M. le président. Quel est l’avis de la commission ?

M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. L’idée de supprimer la profession d’avoué –il faut être clair, c’est bien là l’objet du projet de loi – n’est pas nouvelle : elle avait déjà été envisagée en 1971, puis en 1991.

La commission Attali allait d’ailleurs beaucoup plus loin, puisqu’elle préconisait la création d’une profession judiciaire unique, mais force est de reconnaître qu’il était tout de même malaisé de s’attaquer aux notaires, profession bien ancrée sur notre sol national qui – comme les avoués, madame le garde des sceaux, et je renvoie à cet égard à l’arrêt du Conseil d'État du 23 mars 2005 SCP Machoïr et Bailly – ont un droit patrimonial sur leur charge.

D’ailleurs, quand on parle de préjudice entièrement compensé, ce n’est ni du préjudice de carrière ni du préjudice de liquidation mais bien du préjudice patrimonial qu’il est question, comme toujours lorsqu’une charge est supprimée, et, nous sommes d’accord, madame le garde des sceaux, l’indemnisation est légitime. Toute solution contraire ne manquerait pas d’interpeller nos concitoyens.

Les arguments avancés par les auteurs de la question préalable sont séduisants, mais ils doivent être repoussés.

D’abord, la simplification est un objectif ancien, ce qui ne remet d’ailleurs pas du tout en cause l’utilité des avoués : ils n’ont pas un simple rôle de boîte aux lettres, contrairement à ce que peuvent dire ceux qui, justement, ont envie de les remplacer, certains proposant même de se faire spécialistes en postulation. À ce moment-là, autant garder les avoués !

La modernisation, notamment la dématérialisation, devrait permettre de simplifier le fonctionnement de notre justice, et il y a d’ailleurs des propositions en vue de simplifier la procédure civile.

Ensuite, si le processus de la suppression de la profession a été engagé à l’Assemblée nationale, le dispositif n’a pas été parfaitement réglé, en ce qui concerne tant l’indemnisation des charges que celle des personnels. J’estime qu’il serait extrêmement dangereux de voter la motion tendant à opposer la question préalable, car cela ne permettrait pas de poursuivre le dialogue et d’obtenir, d’une part, une juste indemnisation des charges, d’autre part, une non moins juste prise en compte de la situation des personnels.

Sur ce dernier point toutefois, je crois que nous avons déjà bien avancé, sur le plan tant des créations d’emplois prévues par la loi de finances pour 2010 que du versement des indemnités - un mois de salaire par année d’ancienneté, directement par le fonds d’indemnisation et non pas par les avoués, dont on ne sait pas comment ils seraient alors remboursés.

J’ajoute, madame le garde des sceaux, que nous tenons beaucoup à l’indemnité de reconversion, car elle permettra à des salariés de « rebondir » sans avoir à attendre d’être licenciés.

De surcroît, puisqu’il faut aussi être attentif au coût de cette réforme, je crois que le dispositif serait assez économique.

Dès lors que la commission des lois, grâce à l’ensemble de ses membres et en particulier M. Gélard, a, tout le monde l’a reconnu, permis ainsi des avancées notables pour accompagner la suppression d’une profession déjà engagée à l’Assemblée nationale, je préférerai donc que nous continuions le dialogue avec cette dernière, en restant, bien sûr, extrêmement fermes sur nos positions, quand bien même certaines seraient un peu éloignées – mais nous pouvons encore les rapprocher – de celles du Gouvernement.

Nous n’avons pas le droit d’empêcher une réforme importante et souhaitée, mais, surtout, nous avons le devoir de permettre à toutes celles et à tous ceux, avoués et salariés, qui n’ont en rien démérité, de trouver un avenir professionnel, par exemple dans la profession d’avocat pour les plus jeunes d’entre eux, et, plus largement, de veiller à leur avenir tout court.

