M. Jacques Mézard. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, les citoyens ne demandent pas à rendre la justice ; ils veulent qu’on la leur rende !
M. Yvon Collin. Belle formule !
M. Jacques Mézard. Vous leur attribuez, monsieur le garde des sceaux, des sentiments qui sont les vôtres, comme en témoigne cette citation figurant dans l’étude d’impact de votre projet de loi : « Les citoyens peuvent estimer que les décisions de justice ne prennent pas suffisamment en compte les évolutions de la société. » Quel camouflet pour les magistrats ! Quelle défiance à leur égard ! Sont-ils à ce point marginalisés, coupés du reste de la nation, si mal formés, si peu compétents, qu’ils soient incapables de rendre une bonne justice, donc d’appliquer la loi, et qu’il faille leur imposer la présence, dans les tribunaux correctionnels, de citoyens assesseurs ?
Citoyen ministre (Sourires), ce n’est pas un bon projet ! C’est la raison pour laquelle nous avons déposé cette motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité, que j’ai maintenant l’honneur de défendre devant le Sénat.
Monsieur le rapporteur, dans quelle galère s’est embarqué le grand spécialiste de la pénitentiaire que vous êtes !
M. Yvon Collin. Notre collègue est en forme ! (Sourires.)
M. Jacques Mézard. Monsieur le garde des sceaux, vous avez cité Gide ; je vous renvoie, pour ma part, à Balzac, selon lequel « se défier de la magistrature et mépriser les juges, c’est le commencement de la dissolution sociale ».
Aujourd'hui, bien davantage que le travail des magistrats, ce qui fragilise fondamentalement notre justice, c’est l’accumulation des lois et règlements que doivent appliquer les tribunaux, l’insuffisance des moyens qui leur sont alloués et la misère de l’accès au droit par l’aide juridictionnelle.
M. Jean-Pierre Michel. Bravo !
M. Jacques Mézard. La vérité est douloureuse et ressortit à une responsabilité collective : en matière de budget public alloué au système judiciaire, la France se classe maintenant au trente-septième rang sur quarante-trois pays, derrière l’Azerbaïdjan. Le budget total annuel alloué aux services judiciaires n’a augmenté, dans notre pays, que de 0,8 % entre 2006 et 2008, alors que la moyenne européenne est de plus de 17 %.
Quelle thérapie utilisez-vous pour traiter ce vrai problème ? Une inflation législative et réglementaire inégalée, axée sur des faits divers médiatisés.
La vérité, c’est que le Gouvernement submerge le Parlement de projets de loi pour modifier plusieurs fois par an notre législation pénale, créant lui-même l’insécurité juridique et, souvent, la contradiction, si ce n’est parfois l’incohérence. Il suffit d’ailleurs, pour s’en convaincre, de se reporter aux déclarations successives faites par vos prédécesseurs à cette même tribune depuis trois ans, l’arlésienne du nouveau code de procédure pénale n’étant qu’une péripétie parmi d’autres…
Suite à votre demande, monsieur le ministre, relative à l’affaire de Pornic, le 21 mars 2011, le Conseil supérieur de la magistrature vous adressait un avis dans lequel il notait l’accumulation de rapports divers depuis 2002, insistant sur le fait que « la majorité des recommandations proposées n’a pas été suivie d’effets ». Avec un certain humour, il recommandait qu’« une mission de suivi des propositions soit instituée », ajoutant que « la lutte efficace contre la récidive nécessite une stabilité législative ». Enfin, il insistait sur l’insuffisance des moyens matériels.
Stabilité législative, renforcement des moyens humains et matériels : c’est strictement l’inverse de votre politique !
Votre définition des objectifs officiellement visés est lapidaire : « Le projet de loi entend renforcer la participation des citoyens au fonctionnement de la justice pénale. La cohésion sociale et le respect du pacte républicain ne pourront qu’en être renforcés. »
Au-delà de sa lourdeur grammaticale, le message n’est que médiatique, visant les délits qui portent atteinte quotidiennement à la sécurité et à la tranquillité de la population, et les décisions relatives à l’application des peines.
