait le rejet du projet de loi.
J'ai été saisi de deux demandes de scrutin public, émanant l'une du groupe UMP, l'autre du groupe du RDSE.
Je rappelle que l'avis de la commission est défavorable, de même que celui du Gouvernement.
Il va être procédé au scrutin dans les conditions fixées par l'article 56 du règlement.
Le scrutin est ouvert.
(Le scrutin a lieu.)
M. le président. Personne ne demande plus à voter ?…
Le scrutin est clos.
J'invite Mmes et MM. les secrétaires à procéder au dépouillement du scrutin.
(Il est procédé au dépouillement du scrutin.)
M. le président. Voici le résultat du scrutin n° 215 :
Nombre de votants | 339 |
Nombre de suffrages exprimés | 338 |
Majorité absolue des suffrages exprimés | 170 |
Pour l’adoption | 152 |
Contre | 186 |
Le Sénat n'a pas adopté.
Question préalable
M. le président. Je suis saisi, par M. Badinter et les membres du groupe socialiste, apparentés et rattachés, d'une motion n° 2.
Cette motion est ainsi rédigée :
En application de l’article 44, alinéa 3, du Règlement, le Sénat décide qu’il n’y a pas lieu de poursuivre la délibération sur le projet de loi sur la participation des citoyens au fonctionnement de la justice pénale et le jugement des mineurs (n° 490, 2010-2011).
Je rappelle que, en application de l’article 44, alinéa 8, du règlement du Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l’auteur de l’initiative ou son représentant, pour quinze minutes, un orateur d’opinion contraire, pour quinze minutes également, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.
En outre, la parole peut être accordée pour explication de vote, pour une durée n’excédant pas cinq minutes, à un représentant de chaque groupe.
La parole est à M. Robert Badinter, auteur de la motion. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. Robert Badinter. Mes chers collègues, c’est avec raison que M. le garde des sceaux a affirmé, tout à l’heure, son soutien à la magistrature et son estime pour les magistrats.
En effet, on ne saurait trop rappeler, à l’intérieur de nos frontières comme à destination de l’étranger, à quel point la magistrature française assume une fonction essentielle et avec quel courage elle s’en acquitte, compte tenu des difficultés auxquelles elle doit faire face. À cet égard, monsieur le garde des sceaux, il est bon que votre voix se fasse entendre.
Sur le fondement de ce constat, je considère que votre projet de loi va à l’encontre des intentions mêmes que vous exprimez.
J’appartiens au paysage judiciaire depuis près de soixante ans. Or, je vous le dis franchement : je n’avais jamais connu un pareil malaise au sein de la magistrature française !
L’analyse conduit à trouver deux causes à ce malaise.
La première réside dans le manque de moyens dont, nous le savons tous, souffre la magistrature, face à l’inflation toujours croissante des affaires et des tâches qui lui incombent.
La seconde tient au sentiment que la magistrature éprouve à juste titre de ne pas bénéficier, de la part non seulement des justiciables – cela, elle y est habituée –, mais aussi des plus hautes autorités de l’État, de la considération qu’elle mérite. Elle ressent cruellement cette situation. Certains propos désinvoltes, évoqués tout à l’heure avec talent, d’autres condescendants, certaines accusations malvenues, l’ont profondément blessée.
Je pense que la priorité, aujourd’hui, est de remédier à ce profond malaise. Or je regrette de devoir vous dire, monsieur le ministre, que votre projet ne va nullement dans ce sens.
Comme M. Mézard l’a très bien rappelé, personne, dans le monde judiciaire, ne réclamait cette réforme. Qu’elle ait pu être évoquée ici ou là, je l’admets : l’imagination est toujours au pouvoir, surtout, de façon générale, au sein du Syndicat de la magistrature, mais je ne pense pas que ce soit de ce côté-là que le Président de la République trouve ordinairement son inspiration…
Quoi qu’il en soit, pour bien connaître le monde judiciaire, je n’ai jamais remarqué, dans aucun colloque, dans aucune revue, dans aucune motion d’avocats, de magistrats ou d’auxiliaires de justice de quelque ordre que ce soit, que l’on ait réclamé la création du dispositif que vous proposez.
