Une conscience européenne forte et exigeante
Mme Catherine LALUMIERE
Députée au
Parlement européen, Ancien Ministre des Affaires
européennes,
Ancien Secrétaire général du
Conseil de l'Europe
Permettez-moi tout d'abord de saluer l'initiative prise par
Madame
Josette Durrieu, Présidente de la délégation
française à l'Assemblée parlementaire du Conseil de
l'Europe. Organiser un colloque sur le Conseil de l'Europe, et notamment en
France, est relativement rare... sauf au Sénat. La France et les
Français semblent parfois bien indifférents envers cette
organisation qui, selon le mot cruel du Général de Gaulle,
«
dort au bord du Rhin
».
Or, elle mérite beaucoup mieux et je suis infiniment reconnaissante
envers ceux et celles qui contribuent à la faire mieux connaître.
Pour ma part, (excusez-moi si je parle à la première personne de
souvenirs personnels) mais je crois que beaucoup d'autres personnes que moi ont
fait la même expérience - il suffisait d'écouter le
Président Jung - le Conseil de l'Europe m'a apporté deux
cadeaux d'une inestimable valeur.
Comme beaucoup, j'ai abordé l'Europe et les dossiers européens
par le biais de l'économie et du marché commun. Dans les
années 70-80, on ne parlait que de cela. Et même le dossier de
l'élargissement de la Communauté à l'Espagne et au
Portugal, auquel je fus étroitement associée en tant que membre
du gouvernement chargé des affaires européennes, portait
essentiellement sur des questions économiques : agriculture,
viticulture, pêche, sidérurgie, aciéries, etc.
C'est à partir de 1987, lorsque je devins membre de l'Assemblée
parlementaire et plus encore à partir de 1989, lorsque je devins
secrétaire général du Conseil de l'Europe, que je
découvris une tout autre dimension de l'Europe : la dimension
philosophique, la dimension culturelle, la dimension humaniste. Naïvement
peut-être, je ressentis cela comme une révélation.
La construction européenne, celle que les pionniers avaient entreprise
juste après la guerre, dans les années 45-50, prenait sa vraie
signification. La création du Conseil de l'Europe dès 1949,
l'adoption de son statut marquant clairement que sa mission était de
construire la paix par la démocratie et le respect des droits de
l'homme, l'adoption, dès 1950, de la fameuse Convention
européenne des droits de l'homme, tout cela montrait que les
Pères fondateurs avaient fort bien compris que la réconciliation
et la paix passaient d'abord par le respect de certaines valeurs, de certaines
idées, de certains comportements.
Quelques temps après, Jean Monnet s'attelait à une autre
tâche : la reconstruction économique. Tâche ô
combien importante et qui devait aboutir en 1957 au Traité de Rome. Mais
on doit regretter que la création de la Communauté et son
succès aient occulté le travail du Conseil de l'Europe.
Dommage ! En fait, l'Europe avait, a et aura besoin des deux.
Secrétaire général du Conseil de l'Europe, je
découvris la richesse de ses travaux ; les droits de l'homme bien
sûr, mais aussi les droits spécifiques des femmes et la
parité hommes-femmes, les droits des enfants, la Convention contre la
torture et les traitements inhumains et dégradants, les droits
économiques et sociaux, les enquêtes sur les prisons, les droits
des personnes appartenant à des minorités, etc. S'agissant des
droits de l'homme, je ne voudrais pas que l'Union européenne, en prenant
des initiatives un peu maladroites, n'affaiblisse l'édifice du Conseil
de l'Europe ; c'est le danger lié au projet de Charte des droits
fondamentaux de l'Union qui occupe à présent le Conseil et le
Parlement européen.
Dans un autre domaine, le Conseil de l'Europe a fait une oeuvre
considérable et utile ; le rapprochement des droits des
différents pays membres, qu'il s'agisse du droit civil ou du droit
pénal. Travail technique de haut niveau qui a tracé le chemin
pour les harmonisations auxquelles l'Union européenne a désormais
le pouvoir de procéder.
Dans un troisième domaine, celui de l'éducation et de la culture,
le Conseil de l'Europe a permis plus que quiconque que l'on prenne conscience
de nos différences culturelles, mais aussi de ce qui nous est commun,
à nous Européens. Plus que quiconque, il a fait prendre
conscience de l'enrichissement mutuel résultant de la pluralité
des cultures en Europe ; mais aussi il a bien montré les
difficultés que l'on rencontre dans les sociétés
multiculturelles, pour vivre ensemble dans un esprit de tolérance et de
respect de l'autre.