Soyons directs : le pays a-t-il connu un quelconque mouvement de citoyens manifestant pour la création de citoyens assesseurs ? Avons-nous été submergés de pétitions en ce sens ? Un seul syndicat de magistrats ou de membres des forces de l’ordre, un seul organisme représentatif des avocats a-t-il émis cette proposition, qui n’est pas davantage issue des travaux des assemblées ? Même le Conseil national des barreaux, le 14 mai, a demandé le report de ce projet et la mise en place d’une concertation.
Monsieur le rapporteur, vous avez auditionné en urgence et dans la solitude vingt-six personnes hors ministère. Quelle est la synthèse de leurs opinions ? Vous avez en effet indiqué dans votre rapport, à propos des jurés, que « leur présence dès le stade du tribunal correctionnel pose problème ».
Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. C’est le moins qu’on puisse dire !
M. Jacques Mézard. La réponse, nous la connaissons tous : personne n’a demandé cette réforme ; elle est née du fait du prince, comme naquit le conseiller territorial…
Cela, nous pouvons l’entendre, car c’est une origine législative naturelle, mais nous devons rejeter la réforme projetée, car elle sera néfaste pour notre justice, source de complexité, de perte de temps et d’argent. De grâce, n’entretenez pas confusion et ambiguïté !
Qui dit vrai, monsieur le ministre ? Vous, lorsque, devant notre commission des lois, vous affirmez que l’objectif n’est pas de renforcer les sanctions et que « l’histoire montre que les sanctions prononcées par des citoyens sont plus douces que celles prononcées par des magistrats » ? Est-ce le Président de la République, quand il déclare, à l’inverse, le 31 décembre 2010, qu’il veut « protéger de la violence chaque jour plus brutale de la part de délinquants multiréitérants en ouvrant nos tribunaux correctionnels aux jurés populaires » ? Est-ce l’étude d’impact, selon laquelle il s’agit d’« éviter une érosion de la peine pour des délits graves » ? Où est la vérité entre ces trois affirmations ?
Qu’est-ce qui peut justifier le recours à la procédure accélérée pour un tel projet, l’absence quasiment totale de concertation avec les professionnels ? Certes, l’article 45 de la Constitution vous le permet, le veto de la conférence des présidents étant purement illusoire,…
M. Jacques Mézard. … mais le recours à l’urgence est fallacieux : c’est un passage en force profondément regrettable ; ce n’est pas bien, tout simplement !
Le dépôt d’une motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité est, lui, pleinement justifié, car nous considérons que votre projet est contraire à plusieurs dispositions constitutionnelles.
Tout d’abord, si le Conseil constitutionnel a déjà retenu que des non-professionnels peuvent siéger dans des juridictions répressives, il est indispensable que ce soit avec des garanties « permettant de satisfaire au principe d’indépendance ainsi qu’aux exigences de capacité qui découlent de l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen », ce qui fut considéré être le cas pour les juges de proximité, mais ne saurait l’être avec les dispositions que vous prévoyez pour sélectionner les citoyens assesseurs.
De façon encore plus évidente, le principe d’égalité est particulièrement malmené, les délits étant jugés par des juridictions composées de façon très différente, des ordonnances pénales sans audience à la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité à audience de pure forme, dont vous venez d’élargir le champ par la loi relative à la répartition des contentieux et à l’allègement de certaines procédures juridictionnelles. Le citoyen poursuivi pourra aussi être jugé, en matière de délits, par un tribunal correctionnel à juge unique ou collégial, avec trois magistrats professionnels ou avec cinq juges dont deux citoyens assesseurs.
Quel fatras procédural, qui justifierait une vraie loi de simplification, et surtout quelle remise en cause du principe d’égalité des citoyens devant la loi ! Le Conseil constitutionnel accepte que le législateur établisse une liste de délits relevant d’une procédure pénale spéciale si cette liste respecte les principes de légalité, par sa précision et sa clarté, et de proportionnalité. Ce n’est aucunement le cas de la liste prévue au nouvel article 399-2 du code de procédure pénale, dont on rappellera qu’elle commence par les homicides involontaires routiers, suivis des homicides résultant d’une agression commise par un chien – les médias se sont largement fait l’écho de tels faits divers ! –,…
M. Charles Gautier. Eh oui !
M. Jacques Mézard. … et qu’elle inclut notamment les violences urbaines, en écartant les infractions financières et économiques ainsi que les trafics de stupéfiants, considérés par vous, monsieur le ministre, comme délits non sensibles et ne portant donc pas atteinte à la cohésion sociale.