De quoi, au juste, s’agit-il ? D’une formule inédite de participation à la décision judiciaire que vous avez appelée d’un nom qui fleure bon les temps anciens de la grande Révolution : les « citoyens assesseurs »… Je ne me souviens pas que l’on ait, depuis fort longtemps, appelé « citoyen » quiconque détenant un pouvoir institutionnel ! Peut-être, ma mémoire fléchissant, me rappellera-t-on qu’en 1848 on parla, brièvement d’ailleurs, du citoyen-président Dupin…
Quelles que soient les dénominations, votre « citoyen- assesseur » est un être singulier : hybride, il n’est ni un juré, ni un échevin.
Il n’est pas un juré, parce que le propre du juré, comme son nom l’indique, est d’appartenir à un jury, et que le propre du jury – notre tradition à cet égard est constante depuis fort longtemps, au point d’être devenue un principe fondamental de notre justice – est de détenir un pouvoir de décision.
Cet état de choses a été conservé à travers toutes les variations successives, et ce principe toujours respecté : en définitive, les jurés peuvent s’opposer à toute demande qu’ils estimeraient infondée, en faisant jouer une minorité de blocage.
Aussi n’est-il pas de jurés sans pouvoir de décision ; or vos « citoyens assesseurs » n’en auront aucun… Si vous voulez leur donner un pouvoir de décision « citoyen », il faut prévoir le recours à la majorité qualifiée. Mais vous ne le proposez pas, puisque, dans les tribunaux correctionnels, il y aura trois magistrats et deux citoyens assesseurs.
Dans ces conditions, quelle sera la valeur ajoutée des citoyens assesseurs ? À quoi vont-ils réellement servir ?
Vous me répondrez que leur valeur ajoutée tient à la connaissance qu’ils auront de l’opinion publique, à ce fameux bon sens populaire qu’on leur prête volontiers…
Certes, mais cette vertu-là pourrait aussi bien être mise à profit à l’ensemble des niveaux de l’acte juridictionnel. Or, à ces citoyens assesseurs, vous reconnaissez non pas une compétence générale, mais seulement une compétence limitée, spécifique, que M. le rapporteur a souhaité élargir – je comprends pour quelles raisons, mais je le préviens tout de suite que je ne le suivrai pas, car les délits en matière d’environnement sont souvent extraordinairement complexes.
Les citoyens assesseurs sont cantonnés à un domaine spécifique qui exclut toutes les matières tenues pour difficiles, comme les infractions dans le domaine fiscal, les infractions de corruption ou la délinquance internationale organisée.
Alors, je vois bien l'argument : il faut exclure de leur champ de compétence les affaires qui nécessitent des connaissances juridiques et de l’expérience. Mais, monsieur le garde des sceaux, permettez-moi d’inverser les termes de la question : les magistrats éminents qui jugent des affaires complexes sont parfaitement à même de juger des affaires simples ; si celui qui est appelé à juger une affaire simple n'est pas toujours à même de juger une affaire complexe, l'inverse n'est pas vrai, en vertu du principe selon lequel celui qui peut le plus peut le moins. Ainsi, les magistrats capables de juger l’affaire Clearstream seraient tout à fait capables de juger ces voyous dont vous voulez confier en partie le sort aux citoyens assesseurs.
Par conséquent, cette réforme ne répondait pas à une nécessité.
Dans ces conditions, quelle est sa raison d'être, sachant que ce n’est pas la magistrature qui a réclamé ce renfort inédit ? Vous expliquez vouloir associer le peuple aux jugements. Ce n'est pas exact. Ce l’est d'autant moins que, dans votre texte initial, vous aviez prévu, monsieur le garde des sceaux, de réduire comme jamais cela ne s'est fait dans l'histoire de la justice française les pouvoirs des jurés ! Aussi extraordinaire que cela paraisse – et malgré la correctionnalisation judiciaire –, vous aviez prévu de confier 80 % des affaires criminelles à une cour d'assises non pas light, mais anorexique, formée de deux jurés et de trois magistrats. En réduisant à néant le pouvoir de décision des jurés, pouvoir essentiel propre à la cour d’assises, vous dénaturiez celle-ci et vous faisiez s’effondrer le principe du jury populaire. À cet égard, je salue la résistance qu’a, à juste titre, opposée la commission des lois à ce projet, dont je ne suis d’ailleurs pas certain qu’il n’eût pas été censuré par le Conseil constitutionnel.