Le Conseil de l'Europe c'est aussi le Congrès des pouvoirs locaux et
régionaux, dont je salue ici son Président Alain Chenard ;
c'est le Centre européen de la jeunesse, etc.
Le Conseil de l'Europe m'a aussi apporté un deuxième cadeau, une
seconde joie. Mais là encore, cette joie concerna beaucoup de
monde : l'ouverture sur l'Europe centrale et orientale, à partir de
1989, de la
perestroïka
et de la chute du Mur de Berlin.
Nous avons vécu ensemble des moments vraiment extraordinaires. Certes
nous savions que le chemin serait long et plein d'obstacles pour les pays qui
décidaient de changer de voie, de révolutionner leur
système politique et de bouleverser leur système
économique et social. Il aurait fallu être inconscient pour croire
que les transformations seraient faciles.
Mais dans les années 1989, 1990, 1991, 1992, nous connaissions une
véritable exaltation car on pouvait agir et agir avec espoir.
Au Conseil de l'Europe, nous étions conscients d'être dans une
position exceptionnelle. Organisation assez légère et finalement
assez flexible, nous pouvions bien nous adapter à la nouvelle donne au
point de nous élargir à de nouveaux membres sans que ces
élargissements ne paralysent notre fonctionnement.
Notre spécialité - la démocratie, les droits de
l'homme et l'Etat de droit - correspondait à des besoins
évidents et urgents dans les pays post-communistes. Ils nous
sollicitaient spontanément pour que nous les aidions dans leurs
réformes juridiques et politiques et pour construire ce que l'on appela
« la sécurité démocratique ».
Bref, tout le Conseil de l'Europe, à cette époque, s'est
mobilisé. D'abord l'Assemblée parlementaire qui fit oeuvre de
pionnier (je pense à l'impulsion donnée par des parlementaires
tels que Messieurs Steiner ou Sager) ; le Secrétariat qui voyait
clairement l'utilité, le caractère indispensable de ses
travaux ; le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux, le
Centre de la jeunesse, même le Comité des ministres (et cela
mérite d'être marqué d'une pierre blanche), tout le monde
s'y est mis. Nous savions que l'Europe amorçait un virage gigantesque.
Comme le disait François Mitterrand, cité par Madame Durrieu,
l'Europe se réconciliait avec sa géographie et son histoire.
Il fallait aller vite. Le Conseil de l'Europe alla vite, aussi vite que la
raison le permettait. Il y a des occasions qu'il faut savoir saisir. Il y a des
mains qu'il faut savoir tendre au bon moment. Nous redoutions qu'en
hésitant, nous laissions partir l'occasion irremplaçable de
réunir tous les peuples de l'Europe.
Le Conseil de l'Europe a beaucoup donné, m'a beaucoup donné.
Mais il travaille dans des domaines sensibles, ultra-sensibles et difficiles.
Le respect des droits de l'homme est tout sauf évident. La raison
d'Etat, les traditions de souveraineté si fortes dans nos pays,
constituent parfois d'infranchissables barrières.
La démocratie repose sur des mécanismes subtils qui ne peuvent
fonctionner que si la population est composée de citoyens responsables
et respectueux de la Loi.
Les valeurs de tolérance se heurtent aux nationalismes si
fréquents et si redoutables en Europe.
Le Conseil de l'Europe semble parfois bien seul dans la tempête. Sa voix
est faible dans les Balkans, elle est faible en Tchétchénie.
Bien sûr, d'autres organisations internationales, d'autres Etats ne se
font pas davantage entendre.
Mais il est vrai que l'on attend beaucoup du Conseil de l'Europe. Car, dans le
monde très dur qui nous entoure, dans ce contexte de mondialisation,
nous avons besoin de nous raccrocher à des croyances, à des
valeurs qui nous élèvent un peu au-dessus de nous-mêmes.
Madame la Présidente, vous avez choisi un très beau titre pour ce
colloque : « Naissance d'une conscience
européenne ». Ce faisant vous tracez l'avenir du Conseil de
l'Europe. Nous continuerons d'avoir besoin d'une conscience européenne,
mais une conscience aussi forte et exigeante que possible. La tâche est
loin d'être achevée.