Ajoutons à cela le problème des infractions connexes, pour lesquelles l’étude d’impact révèle que 1 500 affaires relevant de la compétence d’attribution du tribunal correctionnel avec citoyens assesseurs seront jugées par le tribunal correctionnel sans assesseurs, en fonction de l’existence d’infractions connexes, alors que le Conseil constitutionnel a déjà rappelé, à propos de la loi du 23 juillet 1975, que le principe d’égalité « fait obstacle à ce que des citoyens se trouvant dans des conditions semblables et poursuivis pour les mêmes infractions soient jugés par des juridictions composées selon des règles différentes ». Sans régler la question du statut du parquet, vous élargissez les possibilités, pour ce dernier, de choisir les juges !
Quant à l’expérimentation des tribunaux correctionnels citoyens dans au moins deux cours d’appels jusqu’en 2014, si vous la fondez sur l’article 37-1 de la Constitution, elle n’en est pas moins très contestable, car elle entraînera de facto une rupture d’égalité entre les justiciables : des personnes ayant commis à la même date la même infraction dans les ressorts de tribunaux différents ne seront pas jugées par la même catégorie de juridictions.
En ce qui concerne la justice des mineurs, pourquoi modifier pour la trente-cinquième fois l’ordonnance de février 1945, alors que le code pénal des mineurs est supposé être en préparation ? Dans ce domaine, monsieur le ministre, vous ne construisez pas, vous détruisez, au préjudice de nos plus grands principes !
Plusieurs points justifient pleinement le dépôt de notre motion, car le droit pénal des mineurs est strictement encadré constitutionnellement, avec la garantie de l’atténuation de la responsabilité pénale, la garantie de recherche du relèvement éducatif et la spécialisation des procédures et juridictions.
La convocation par officier de police judiciaire devant le tribunal pour enfants est une transposition de la mesure applicable aux majeurs que le Conseil constitutionnel, le 10 mars 2011, a censurée dans son application indifférenciée aux mineurs ; manifestement, votre projet de loi n’apporte pas de garanties suffisantes à cet égard.
Quant à la création du tribunal correctionnel des mineurs, cela constitue une brèche dans le principe de la spécialisation des juridictions. De plus, la composition de cette juridiction n’est pas conforme à ce principe, puisque le juge des enfants en sera le seul membre spécialisé. En fait, vous remplacez des assesseurs qui ne sont pas des magistrats professionnels, mais qui sont qualifiés eu égard à leur carrière et à leur expérience, par des citoyens assesseurs sans formation : c’est aberrant !
M. Alain Anziani. Très juste !
M. Jacques Mézard. Ce projet de loi est un énième texte sécuritaire qui ne veut pas dire son nom. En résumé, il est populiste, c’est un simple constat, et il malmène l’institution judiciaire, déjà terriblement fragilisée.
Or, qu’attendent les justiciables et les citoyens ? Une justice accessible à tous et égale pour tous, sur l’ensemble du territoire national, une justice plus rapide en matière civile et administrative, et une législation stable.
Qu’apporte ce nouveau projet ? Aucune réponse à ces attentes, bien au contraire : des délais allongés, des coûts supplémentaires non financés.
Il faut mettre fin à cette spirale négative de textes disparates, contradictoires, à cette absence d’une vraie politique pénale.
Les quelques exemples suivants sont révélateurs de la gravité de cette insécurité juridique créée par le législateur.
L’affaire d’Outreau a débouché sur la loi du 5 mars 2007, votée à l’unanimité, créant les pôles de l’instruction. Depuis, par deux amendements de cavalerie insérés au dernier moment, vous avez repoussé l’application de ce texte. L’exécutif a annoncé en janvier 2009 une vaste réforme de la procédure pénale incluant la suppression du juge d’instruction, en évoquant la suppression des jurys d’assises : aujourd’hui, on nous propose strictement l’inverse !
Monsieur le ministre, votre prédécesseur avait annoncé et mis en ligne sur internet un nouveau code de procédure pénale ; il s’est évaporé – je parle du texte ! (Sourires.)