À cet égard, le licenciement du fait de la loi n’a rien d’inédit. Nous l’avons déjà connu, je le rappelle, avec les commissaires-priseurs, qui ont été indemnisés dans les conditions que le Parlement a décidées, qui étaient différentes de celles qui avaient été prévues initialement.

Pour tous ces motifs, monsieur Badinter, je ne voterai pas la motion tendant à opposer la question préalable, tout en comprenant quelles raisons peuvent l’avoir inspirée.

Il faut, je le répète, que le Sénat fixe une position claire sur un certain nombre de points pour pouvoir poursuivre le dialogue avec l’Assemblée nationale, qui, à défaut, voterait le texte en dernière lecture sans prendre en compte nos arguments, ce que je regretterais, car nous avons fait des avancées importantes.

M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?

Mme Michèle Alliot-Marie, ministre d'État. Ayant déjà abusé de mon temps de parole (Sourires), je dirai simplement à M. Badinter que je crois en la justice et j’ai toute confiance dans le ministère de la justice.

Notre société bouge, il est donc nécessaire de faire bouger aussi l’institution judiciaire : c’est ce qui m’intéresse dans la responsabilité que j’ai eu l’honneur de recevoir.

Bien sûr, il y a toujours ceux qui disent que l’on a le temps de réformer, mais, quant à moi, j’ai le sentiment d’une urgence : nous avons besoin d’adapter notre pays tout entier aux défis nouveaux qui ont surgi, et la justice est l’un de ces défis, à l’intérieur comme à l’extérieur.

J’aborde toute réforme avec humilité, parce qu’il s’agit de domaines complexes, parce que l’on n’est jamais sûr de ne pas se tromper et, surtout, parce que, derrière toute réforme, il y a des hommes et des femmes.

C’est précisément au nom de ces hommes et de ces femmes que nous ne devons pas hésiter à reprendre la réflexion et à écouter les uns et les autres afin de trouver la meilleure solution.

Moi, monsieur Badinter, je fais confiance aux hommes et aux femmes. Vous vous demandiez tout à l’heure ce qu’allaient devenir les avoués. J’en connais un certain nombre, j’ai moi aussi travaillé avec eux ; je sais qu’ils jouent un très grand rôle de conseil, ce qui les conduit parfois à dissuader les justiciables de faire appel. Ce rôle de conseil constitue un « plus » : nul ne saurait le mettre en cause et il ne pourrait en rien disparaître.

De la même façon, je connais les salariés dont vous parliez et j’ai pu, moi aussi, apprécier leur chaleur humaine. C’est précisément parce que je connais et leur dévouement et leur compétence que je souhaite non pas seulement qu’ils soient indemnisés, en les invitant à prendre une préretraite à cinquante-deux ans comme cela a parfois été suggéré à certains, mais au contraire leur dire qu’il y a des perspectives, que nous allons tous travailler ensemble, et travailler le plus possible, de manière à leur permettre de continuer à exercer leurs talents et leurs compétences.

C’est cela qui est important, et c'est la raison pour laquelle, monsieur Badinter, il y a des réformes que l’on ne peut pas repousser à demain ; certaines doivent être entreprises aujourd'hui et je ne puis donc être favorable à la motion que vous avez présentée.

M. le président. La parole est à M. François Pillet, pour explication de vote.

M. François Pillet. Mon explication de vote aura aussi pour objet d’apporter quelques précisions, qui iront d’ailleurs un peu dans le sens du propos de M. Badinter.

La première tâche qui m’a été confiée comme avocat stagiaire débutant par le bâtonnier fut d’administrer l’étude d’un avoué décédé.

On comprendra dès lors que, fort de cette expérience un peu particulière, je puisse ce soir éprouver les mêmes sentiments que M. Badinter, ce qui fait d’ailleurs que l’on ne pourra pas me ranger aux côtés de ces cabinets d’avocats silencieux qui attendent de se partager les dépouilles non plus que de ces magistrats qui se sont refusés à confirmer la nécessité de la survie des avoués.