Aussi, comment pouvez-vous maintenant évoquer devant nous la confiance que vous faites aux citoyens pour juger des affaires ?
J’ouvre ici une parenthèse pour formuler une remarque à l'attention de M. le rapporteur : les « six plus trois », j'ai connu cela tout à fait au début de ma carrière ; coïncidence malheureuse, c'est la formule qu'avait adoptée le régime de Vichy… Afin d’éviter ce rappel historique, dont je ne prétends aucunement qu’il vous ait inspiré de quelque façon que ce soit, monsieur le rapporteur, retenons plutôt « sept plus trois ». Cela ne changera rien.
J’en reviens à mon propos principal.
Monsieur le garde des sceaux, ne prétendez pas que vous avez foi en la justice des citoyens, alors même que vous aviez envisagé d’éradiquer l'essentiel du pouvoir des jurés citoyens, ou plus exactement des citoyens qui sont jurés.
Quelle est la valeur ajoutée de cette réforme ? Elle est nulle pour le fonctionnement de la justice. Je puis au contraire vous assurer que vous allez accabler celle-ci d’un nouveau fardeau, alors même que les magistrats des juridictions correctionnelles sont déjà submergés par la masse des affaires à juger !
Il faudra non seulement sélectionner ce que vous appelez les citoyens assesseurs, mais encore leur assurer un minimum de formation.
Il faudra, c'est indispensable, tenir compte du principe de l'oralité des débats.
Il faudra, c'est nécessaire compte tenu de la mixité de la procédure, permettre à ces citoyens assesseurs d’accéder au moins partiellement au dossier d'instruction, ce qui n'est pas le cas en cour d'assises, en raison de la pure oralité des débats.
Il faudra, ce qui n'est pas indifférent, leur permettre de poser des questions – et j’imagine déjà les avocats déposer des conclusions tendant à démontrer que le citoyen assesseur a manifesté son opinion.
Il faudra les associer au délibéré. À cet égard, je n’ai pas manqué de noter que votre projet de loi prévoit que, désormais, un délibéré interviendra au terme de chaque affaire. Je puis vous dire que cela ne facilitera pas la tâche de la justice. Je puis vous assurer que les audiences, qui se tiennent déjà souvent nuitamment, s'en trouveront encore prolongées. Je puis vous garantir que le nombre d'affaires traitées par audience – je ne parlerai jamais de productivité ou de rendement – va diminuer.
Différant ainsi les délais de comparution, vous allongerez la durée de la détention provisoire dans l’attente du jugement. Vous accroissez les charges de la justice au moment même où celle-ci succombe : telle est la conséquence de ce choix, choix dont la seule valeur est médiatique, je n'ose même pas dire politique, choix qui permet d’affirmer, avec un mouvement de menton, que la justice est rendue au nom du peuple, qu’on restitue au peuple sa fonction consistant à rendre la justice. Allons donc ! Laissons ces slogans de côté, et attachons-nous à la vérité : alors que la magistrature n'en peut plus, on va lui assigner de nouvelles tâches parfaitement inutiles ! Voilà pour ce qui est de l'économie de la justice.
J’en viens maintenant au second aspect des choses. J'ai dit que, en réalité, ces citoyens assesseurs n’étaient pas des jurés ; ils ne sont pas non plus des échevins.
Les échevins sont sélectionnés par l'élection, la formation, la compétence ou la spécialité. Il n'en est rien ici. On nous dit que les futurs assesseurs passeront des tests, répondront à des questionnaires, devront satisfaire à certains critères. Pour s’assurer de quoi ? On va s'assurer, ce qui est bien normal, qu’ils ont la qualité d'électeur. Mais comment va-t-on faire pour s'assurer non pas qu’ils sont compétents, mais qu’ils présentent toutes les garanties de moralité ? Recourra-t-on à des rapports de police, mènera-t-on des enquêtes auprès du voisinage, des employeurs ? Je ne suis pas certain que les citoyens assesseurs apprécieront !