Ces dernières années a été développée la compétence du juge unique, des conseillers rapporteurs, afin d’alléger les procédures, de les accélérer. Aujourd’hui, opérant un virage à 180 degrés, vous renforcez la collégialité,…
M. Jacques Mézard. … alors que vous venez d’élargir le champ de l’ordonnance pénale et de la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité. Vous avez développé la procédure de la comparution immédiate pour abréger les délais de jugement, alors que, par ce texte, vous la rendez plus complexe et moins respectueuse des droits du prévenu.
Autre exemple : les juridictions de proximité furent mises en place en 2002 ; dès 2008, vous avez supprimé quantité de tribunaux d’instance au mépris de la proximité. Voilà quelques semaines, vous avez fait voter ici même la suppression des juridictions de proximité, en conservant des juges de proximité, destinés, monsieur Détraigne, à suppléer les magistrats professionnels dans les tribunaux correctionnels ; aujourd’hui, vous expulsez pratiquement ces juges de proximité des tribunaux correctionnels, pour y mettre des citoyens assesseurs : quelle incohérence !
La protection judiciaire de la jeunesse est dans une situation difficile en termes de moyens : votre réponse à cette situation, c’est la création du tribunal correctionnel des mineurs.
L’application des peines est un secteur en grande difficulté. Vous le savez, monsieur le ministre, vous qui aviez déclaré qu’exécuter des peines était pour vous un objectif prioritaire. Votre réponse, c’est d’installer des citoyens assesseurs dans des tribunaux de l’application des peines, à seule fin d’affichage médiatique, pour un coût évalué à 40 millions d’euros. Quel gâchis !
Ce projet, hors de la logique juridique, j’allais dire du simple bon sens, n’aboutira qu’à fissurer un peu plus notre justice, alors que, pour la conforter, tant dans son fondement que dans son appropriation par l’ensemble de nos concitoyens, la bonne politique est, à nos yeux, de faire moins de lois, et de prévoir plus de moyens. La bonne politique, c’est d’en changer, car rendre la justice au nom du peuple français ne saurait s’accommoder d’un populisme par essence médiocre. Le vote de notre motion y fera échec : je vous invite, mes chers collègues, à l’adopter ! (Applaudissements sur certaines travées du RDSE, ainsi que sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG.)
M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. Jean-René Lecerf, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Je répondrai rapidement aux arguments subjectifs, avant d’en venir aux arguments d’inconstitutionnalité.
On nous a d’abord dit que ce projet de loi serait une marque de méfiance à l’égard des magistrats.
M. Charles Gautier. C’est vrai !
M. Jean-René Lecerf, rapporteur. Très honnêtement, je ne le crois pas,…
M. Charles Gautier. Mais si !
M. Jean-René Lecerf, rapporteur. … pour les raisons qui ont été exposées tout à l’heure : bien imprudent qui penserait pouvoir déterminer lesquels, des magistrats ou des citoyens assesseurs, seront les plus sévères. Cela variera certainement en fonction des situations. En tout cas, aux assises, les jurés semblent plutôt faire preuve d’une plus grande indulgence que les magistrats.
Par ailleurs, la stigmatisation de tel ou tel juge de l’application des peines dans des affaires de libération conditionnelle ayant débouché sur une récidive tout à fait horrible et inacceptable m’a semblé injuste. Je suis convaincu que lorsque des citoyens assesseurs seront présents auprès de ces magistrats, on n’entendra plus les mêmes critiques. En outre, le citoyen assesseur étant à mon sens tout à fait capable de comprendre l’utilité de la libération conditionnelle, son intervention ne limitera pas le recours à cette mesure.
Vous avez également prétendu, monsieur Mézard, que cette réforme trouverait son origine dans la seule imagination du Gouvernement et que nul ne l’aurait prônée auparavant. Or de grandes organisations représentatives des magistrats, notamment le Syndicat de la magistrature, appelaient depuis longtemps de leurs vœux une participation des citoyens dans les tribunaux correctionnels, souhait que partagent bon nombre de nos collègues parlementaires, quelle que soit leur sensibilité politique. En particulier, M. André Vallini s’est déclaré plutôt favorable à une association plus large des citoyens à l’expression de la justice pénale.