Le débat aurait d’ailleurs pu être envisagé sous un autre angle, si la question avait été posée différemment. À l’inverse du conscrit qui peut devenir maréchal, le jeune étudiant en droit n’a pas dans sa giberne une étude d’avoué : lorsqu’il a réussi l’examen d’avoué, il lui reste un cap très important à franchir – cela méritera que l’on en parle à propos d’autres professions –, à savoir que, pour exercer, il faut qu’il achète le droit d’exercer.

M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. Eh oui !

M. François Pillet. Pour autant, je veux expliquer le vote que, un peu à regret, je m’apprête maintenant à émettre en indiquant que, à mon sens, cette réforme ne va pas « entraîner », pour reprendre le texte de la motion, « une désorganisation des cours d’appel ».

J’en veux pour preuve que le ministère d’avoué n’est d’ores et déjà pas obligatoire dans tous les domaines devant la cour d’appel.

Il n’est ainsi pas obligatoire devant la chambre sociale, de sorte que, pour toutes les décisions en appel des tribunaux des affaires de sécurité sociale, pour toutes les décisions des tribunaux paritaires des baux ruraux et, surtout, pour toutes les décisions des conseils de prud’hommes, le ministère d’un avoué n’est pas nécessaire. Or y a-t-il eu un syndicaliste mandataire d’une partie devant la cour d’appel pour se plaindre de cette situation et pour évoquer la « désorganisation » de cette dernière ?

Il n’y a pas non plus de ministère d’avoué devant la chambre des appels correctionnels, et on n’y juge pas que l’infraction pénale venue du tribunal de police ou du tribunal correctionnel ; on y juge également l’indemnisation de préjudices corporels extrêmement importants.

La justice n’est donc pas désorganisée du fait de l’absence de l’avoué au stade de l’appel, mais le serait-elle à raison de l’importance du litige ?

Franchement, le fait qu’il n’y ait plus d’avoué va-t-il poser un problème lorsqu’il est fait appel d’un jugement rendu en matière de troubles de voisinage ou appel d’une décision du juge aux affaires familiales modifiant une pension alimentaire ?

Prenons un autre exemple dans le droit de la construction.

Un industriel décide de construire un complexe important et fait appel à des maîtres d’œuvre, à trente-six corps de métiers, passant un nombre indéterminé de contrats de droit privé et autant de contrats avec des assureurs.

Des problèmes surviennent, des malfaçons diverses, des difficultés financières ou des pertes matérielles qui rendent difficile le fonctionnement de l’entreprise. L’affaire sera portée devant le tribunal de grande instance, puis devant la cour d’appel, et le ministère d’avoué sera obligatoire.

Considérons le cas symétrique d’une communauté de communes qui veut créer une immense structure consacrée à la petite enfance : elle fait appel à un architecte, à des maîtres d’œuvre et à divers intervenants.

Des malfaçons apparaissent, causant un préjudice de jouissance. Le procès se déroulera devant le tribunal administratif, puis devant la cour administrative d’appel. Or il n’y a pas de ministère d’avoué devant la cour administrative d’appel.

La décision de la cour administrative d’appel sera-t-elle pour autant plus critiquable que la décision de la cour d’appel en matière civile ? Je ne le pense pas.

L’argument relatif à la désorganisation des cours d’appel, le seul sur lequel je prends position dans ce débat, ne tient donc pas réellement.

M. le président. La parole est à Mme Nicole Borvo Cohen-Seat, pour explication de vote.

Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Nous allons voter cette motion – nous l’aurions d’ailleurs volontiers déposée – et nous le ferons non pas parce que le moment choisi pour proposer cette réforme est inopportun, mais pour des raisons de fond.

Certes, il faut moderniser la justice et l’améliorer pour qu’elle devienne plus juste, plus accessible à tous les citoyens, qu’ils soient puissants ou misérables. Or ce n’est ni la motivation ni le résultat attendu de ce texte, d’ailleurs très largement critiqué.