Monsieur le garde des sceaux, comment s’assurera-t-on que les citoyens assesseurs présenteront toutes les garanties d'objectivité ou d'impartialité ? Cela fait bien longtemps que cette question se pose au regard de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. L'impartialité, très clairement, commande de ne pas juger l’un de ses proches. Pour le reste, il s’agit d’une vertu ; seules, s’agissant des magistrats, la formation professionnelle et la conscience qu’ils ont de leur état et de leurs devoirs peuvent permettre d’espérer qu’elle prévaudra. Qu’en sera-t-il avec les futurs citoyens assesseurs ?
Vous allez remplacer par ces citoyens assesseurs tirés au sort de véritables échevins, des assesseurs qui, dans leur domaine, présentent toutes les garanties, qu’ils siègent dans les tribunaux pour enfants ou dans les cours d’appel, s’agissant de l'exécution des peines. On sait qui ils sont et la manière dont ils sont sélectionnés offre toutes les garanties.
En revanche, est-ce en plaçant, dans le tribunal correctionnel des mineurs, auprès de deux magistrats ordinaires non spécialisés – et non plus un seul, grâce au président de la commission, comme cela était initialement prévu –, deux citoyens assesseurs, que vous comptez faire progresser les juridictions pour mineurs et respecter, ce qui est fondamental, leur spécialité ? Remplacer les assesseurs spécialisés dans le domaine de l'enfance par des citoyens assesseurs tirés au sort après un vague contrôle, à défaut de pouvoir faire mieux, constituera-t-il réellement un progrès ? Considérez-vous que vous respectez ainsi la spécificité profonde du droit des mineurs ? Pensez-vous que la magistrature ressentira cette mesure comme une aide ? Pensez-vous que cette réforme dissipera le malaise profond que celle-ci éprouve ?
Monsieur le garde des sceaux, vous êtes un homme de bon sens et vous savez bien ce qu’il en est. Qu’annonce cette juridiction ? Je ne vous donne pas rendez-vous, je le lirai plus tard dans les journaux. On commence par créer une juridiction compétente pour les mineurs de 16 à 18 ans, puis, dans la foulée, on élargit cette compétence. Dans le passé, on a connu plusieurs exemples d'institutions dont on nous disait d'un ton badin que leur création n’avait qu’une vocation limitée, expérimentale, et ne devait susciter aucune crainte. Au final, elles ont enflé, enflé, jusqu’à avoir toujours plus de pouvoir.
Je vous le dis clairement : vous ouvrez une brèche désastreuse au regard de la spécificité constitutionnelle et conventionnelle de la justice des mineurs. Ce projet de loi est un mauvais texte, qui intervient à un mauvais moment eu égard à l’état d’esprit actuel de la magistrature. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. Jean-René Lecerf, rapporteur. Il est bien inconfortable pour moi de devoir répondre à notre collègue Robert Badinter, pour lequel chacun, dans cet hémicycle, éprouve admiration et estime.
Puisqu’il le faut bien, je vais néanmoins m’y essayer. Pour cela, j’invoquerai non pas Gide ou Balzac, comme certains l’ont fait, mais Alexis de Tocqueville, qui écrivait ceci dans De la démocratie en Amérique : « Le jury, qui semble diminuer les droits de la magistrature, fonde donc réellement son empire, et il n'y a pas de pays où les juges soient aussi puissants que ceux où le peuple entre en partage de leurs privilèges. »
La présence de représentants du peuple au sein des juridictions, loin de porter atteinte aux prérogatives des magistrats, est donc une manière, au contraire, d'affirmer leur autorité.
Je partage bien des propos tenus par M. Badinter, notamment sur la considération due aux magistrats. À cet égard, notre assemblée, me semble-t-il, n'a jamais failli, peut-être parce que ses membres, depuis déjà de nombreuses années, ont multiplié les stages dans les juridictions, ce qui leur a permis de se rendre compte des difficultés auxquelles les magistrats sont fort souvent confrontés. Au cours des auditions auxquelles j’ai procédé en tant que rapporteur de différents textes, combien de fois n’ai-je pas entendu des représentants d’organisations syndicales de magistrats affirmer que le Sénat appréhendait la situation de la magistrature différemment de l’Assemblée nationale ? Il m'est ainsi arrivé à de nombreuses reprises de conseiller à nos collègues députés d’effectuer eux aussi de tels stages.