Je m’attarderai un peu plus longuement sur les arguments d’inconstitutionnalité qui ont été évoqués, une motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité ayant fondamentalement pour objet de mettre en cause la conformité d’un texte à la Constitution.
S’agissant de la question des garanties d’indépendance présentées par les non-professionnels appelés à siéger dans des juridictions répressives, que notre collègue Jacques Mézard a abordée, j’observe que l’article 1er du projet de loi prévoit un certain nombre de filtres destinés à assurer l’impartialité des citoyens assesseurs.
Ainsi, la commission départementale, qui existe d’ores et déjà et réunit des magistrats, des conseillers généraux et le bâtonnier de l’ordre des avocats, examinera la situation des personnes et pourra procéder ou faire procéder à leur audition avant leur inscription sur la liste annuelle. Avant d’exercer leurs fonctions, les citoyens assesseurs prêteront serment de bien et fidèlement remplir celles-ci. En outre, ils pourront être récusés dans les mêmes conditions que les magistrats. Par ailleurs, le citoyen assesseur qui suppose en sa personne une cause de récusation ou estime en conscience devoir s’abstenir pourra être remplacé. Il me semble donc que le projet de loi prévoit, en la matière, des garanties non négligeables.
De plus, j’attire l’attention sur le fait que les citoyens assesseurs seront minoritaires au sein de la formation de jugement, conformément à la jurisprudence du Conseil constitutionnel formulée dans sa décision du 20 janvier 2005. Il en va tout à fait autrement pour les cours d’assises, où les jurés peuvent être majoritaires, pour des raisons que j’ai développées au cours de la discussion générale.
S’agissant de la question de l’égalité des citoyens devant la justice, notre collègue fait probablement référence au recours à l’expérimentation prévu par le projet de loi.
Le recours à l’expérimentation en matière de libertés publiques est désormais possible, je le rappelle, depuis la révision constitutionnelle du 28 mars 2003, sur le fondement de l’article 37-1 de la Constitution. Cet article dispose en effet que « la loi et le règlement peuvent comporter, pour un objet et une durée limités – c’est bien le cas ici –, des dispositions à caractère expérimental ».
En outre, il ressort clairement des travaux parlementaires préparatoires que l’intention du constituant était d’autoriser le recours à l’expérimentation dans le domaine des libertés publiques.
Je le concède, le recours à l’expérimentation en matière pénale ne fait pas partie de nos traditions républicaines. Pour autant, notre Constitution l’autorise bel et bien désormais. En l’espèce, cette démarche permettra de mieux évaluer les éventuelles difficultés de mise en œuvre de la réforme avant de procéder à sa généralisation, si le Parlement le souhaite, en 2014. Cela me paraît, de surcroît, aller dans le sens d’une bonne administration de la justice.
J’ajoute enfin qu’en aucun cas il ne sera porté atteinte aux droits essentiels de la défense, en particulier au droit de tout accusé de bénéficier d’un procès juste et équitable.
S’agissant maintenant de la spécificité de la justice des mineurs, il me semble que le projet de loi, tel qu’il a été modifié par la commission des lois, s’inscrit pleinement dans le cadre des principes dégagés par le Conseil constitutionnel.
Ainsi, le tribunal correctionnel des mineurs devra être présidé par un juge des enfants. Les débats auront lieu devant lui selon le principe de publicité restreinte, et les magistrats composant cette juridiction seront invités à prononcer en priorité des mesures éducatives, conformément au principe de primauté de l’éducatif sur le répressif. On retrouve là des dispositions de l’ordonnance de 1945 qui ont été constitutionnalisés par la jurisprudence du Conseil constitutionnel et auxquelles nul ne songe à porter atteinte.
Les procédures rapides de poursuite, notamment la convocation par officier de police judiciaire devant le tribunal pour enfants et la présentation immédiate, ne pourront être mises en œuvre que lorsque des investigations approfondies et récentes auront été réalisées à la demande du juge des enfants, et non au seul vu du recueil de renseignements socio-éducatifs, le RRSE. Sur ce point, la commission des lois a souhaité prendre des précautions supplémentaires, eu égard à la décision du Conseil constitutionnel sur la loi LOPPSI 2.
Le dossier unique de personnalité sera tenu et conservé dans des conditions permettant de garantir la confidentialité des informations qu’il contient et, ainsi, de préserver la vie privée du mineur. Des amendements portant sur l’avenir de ce document ont été déposés ; la commission des lois y est plutôt favorable.