Tout d’abord, pour ce qui concerne les obligations européennes, la directive services ne s’applique pas d’emblée aux avoués. Plus généralement, ces directives de libéralisation sont sans doute obligatoires pour tous ceux qui les approuvent, mais ce n’est pas notre cas. C’est en effet toujours la France qui pâtit de la déstabilisation de ses services publics avec ces directives.

La suppression de la profession d’avoué, avec toutes les conséquences qu’il faut en attendre pour l’ensemble de la profession, et des plus douloureuses pour les salariés qui ne seront pas replacés – c’est à prévoir –, n’aura certainement pas pour effet d’améliorer la justice pour nos concitoyens.

Le transfert d’une charge publique à de gros cabinets d’avocats ne se fera sans doute pas à l’avantage des justiciables, ni au regard de l’accessibilité ni au regard des coûts, nous l’avons vu.

C’est pour l’ensemble de ces raisons que nous voterons la motion.

M. le président. La parole est à M. Jacques Mézard, pour explication de vote.

M. Jacques Mézard. La majorité de notre groupe votera cette motion tendant à opposer la question préalable, et ce pour trois raisons.

Ce texte risquerait d’abord d’entraîner la désorganisation des cours d’appel ; il aurait en outre des conséquences pour les personnels des études d’avoués, et son impact sur le coût de la procédure ne serait pas forcément favorable aux justiciables.

Madame le garde des sceaux, nous comprenons que ce texte pose un défi pour la modernisation de la justice. Mais est-il vraiment la priorité pour atteindre l’objectif que vous vous assignez ? Nous ne le pensons pas.

Aujourd’hui, et vous avez vous-même à juste titre décrit la situation, l’idée que nos concitoyens se font de la justice française semble assez dégradée par rapport à la réalité de ces professions. Cela tient au fait que, depuis des dizaines d’années, les gouvernements successifs n’ont pas donné à la justice la place qu’elle méritait dans l’ordre des priorités, comme le prouvent les difficultés résultant des restrictions budgétaires dont fait l’objet votre ministère depuis très longtemps.

Voilà le véritable problème, voilà le véritable enjeu de la modernisation de la justice.

La suppression des avoués ne fera pas disparaître le problème d’un coup, pas plus qu’elle ne fera prendre conscience à nos concitoyens que la justice est plus proche d’eux. Personne n’y croit, et d’ailleurs aucun des orateurs qui se sont exprimés sur le sujet dans cet hémicycle depuis le début de la discussion de ce projet de loi n’était véritablement convaincu de l’urgence ou même de la nécessité de cette réforme.

Mais considérons le principe même de la question préalable.

Pour M. le président de la commission, le vote de cette motion rendrait le dialogue avec l’Assemblée nationale assez difficile.

M. Patrice Gélard, rapporteur. Il n’y aura plus de dialogue !

M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. Il y a une CMP !

M. Jacques Mézard. A contrario, ne pas exprimer de refus de principe contre ce texte poserait de graves problèmes.

M. Patrice Gélard, rapporteur. Il n’y a pas de « refus de principe » !

M. Jacques Mézard. Pour notre part, nous considérons que ce projet de loi n’est pas adapté. Pourquoi ? Parce qu’il reste silencieux sur des questions aussi fondamentales que la tarification et l’aide juridictionnelle, et ne lève aucune des incertitudes qui pèsent sur le sort des salariés.

Nous ne doutons pas, madame le garde des sceaux, de votre volonté personnelle d’apporter une solution aux problèmes des salariés au cas par cas, mais nous savons bien aujourd’hui que ces difficultés ne seront pas réglées sur le terrain.

Au-delà de l’effet de mode et de la décision 213 très médiatisée du rapport Attali, comme l’a rappelé notre collègue Robert Badinter, cette réforme ne correspond pas aux véritables enjeux de la justice.