Monsieur le garde des sceaux, la réforme que vous nous proposez aujourd’hui pourrait être un moyen de renforcer l’image des magistrats au sein de l'opinion.
Dans mon département du Nord, il existe une association des anciens jurés de la cour d'assises de Douai, à l’assemblée générale de laquelle je participe chaque année.
M. Jean-René Lecerf, rapporteur. Très régulièrement, elle organise des conférences ouvertes à tous, au cours desquelles ses membres expriment leur fierté d'avoir été jurés, leur compréhension de la situation de notre justice. De fait, ils sont des instruments de réconciliation de celle-ci avec nos concitoyens.
Réconcilier nos compatriotes avec leur justice, c'est un peu le pari que nous faisons avec la réforme proposée. On peut certes nous objecter que les citoyens assesseurs, qui seront minoritaires au sein des formations correctionnelles, risquent fort d’être des assesseurs alibis. Mais c’est le Conseil constitutionnel lui-même qui impose que les juridictions pénales, hors cours d’assises, comprennent une majorité de magistrats professionnels.
Il ne faut pas non plus se tromper sur le sens à donner à la présence du citoyen assesseur dans les formations correctionnelles. Nous ne demandons pas plus à celui-ci qu’au juré d’avoir les compétences d’un magistrat professionnel. D’ailleurs, comment pourrait-il y parvenir ? Nous lui demandons d’avoir un autre regard, celui du citoyen. Je ne prétends certes pas que les magistrats soient dépourvus de bon sens, mais il peut parfois être utile de confronter celui du citoyen à la science juridique. Il me paraît tout à fait erroné d’opposer citoyens et magistrats. L’institution judiciaire tout entière tirera profit de la présence de citoyens en son sein.
Bien sûr, nous comprenons les inquiétudes qui se sont exprimées, notamment en ce qui concerne les moyens. De ce point de vue, monsieur le garde des sceaux, vous avez déjà annoncé avoir obtenu des moyens supplémentaires. Nous serons d’une extrême vigilance sur ce sujet. Bien qu’ils demeurent insuffisants, les crédits consacrés à la justice ont néanmoins augmenté dans une mesure importante, notamment depuis 2002 : je n’oserais même pas rappeler quelle part du budget était consacrée à la justice voilà quinze ou vingt ans ! Certes, les pourcentages de hausse ne sont pas significatifs, car nous partions de trop bas, mais nous serons sans doute tous d’accord pour reconnaître que nous devrons encore accroître les crédits de la justice si nous voulons que la situation française se rapproche de celle des pays voisins à cet égard.
Enfin, je le rappelle, la participation de citoyens assesseurs sera d’abord expérimentale. La généralisation du dispositif, proposée dans le projet de loi, exigera une nouvelle intervention du législateur, qui se déterminera en fonction des résultats de l’expérimentation.
Pour l’heure, la commission des lois, considérant que les précautions nécessaires ont été prises, invite le Sénat à rejeter cette motion tendant à opposer la question préalable.
M. le président. La parole est à M. le garde des sceaux.
M. Michel Mercier, garde des sceaux. J’indique simplement que je partage l’opinion de M. le rapporteur. Je répondrai à M. Badinter au fil de la discussion des articles.
M. le président. Je mets aux voix la motion n° 2, tendant à opposer la question préalable.
Je rappelle que l'adoption de cette motion entraînerait le rejet du projet de loi.
J'ai été saisi d'une demande de scrutin public émanant du groupe UMP.
Je rappelle que l'avis de la commission est défavorable, de même que celui du Gouvernement.
Il va être procédé au scrutin dans les conditions fixées par l'article 56 du règlement.
Le scrutin est ouvert.
(Le scrutin a lieu.)
M. le président. Personne ne demande plus à voter ?…
Le scrutin est clos.
J'invite Mmes et MM. les secrétaires à procéder au dépouillement du scrutin.
(Il est procédé au dépouillement du scrutin.)
M. le président. Voici le résultat du scrutin n° 216 :
Nombre de votants | 339 |
Nombre de suffrages exprimés | 338 |
Majorité absolue des suffrages exprimés | 170 |
Pour l’adoption | 152 |
Contre | 186 |
Le Sénat n'a pas adopté.