Enfin, les dispositions du projet de loi relatives au contrôle judiciaire s’inscrivent pleinement dans le cadre de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, qui considère, je le rappelle, que cette mesure est susceptible, dans certains cas, de jouer un rôle dans le relèvement éducatif et moral des intéressés.
Pour l’ensemble de ces raisons, je vous demande, mes chers collègues, au nom de la commission des lois, de rejeter cette motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité.
M. le président. La parole est à M. le garde des sceaux.
M. Michel Mercier, garde des sceaux. Je partage très largement les observations formulées par M. le rapporteur.
Je le confesse, monsieur Mézard, je préfère Gide à Balzac ! C’est ainsi ! Il est assez paradoxal qu’un admirateur de Balzac tel que vous m’ait qualifié de « citoyen ministre » : on ne peut pas à la fois aimer l’écrivain de la bourgeoisie et vouloir lui couper la tête ! (Sourires.)
M. Charles Gautier. « Ci-devant ministre » !
M. Michel Mercier, garde des sceaux. S’agissant du classement international que vous avez évoqué, qui place la France derrière l’Azerbaïdjan, j’essaie modestement, dans les fonctions qui sont les miennes, de faire progresser notre pays. S’il est vrai que la France ne figure pas au premier rang dans certains domaines, elle occupe toutefois la première place pour ce qui concerne l’accessibilité de la justice. Il faut tout de même aussi rappeler cette vertu de la justice française ! On se complaît volontiers à dire que tout va mal, mais nous devrions nous réjouir que notre justice soit gratuite, notamment en matière de contentieux familial. Il nous faut conserver ce petit trésor, ce qui n’est pas forcément évident. Il serait bon de souligner plus souvent cette caractéristique, qui doit être mise au crédit de notre service public de la justice.
Par ailleurs, monsieur Mézard, ce texte ne constitue nullement une marque de défiance envers les magistrats ! Depuis que j’ai été nommé garde des sceaux, je n’ai cessé de leur rendre hommage et de souligner à quel point leur métier est difficile. Juger est extrêmement difficile, et pour ma part je ne me sens pas capable d’être magistrat…
Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Vous jugerez en tant que citoyen !
M. Michel Mercier, garde des sceaux. Je ne refuserais pas, le cas échéant, d’être juré ou assesseur. Cela étant, c’est pour l’heure impossible, ma fonction actuelle constituant une cause de récusation légale. Je parle donc pour l’avenir !
Je le répète, je soutiens les magistrats, qui exercent sans laxisme un métier très difficile. Mon rôle est notamment d’aider à l’aménagement des peines, qui constitue l’une des caractéristiques positives et dignes d’être saluées de notre justice. Particulièrement dans la période actuelle, il me semble utile de rappeler que, dans notre pays, il est tenu compte de la façon dont la peine est exécutée et il est possible d’aménager celle-ci. Les magistrats le font très bien.
Associer des citoyens aux magistrats professionnels constitue, je le crois, un vrai progrès. Certes, monsieur Mézard, personne n’a défilé dans les rues pour demander la création de citoyens assesseurs ! De la même manière, lorsque je me suis rendu à Aurillac, je n’ai vu aucune manifestation populaire en faveur du maintien de la prison, qui a pourtant été décidé ! Certaines choses doivent être faites sans qu’elles aient été demandées par les citoyens ! C’est la grandeur de notre rôle que de prendre des initiatives !
La participation des citoyens aux formations correctionnelles permettra de développer l’oralité des débats, ce qui représentera, me semble-t-il, une évolution positive. Cela permettra à l’accusé et à la victime de mieux comprendre le procès et les motivations du jugement, et d’en tirer les conséquences.
Enfin, j’ai veillé personnellement à ce que les dispositions constitutionnelles, notamment toutes les décisions du Conseil constitutionnel, en particulier celles du 20 janvier 2005, du 3 septembre 1986 et du 23 juillet 1975, soient respectées. De la même façon, s’agissant de la justice des mineurs, je me suis assuré du respect des décisions du 29 août 2002 et du 10 mars 2011. Si des points restent à améliorer à cet égard, je suis tout disposé à écouter le Sénat.