Pour répondre rapidement à notre collègue François Pillet au sujet de la qualité de la justice rendue avec ou sans ministère d’avoué, je dirais – sans faire offense aux chambres sociales – que le travail de fond réalisé dans les procédures avec ministère d’avoué peut être salué au nom de la qualité du droit.

Mes chers collègues, il ressort clairement du débat qu’adopter cette réforme ne contribuera en rien à faire évoluer dans un sens positif notre justice.

M. le président. Personne ne demande plus la parole ?…

Je mets aux voix la motion n° 18, tendant à opposer la question préalable.

Je rappelle que l'adoption de cette motion entraînerait le rejet du projet de loi.

(La motion n'est pas adoptée.)

Question préalable (début)
Dossier législatif : projet de loi portant réforme de la représentation devant les cours d'appel
Discussion générale

9

Communication relative à une commission mixte paritaire

M. le président. J’informe le Sénat que la commission mixte paritaire chargée de proposer un texte sur les dispositions restant en discussion du projet de loi de finances rectificative pour 2009 est parvenue à l’adoption d’un texte commun.

10

Nomination de membres d'une commission spéciale

M. le président. Mes chers collègues, je rappelle que le groupe socialiste a présenté la candidature de Mme Bariza Khiari pour remplacer M. Robert Badinter, démissionnaire, au sein de la commission spéciale chargée d’examiner le projet de loi relatif au Grand Paris.

La présidence n’a reçu aucune opposition.

En conséquence, cette candidature est ratifiée et je proclame Mme Bariza Khiari membre de la commission spéciale chargée d’examiner le projet de loi relatif au Grand Paris.

Mes chers collègues, nous allons maintenant interrompre nos travaux ; nous les reprendrons à vingt-deux heures.

La séance est suspendue.

(La séance, suspendue à dix-neuf heures cinquante-cinq,

est reprise à vingt-deux heures.)

M. le président. La séance est reprise.

11

Question préalable (interruption de la discussion)
Dossier législatif : projet de loi portant réforme de la représentation devant les cours d'appel
Demande de renvoi à la commission

Représentation devant les cours d'appel

Suite de la discussion d'un projet de loi

(Texte de la commission)

M. le président. Nous reprenons la discussion du projet de loi, adopté par l’Assemblée nationale, portant réforme de la représentation devant les cours d’appel.

Demande de renvoi à la commission

Discussion générale
Dossier législatif : projet de loi portant réforme de la représentation devant les cours d'appel
Article 1er (Texte non modifié par la commission)

M. le président. Je suis saisi, par M. Godefroy et les membres du groupe socialiste, apparentés et rattachés, d'une motion n° 19.

Cette motion est ainsi rédigée :

En application de l'article 44, alinéa 5, du règlement, le Sénat décide qu'il y a lieu de renvoyer à la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale, le projet de loi, adopté par l'Assemblée nationale, portant réforme de la représentation devant les cours d'appel (n° 140, 2009-2010).

Je rappelle que, en application de l’article 44, alinéa 8, du règlement du Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l’auteur de l’initiative ou son représentant, pour quinze minutes, un orateur d’opinion contraire, pour quinze minutes également, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.

Aucune explication de vote n’est admise.

La parole est à M. Jean-Pierre Godefroy, auteur de la motion.

M. Jean-Pierre Godefroy. Monsieur le président, madame la ministre d’État, mes chers collègues, en application de l’article 44, alinéa 5, du règlement du Sénat, nous demandons le renvoi de ce texte à la commission des lois, afin que la commission des affaires sociales puisse être saisie et donner son avis sur les conséquences sociales des dispositions prévues, qui auront des répercussions directes et déterminantes sur la vie de plus de 2 000 personnes, dont 444 avoués et 1 850 salariés.