Mes chers collègues, nous allons maintenant interrompre nos travaux ; nous les reprendrons à vingt-deux heures quinze.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à vingt heures cinq, est reprise à vingt-deux heures quinze, sous la présidence de M. Guy Fischer.)
PRÉSIDENCE DE M. Guy Fischer
vice-président
M. le président. La séance est reprise.
Nous poursuivons la discussion du projet de loi sur la participation des citoyens au fonctionnement de la justice pénale et le jugement des mineurs.
Nous en sommes parvenus à l’examen de la dernière motion.
Demande de renvoi à la commission
M. le président. Je suis saisi, par Mme Mathon-Poinat et les membres du groupe communiste, républicain, citoyen et des sénateurs du Parti de gauche, d'une motion n°155.
Cette motion est ainsi rédigée :
En application de l’article 44, alinéa 5, du règlement, le Sénat décide qu’il y a lieu de renvoyer à la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d’administration générale le projet de loi sur la participation des citoyens au fonctionnement de la justice pénale et le jugement des mineurs (n° 490, 2010-2011).
Je rappelle que, en application de l’article 44, alinéa 8, du règlement du Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l’auteur de l’initiative ou son représentant, pour quinze minutes, un orateur d’opinion contraire, pour quinze minutes également, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.
Aucune explication de vote n’est admise.
La parole est à Mme Josiane Mathon-Poinat, auteur de la motion.
Mme Josiane Mathon-Poinat. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, on ne peut engager la procédure accélérée pour l’examen d’un texte qui tend à modifier en profondeur l’organisation judiciaire de notre pays ! On ne peut non plus exiger des parlementaires un travail au rabais sur un texte quelque peu brouillon, pour lequel ce passage en force ne s’explique que par l’approche de l’échéance présidentielle.
Nous venons d’être invités par la commission des lois à visiter, les 23 et 26 mai prochains, plusieurs établissements pénitentiaires pour mineurs, ainsi que des centres éducatifs fermés, dans le cadre du groupe de travail sur l’évaluation de ces structures. Le bon sens dicterait d’attendre de connaître les conclusions de ce groupe de travail avant de durcir encore le traitement pénal de la délinquance juvénile.
Mais si le bon sens avait présidé à la rédaction du présent texte, il vous aurait amenés à constater sa précarité et l’impossibilité de le mettre en œuvre. Pour notre part, ce qui nous étonnerait aujourd’hui, c’est que vous sachiez préférer le bon sens aux impératifs de communication qui guident certaines de vos stratégies de campagne.
Ce texte, paraît-il, vise à faire en sorte que justice soit rendue « au nom du peuple français », alors même que vous vous attachez depuis un certain temps à mettre en place une justice à deux vitesses. Une telle flatterie pour un peuple que le Président de la République dit écouter, mais dont il ne tient pas compte, est bien lâche, et la manipulation sémantique est encore une fois bien trop grossière pour passer inaperçue.
En effet, ni M. Woerth ni Mme Bettencourt ne pourront être jugés par des citoyens tirés au sort, puisque vous avez pris la précaution d’exclure les délits économiques et financiers du champ des délits concernés.
Le véritable enjeu, en réalité, est de faire en sorte que la justice soit faite pour tous, et non pas qu’elle soit faite par tous.
Nous ne sommes évidemment pas contre l’association des citoyens à l’élaboration des décisions de justice. Un système d’organisation judiciaire tel que l’échevinage, dans lequel les affaires sont entendues et jugées par des juridictions composées à la fois de magistrats professionnels et de personnes issues de la société civile, élues par des organisations professionnelles ou syndicales, était une option viable.
Une réforme d’une telle ampleur justifierait la mise en place d’un certain nombre de modalités pratiques, par exemple prévoir du temps pour que les citoyens assesseurs prennent connaissance des éléments du dossier. Or il n’en sera rien, eu égard au volume des affaires traitées quotidiennement par les tribunaux correctionnels, d’autant que votre seule ambition, en introduisant ces jurés dans les formations correctionnelles, est qu’ils vous servent de contre-pouvoir aux juges, considérés comme trop laxistes.