En conclusion, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous invite moi aussi à rejeter cette motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité.
M. le président. La parole est à Mme Nicole Borvo Cohen-Seat, pour explication de vote.
Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Pour ma part, j’aime à la fois Gide et Balzac, et même Sartre ! (Sourires.)
Je soutiens la motion qui a été défendue par M. Mézard.
En matière d’égalité devant la justice, il me semble que vous avez écarté un peu vite, monsieur le garde des sceaux, le problème posé non seulement par l’expérimentation, mais aussi par l’existence de cinq formations correctionnelles différentes, qui soulèvera tout de même des difficultés.
En ce qui concerne les dispositions relatives à la justice des mineurs, monsieur le garde des sceaux, si le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 10 mars 2011, évoque en effet, avec la prudence qu’on lui connaît, des juridictions spécialisées et des procédures spécifiques, j’estime pour ma part, à l’instar de notre collègue Jacques Mézard, que votre projet de loi remet en cause les unes et les autres. Cette question devra sans doute être tranchée par le Conseil constitutionnel, à moins que vous n’entendiez dès à présent nos observations. Votre argument selon lequel les deux conditions posées par le Conseil constitutionnel ne sont pas cumulatives n’est pas recevable.
Première condition, les mesures concernant les mineurs doivent être « prononcées par une juridiction spécialisée ». Or la simple présence du juge des enfants dans la composition du tribunal correctionnel des mineurs ne suffit pas à faire de celui-ci une juridiction spécialisée.
La spécialisation du juge des enfants tient en effet à la spécificité de son mode d’intervention. Or cette spécificité n’apparaîtra plus lorsqu’il siégera au sein du tribunal correctionnel des mineurs. D’ailleurs, lorsque des juges des enfants sont conduits, comme cela leur arrive, à siéger au sein de certains tribunaux, ceux-ci ne deviennent pas pour autant des juridictions spécialisées ! En outre, confier au juge des enfants la présidence du tribunal correctionnel des mineurs, comme le propose M. le rapporteur, ne constitue nullement une garantie, dans la mesure où il ne disposera pas d’une voix prépondérante.
Il s’agit plutôt, en l’espèce, d’une neutralisation du juge des enfants, puisque son mode d’intervention ne sera plus celui que prévoit la justice des mineurs, d’autant qu’est proposée la suppression de la procédure de convocation par officier de police judiciaire à comparaître devant le juge des enfants aux fins de jugement. Il ne peut être recouru à cette procédure que dans les hypothèses où il existe, à l’encontre du mineur, des charges suffisantes. Cette solution est choisie par le procureur de la République dans le cas d’affaires simples, destinées à être jugées par le juge des enfants sans que des interrogations supplémentaires soient nécessaires à la recherche de la vérité. Le fait qu’il s’agisse d’une convocation à comparaître devant un juge des enfants est fondamental, car cela signifie que la convocation par officier de police judiciaire ne pourra en aucun cas déboucher sur le prononcé d’une sanction pénale. Or le dispositif proposé prévoit, je le répète, la suppression de cette procédure. En conséquence, ce projet de loi ne satisfait pas à l’exigence de spécialisation de la juridiction compétente pour juger les mineurs.
La seconde condition posée par le Conseil constitutionnel est que les mesures concernant les mineurs devront être prononcées « selon des procédures appropriées ».
L’article 17 du projet de loi tend à inscrire dans l’ordonnance du 2 février 1945 un nouvel article 8-3 autorisant le procureur de la République à faire convoquer par un OPJ un mineur de 13 ans directement devant le tribunal pour enfants. Il est prévu de transposer la même procédure au tribunal correctionnel des mineurs.
Les renseignements de personnalité exigés par la loi pourront se résumer à un simple recueil de renseignements socio-éducatifs, lequel résultera non pas d’une investigation, mais seulement d’une enquête rapide, qui ne permettra pas de prendre des mesures adaptées au parcours et à la personnalité du mineur concerné. La procédure prévue ne revêt donc pas le caractère de spécialisation requis.
Avec d’autres, je considère par conséquent que, du double point de vue de la composition de la formation et de la procédure applicable, le dispositif proposé n’est pas conforme aux exigences posées par le Conseil constitutionnel.