En effet, la réforme conduira les avoués, notamment les plus jeunes d’entre eux, à renoncer à la carrière qu’ils ont choisie et provoquera le licenciement de nombreux salariés, dans un contexte économique très défavorable rendant la recherche d’un nouvel emploi particulièrement difficile et incertaine.

Il serait utile que la commission des affaires sociales puisse examiner, en particulier, les conditions de licenciement et d’indemnisation, mais aussi les solutions de formation et de reconversion proposées, qui, à mon avis, sont totalement insuffisantes, étant donné la spécificité des personnels concernés et des fonctions exercées.

Je ne spéculerai pas sur les motivations véritables qui ont conduit le Gouvernement à mettre ce projet de loi en chantier, mais je suis obligé de constater aujourd’hui à quel point les conséquences sociales de la réforme ont été insuffisamment envisagées, voire ignorées.

Je serai relativement bref s’agissant des avoués eux-mêmes. Comme cela a déjà été dit par d’autres collègues, la suppression pure et simple de leur profession constitue un préjudice à la fois patrimonial, professionnel et économique. Or le Gouvernement ne prévoit qu’une indemnisation du préjudice patrimonial résultant de la suppression du droit de présenter un successeur ; et encore est-ce seulement grâce aux travaux de l’Assemblée nationale que l’indemnisation a pu être portée à 100 % de la valeur de la charge.

À l’origine, en effet, le projet de loi limitait arbitrairement à 66 % l’indemnisation de la suppression du droit de présentation. Il ne s’agissait ni plus ni moins que d’une spoliation, car le droit de présentation dont jouissent les officiers ministériels constitue une créance sur l’État, assimilable à un véritable droit de propriété, dont le titulaire ne peut être privé, conformément à l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, que « sous la condition d’une juste et préalable indemnité ». Dans ces conditions, il est surprenant qu’aucun préjudice de carrière ni aucun préjudice économique lié à la liquidation des études n’ait été pris en compte par le Gouvernement. C’est pourtant un droit légitime pour les avoués, et même une nécessité juridique, si l’on se réfère à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, dont l’arrêt Lallement contre France du 12 juin 2003 a consacré l’obligation pour l’État d’indemniser la perte de l’outil de travail et les préjudices matériels qui en résultent.

Je me félicite donc de la proposition faite par M. le rapporteur et votée par la commission des lois de faire référence à la procédure d’expropriation pour cause d’utilité publique et de confier au juge de l’expropriation le soin de déterminer le montant de l’indemnité accordée aux avoués. C’est un progrès notable, mais la rédaction reste perfectible. Ainsi, les autres préjudices à prendre en compte par le juge de l’expropriation ne sont pas clairement définis, ce qui pourrait se traduire par des appréciations divergentes des magistrats.

Il est désolant que le Gouvernement, par un amendement de dernière minute, tente de faire machine arrière ; ce faisant, il s’efforce de limiter les conséquences financières de sa décision de supprimer les avoués, plutôt que d’assurer une juste indemnisation, ce qui est parfaitement inacceptable.

J’insisterai plus longuement sur la situation des salariés, puisque la suppression brutale de la profession d’avoué aura un effet direct sur l’emploi de celles et de ceux qui travaillent en qualité de collaborateurs au sein des études d’avoués. Alors que la suppression de leur emploi sera la conséquence directe d’une décision de l’État, ces salariés se voient proposer une indemnisation et des possibilités de reclassement manifestement insuffisantes.

Des milliers d’emplois se trouvent ainsi menacés. L’étude d’impact présentée par le Gouvernement admet que le licenciement d’une proportion importante de ces 1 850 salariés sera inévitable. Ce sont à 90 % des femmes, d’une moyenne d’âge de quarante-trois ans, dont le niveau de diplôme est faible puisque leur compétence a souvent été acquise au sein même de l’étude. Il est illusoire d’envisager un reclassement massif de ces personnes dans les professions juridiques existantes, notamment auprès des avocats et des notaires, tout d’abord parce que le marché est saturé, ensuite parce que la composition salariale d’une étude d’avoués diffère de celle d’un cabinet d’avocats : on compte 4,95 salariés par avoué, contre 0,8 par avocat.