Le pendant indissociable du principe selon lequel la justice est rendue au nom du peuple français est celui de l’égal accès à la justice pour tous.
Est-ce au nom d’une justice rendue au nom du peuple français que vous avez supprimé arbitrairement tant de tribunaux, au détriment encore une fois de ce second principe ? Faut-il rappeler qu’il y a en France environ neuf juges du siège pour 100 000 habitants, alors que la moyenne européenne est de vingt et un ?
À l’aune des multiples réformes de la justice pénale intervenues ces dernières années, les professionnels manquent non pas d’outils juridiques répressifs, mais plutôt de moyens pour exercer correctement leur métier et mettre à exécution les décisions.
Bien que l’expérimentation soit désormais possible dans le champ des libertés publiques, il apparaît quelque peu surprenant que le domaine de la justice puisse être concerné. On ne peut pas envisager que, dans quelques tribunaux, la procédure et la formation de jugement ne soient pas les mêmes que sur l’ensemble du territoire. Il s’agit là d’une rupture d’égalité flagrante, passible d’une censure en bonne et due forme du Conseil constitutionnel !
Cela étant, malgré le récent coup de semonce de celui-ci, qui vous a sagement rappelé que le fait de gouverner n’impliquait pas que l’on puisse agir selon ses caprices en matière de réforme de la justice des mineurs, vous vous entêtez. Le toilettage superficiel des dispositions censurées de la loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure ne trompe personne : il s’agit bien de la fin de la spécialisation de la procédure applicable aux mineurs.
L’ensemble des mesures que vous nous proposez ne reposent que sur des déclarations ubuesques assénées comme des vérités, selon lesquelles les mineurs d’aujourd’hui ne seraient pas les mêmes qu’en 1945… Certes, c’étaient alors les enfants de la guerre, qui avaient connu les restrictions et la violence.
Chiffres à l’appui, comme à l’accoutumée, vous tentez de nous faire croire que la délinquance des mineurs ne cesse d’augmenter. Bien entendu, fidèles à vos stratégies de communication, il vous fallait trouver un coupable et faire incarner la faute.
Cette faute incombait initialement au laxisme des parents, tous considérés comme démissionnaires. Vous les menacez alors de leur supprimer les allocations familiales, de les conduire à l’audience de leurs enfants menottés et de surveiller ensuite ceux-ci à leur place, au moyen de bracelets électroniques.
Mais c’est aujourd’hui doublement la faute de l’institution judiciaire, qui aurait été, de tout temps, trop clémente avec la jeunesse. Vous revenez donc sur l’excuse de minorité, avant de désosser, étape par étape, l’ordonnance de 1945, restant sourds aux cris d’alarme poussés par l’ensemble des associations et structures s’occupant de l’enfance, qui s’élèvent sans trêve contre la mutilation de cette dernière.
Monsieur le ministre, selon les chiffres exposés par votre prédécesseur, Mme Alliot-Marie, à la fin de l’année dernière, pour chauffer l’opinion à blanc à la veille de la réforme de la justice des mineurs, 204 000 mineurs auraient été mis en cause pour des faits graves – inflation dont tout le monde serait responsable, sauf vous.
Or, il faut reconnaître que le durcissement de la politique pénale et l’élargissement du filet pénal ont clairement étendu les critères de définition des infractions existantes, tout en aggravant les sanctions.
Lorsqu’on élargit la définition de la délinquance et que l’on donne pour consigne de poursuivre toutes les infractions, même les plus bénignes, cela a nécessairement un effet inflationniste sur le nombre de procès-verbaux dressés par les policiers et les gendarmes. Or la statistique policière est précisément un comptage de ces procédures administratives.
De plus, une part non négligeable des mises en cause débouchent sur des non-lieux, des classements sans suite, voire des relaxes. Enfin, le fait d’être mis en cause n’emporte en soi aucune notion de gravité.
On l’aura compris, les chiffres se manipulent aisément. Nous remarquons d’ailleurs que lorsque la conjoncture ou le temps électoral vous l’impose, vous ne manquez pas de vous féliciter de vos prétendus résultats en matière de sécurité.