Qu’a prévu le Gouvernement pour le devenir professionnel de ces salariés ? Rien, sinon un « plan de reclassement » qui porte bien mal son nom et ne fera que mener les salariés de stages en emplois précaires. Le seul engagement « concret » que vous ayez pris, madame la ministre d’État, tient à l’ouverture, dans le projet de budget pour 2010, d’environ 380 emplois, majoritairement contractuels – en fait 190 emplois à temps plein –, qui seront réservés, dans les juridictions, aux salariés venant des études d’avoués.

Tout d’abord, cet engagement est largement insuffisant, puisque 1 500 salariés, au moins, seront confrontés à de grandes difficultés pour retrouver un emploi équivalent à celui dont vous les avez privés.

Par ailleurs, chacun sait ici qu’il y a souvent une différence entre les emplois budgétisés et les postes effectivement ouverts et pourvus. À l’heure où l’on impose aux administrations le non-remplacement d’un fonctionnaire partant à la retraite sur deux, vous nous permettrez d’être sceptiques sur le débouché ainsi offert aux salariés d’avoués. Dans la majorité des cas, la rémunération correspondra à un emploi de catégorie C ; s’il s’agit de surcroît de temps partiel, sera-t-elle à la hauteur des revenus actuels de ces personnes ? J’en doute fort !

Ce qui attend en fait ces salariés, c’est un licenciement économique du fait de la loi. Il revient donc à la collectivité publique d’en assumer le coût, et au législateur de fixer les modalités de calcul des indemnités de licenciement et surtout de mettre en place un accompagnement des salariés licenciés.

J’espère que vous en conviendrez : les salariés d’avoués subissent le même préjudice que les personnels touchés par les précédentes réformes des professions réglementées. Il n’existe donc aucune raison de les indemniser sur une base différente, comme le prévoyait le projet de loi initial, qui était très en retrait – c’est le moins que l’on puisse dire ! – par rapport à ce qu’avaient obtenu, en 2000, les salariés des commissaires-priseurs. Pourquoi une telle différence de traitement ? C’est inadmissible ! À cet égard, je me félicite des propositions faites par la commission des lois, tendant à accorder un mois de salaire par année d’ancienneté, car elles constituent une avancée significative en matière d’indemnisation.

En ce qui concerne le reclassement, les solutions proposées sont insuffisantes ; surtout, elles ne concernent, en réalité, que les avoués et leurs collaborateurs diplômés, qui pourront se tourner vers la profession d’avocat ou les fonctions judiciaires : les autres salariés, plus nombreux, sont les grands oubliés de la réforme.

Ce qui me choque, madame la ministre, c’est que l’État se défausse de ses engagements en matière de financement des aides destinées à favoriser le reclassement professionnel des salariés, alors qu’il devrait au contraire être exemplaire. En cas de suppressions de postes ou de licenciements pour cause économique, il relève de la responsabilité de l’entreprise qui prend ces mesures d’accompagner ces départs de salariés par des dispositions spécifiques. L’État ne devrait pas faire moins ; et pourtant…

Dès l’annonce du projet de réforme, le ministère de la justice et le ministère du travail s’étaient engagés à formaliser les mesures d’accompagnement des licenciements économiques dans une convention tripartite signée par la Chambre nationale des avoués, les syndicats et l’État, afin de définir les obligations des études d’avoués employeurs, les droits des salariés et la prise en charge financière par l’État. Mais, en avril dernier, sans autre explication, l’État a unilatéralement décidé que la signature d’’une telle convention tripartite était juridiquement impossible ! Depuis, par son silence, il persiste dans ce revirement, remettant totalement en cause les annonces du Gouvernement sur l’accompagnement social des personnels, au travers duquel il prétend assumer les conséquences de sa décision de supprimer la profession d’avoué.

En effet, en ne signant pas cette convention d’accompagnement, l’État signifie purement et simplement son refus d’une quelconque prise en charge financière de mesures conventionnelles, pourtant de règle en cas de suppressions de postes, de licenciements et, à plus forte raison, de fermetures d’entreprises, comme en l’espèce.

Pourtant, les partenaires sociaux avaient progressé dans l’élaboration du contenu de ces mesures, de leur nature et de leur qualité, ainsi que des budgets associés, inspirés des plans de sauvegarde de l’emploi prévus dans le cadre des licenciements collectifs des entreprises : aides à la mobilité, à l’embauche, à la création d’entreprise, à la formation-reconversion, à la validation des acquis de l’expérience, etc.

Mais, en l’absence d’engagement de l’État pour le financement de ces mesures et de dispositions appropriées dans le présent projet de loi, ce dossier reste en suspens. Ainsi, on ne sait absolument pas quelles seront les aides du Fonds national pour l’emploi, le FNE, et les aides complémentaires de l’État.

De la même manière, au mois d’avril, le cabinet de votre prédécesseur avait annoncé la signature d’une convention nationale d’allocation temporaire dégressive, mais il ne s’est rien passé depuis. Pourquoi en est-on resté au stade de la déclaration d’intention ?

Je doute que vous nous apportiez aujourd’hui les réponses que les avoués attendent de votre part depuis plusieurs mois. J’aurais aimé que votre collègue le ministre du travail soit également présent, car cela aurait témoigné de l’attention portée par le Gouvernement à la question du reclassement. Peut-être pourrions-nous, si la commission des affaires sociales était saisie du texte, avancer sur tous ces sujets et les traiter clairement dans la loi ?

Enfin, la question des caisses de retraite mériterait un examen approfondi par la commission des affaires sociales.

L’article 8 du projet de loi prévoit que les anciens avoués restent affiliés à la Caisse d’assurance vieillesse des officiers ministériels, la CAVOM, sauf s’ils rejoignent effectivement la profession d’avocat, auquel cas ils seront alors affiliés à la Caisse nationale des barreaux français, la CNBF. La commission des lois a adopté un amendement du rapporteur tendant à préciser les conditions dans lesquelles les caisses de retraite des avoués et des avocats assumeront leurs obligations à l’égard des anciens avoués. Dont acte !

Mais un autre problème n’a pas été pris en compte dans le texte : celui des conséquences de la réforme sur le régime de retraite surcomplémentaire des personnels d’avoués et d’avocats, actuellement géré par la Caisse de retraite du personnel des avocats et des avoués près les cours d’appel, la CREPA. Cette caisse a récemment rencontré des difficultés de financement et sa survie n’a pu être assurée que grâce à une augmentation importante des cotisations patronales et salariales, planifiée sur plusieurs années. Or ce plan de sauvegarde financier sera totalement déstabilisé par les licenciements consécutifs à l’entrée en vigueur de la réforme, qui va entraîner pour cet organisme un manque à percevoir, en termes de cotisations, de l’ordre de 17 millions d’euros. À cela s’ajoute le paiement des indemnités de fin de carrière dues au personnel des études d’avoués, estimées à 14 millions d’euros par la CREPA et non couvertes par la réforme. En bref, c’est l’avenir même de la CREPA, à court ou à moyen terme, qui se joue.

Il serait inconcevable de voter la loi sans s’être penché sur ces questions. La commission des affaires sociales pourrait certainement apporter un éclairage utile, surtout compte tenu de l’état des comptes sociaux de notre pays.

Ne vous méprenez pas, monsieur le rapporteur, mes chers collègues : je ne méconnais absolument pas l’important travail réalisé par la commission des lois pour améliorer le texte qui nous est présenté aujourd’hui.