Quoi qu’il en soit, une réforme aussi grave de la justice des mineurs aurait dû faire l’objet d’un texte spécifique, et non de quelques articles d’un projet de loi censé démocratiser l’institution judiciaire.
Reconnaissez d’ailleurs qu’il est quelque peu paradoxal qu’un texte visant à faire participer les citoyens à la justice marginalise les assesseurs des tribunaux pour enfants, représentants de la société civile qui contribuent au bon fonctionnement de cette justice.
La participation du juge des enfants dans la nouvelle formation du tribunal correctionnel des mineurs n’est qu’un écran de fumée, pour plusieurs raisons.
Tout d’abord, la spécialisation du juge des enfants tient à la spécificité de son mode d’intervention. Dès lors, le simple fait qu’il soit présent ne garantit absolument pas la spécialisation du tribunal. De plus, malgré vos efforts, monsieur le rapporteur, qu’il soit président de la formation de jugement ne constitue nullement une garantie, puisqu’il ne disposera pas d’une voix prépondérante.
En effet, les magistrats effectuent un roulement selon leur tour de service, et un juge des enfants peut, en tout état de cause, se retrouver dans n’importe quelle formation de jugement en fonction de ce dernier. Sa présence n’a jamais emporté la spécialisation du tribunal concerné.
Le tribunal correctionnel des mineurs ne répond donc pas à l’exigence constitutionnelle de composition spécifique de la juridiction des mineurs.
Compte tenu de la surcharge actuelle des audiences correctionnelles, les jeunes concernés ne bénéficieront pas de l’examen attentif et complet de leur personnalité et de leur évolution auquel procèdent les juridictions pour mineurs.
Or, dans sa décision du 10 mars 2011, le Conseil constitutionnel a estimé que la priorité éducative ne permettait pas de généraliser des dispositions répressives telles que l’application des peines planchers aux mineurs, ce qui suppose de réelles investigations sur la personnalité des mineurs afin de rechercher les moyens propres à assurer leur éducation. Ici, par le biais du dossier unique de personnalité, le mineur pourra être jugé plus rapidement dès sa première infraction.
Ainsi, par le truchement des textes et l’utilisation malintentionnée de la possibilité de présentation immédiate, il sera désormais possible de juger un mineur le jour même de son déferrement. La comparution immédiate pour les mineurs, elle aussi censurée par le Conseil constitutionnel, est donc réintroduite.
Les investigations préalables nécessaires sur la personnalité du mineur ne seront pas effectuées. En outre, le fameux dossier unique de personnalité pose plusieurs problèmes majeurs, au regard tout d’abord des règles de confidentialité strictes encadrant l’accès aux pièces d’un dossier d’assistance éducative. En outre, les investigations menées au civil concernant le mineur et toute sa fratrie, il y a un réel danger de favoriser des raisonnements déterministes, comme celui qui a abouti à la conclusion que l’on pouvait repérer un futur délinquant dès l’âge de 3 ans. Enfin, rien ne justifie le double contrôle de ce dossier par le procureur de la République et le juge des enfants. La compétence de ce dernier est déterminée par la personne même de l’enfant. Le juge des enfants est seul apte à détenir les dossiers concernant le mineur, puisque, en tant que juge du siège, il est tenu par une procédure limitant l’accès au dossier, afin de protéger la vie privée des enfants et des personnes qui lui sont liées.
Vous entendez créer une justice des mineurs bicéphale, avec, d’un côté, le parquet, qui conduit les mesures prises dans le cadre de la troisième voie, soit la moitié des procédures, et qui reprendra la main s’agissant des mineurs les plus connus de la justice, et, de l’autre, un juge des enfants neutralisé et marginalisé en matière pénale. Le juge des enfants sera dessaisi de fait des situations les plus complexes, qui requièrent une réponse adaptée et justifient l’importance de la phase pré-sentencielle ; cela est tout à fait inadmissible.
Vous l’aurez compris, nous estimons que l’ensemble des dispositions de ce texte relèvent d’un leurre intellectuel sans précédent et sont motivées par un populisme bien réel. C’est la raison pour laquelle, « au nom du peuple français », je vous demande, mes chers collègues, d’adopter cette motion tendant au renvoi du présent texte à la commission. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC-SPG et du groupe socialiste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)