3. Cette émigration est d'autant plus préoccupante qu'elle pénalise la nouvelle économie

Les expatriations sont beaucoup plus nombreuses dans les secteurs liés aux nouvelles technologies de l'informatique, des télécommunications, des sciences de la vie, ou de la finance, ce qui n'est guère surprenant. Ces secteurs concentrent, en effet, une population particulièrement mobile dont l'univers professionnel est par nature international.

Les métiers de programmeur ou de " webmaster " utilisent le même langage, les mêmes programmes en France ou aux Etats-Unis, de sorte qu'un ingénieur informaticien français est immédiatement opérationnel dans une entreprise étrangère dès lors qu'il possède des rudiments d'anglais. Il en va de même dans les métiers financiers où les cadres évoluent dans les salles de marché ou dans des banques d'investissement dont les pratiques standardisées leur permettent de s'insérer sans difficulté tant à Londres qu'à Paris.

Quant aux créateurs d'entreprises dans le domaine des NTIC, ils visent d'emblée le marché international. Mis à part certains services aux personnes et aux entreprises où la dimension locale est importante, une des clefs de la réussite est la rapidité avec laquelle une entreprise acquiert une couverture internationale. Dès lors le choix d'une implantation dépend dans une large mesure de la qualité de l'environnement entrepreneurial, fiscal et administratif.

Dotés d'une culture professionnelle internationale, donc anglo-saxonne, évoluant sur des marchés par nature globaux, donc polyvalents et libres du choix de leur installation, les cadres et les entrepreneurs de la nouvelle économie optent tout naturellement pour les pays où les chances de réussir et de constituer un patrimoine sont les plus grandes.

Les entrepreneurs abordent avec la même logique le développement de leur entreprise, une fois née : les services de marketing, de recherche et développement, et le siège social sont implantés là où les avantages fiscaux, sociaux, commerciaux, sont les plus grands.

La France a-t-elle deux ans de retard par rapport aux pays anglo-saxons dans les nouvelles technologies, attire-t-elle moins de talents et de financements internationaux, impose-t-elle une fiscalité plus rigoureuse qu'ailleurs aux cadres comme aux entreprises, les ingénieurs et les informaticiens n'hésitent pas à se détourner du territoire national et à tenter leur chance à San Francisco ou à Londres.

Logique mais inquiétant, l'exode des cadres de la nouvelle économie est d'autant plus grave que celle-ci est en pleine expansion et qu'elle exerce sur l'ensemble de l'économie un effet d'entraînement.

La nouvelle économie apparaît d'ores et déjà comme un puissant accélérateur de croissance. Le secteur des nouvelles technologies a contribué à hauteur de 35 % à la croissance de l'économie américaine de 1995 à 1998 86( * ) et à hauteur de 20 % à la croissance française 87( * ) .

Son poids dans le PIB dépasse, dès aujourd'hui, celui de secteurs industriels, tels l'automobile. Il est un élément essentiel de la compétitivité de la plupart des secteurs de l'économie, de la production à la consommation.

Aussi est-il devenu un des principaux enjeux d'une compétition économique où le retard de la France et de l'Europe est important par rapport aux Etats-Unis. Consciente de l'enjeu, l'Union Européenne, lors du dernier Conseil extraordinaire de Lisbonne, a fixé à l'Europe comme objectif prioritaire de " préparer la transition vers une économie fondée sur la connaissance " 88( * ) soulignant que pour rattraper son retard, l'Europe devait " instaurer un climat favorable à la création et au développement d'entreprises novatrices ".

La polarisation autour de la nouvelle économie est d'autant plus forte qu'elle est à l'origine d'une impressionnante redistribution de richesse.

Les secteurs de l'informatique et des télécommunications, qui représentaient aux Etats-Unis 5 % de la capitalisation boursière en 1960, en représentent 30 % aujourd'hui. Sept des dix sociétés américaines bénéficiant des capitalisations boursières les plus élevées consacrent l'essentiel de leurs activités aux nouvelles technologies. Or, la moitié d'entre elles n'existait pas il y a quinze ans !

Les 10 plus grosses capitalisations boursières mondiales
le 16 mars 2000 (en milliers de dollars)

NOM

SECTEUR

CAPITALISATION

Microsoft

Informatique

496,40

Cisco System

Télécommunication

446,10

General Electric

Conglomérat

437,10

Intel

Informatique

401,50

NTT Domoco

Télécommunication

396,40

Vodafone

Télécommunication

339,40

Exxon

Pétrole

269,10

Deutsche Telekom

Télécommunication

250,20

Nokia

Téléphone mobile

242,40

Wal-Mart

Distribution

229,30

Source : IDC ( mars 2000)

La rapidité avec laquelle certaines entreprises, telles que les sociétés Microsoft, Cisco, Yahoo ou Amazone ont réussi à bâtir des empires, n'a pas d'équivalent dans l'industrie.

Cette redistribution des cartes concerne les nations autant que les entreprises. On le voit pour les Etats-Unis dont la prééminence doit beaucoup à l'avance qu'ils ont prise dans la mise en oeuvre des nouvelles technologies.

On le voit aussi pour des petits pays comme la Finlande ou Israël, dont le potentiel était hier négligeable, qui émergent à la puissance économique pour la seule raison qu'ils excellent dans les technologies de l'information. Israël mobilise des milliards de dollars pour développer son secteur NTIC, qui connaît une croissance hors de proportion avec la taille du pays : il s'est créé en Israël, en 1998, deux fois plus d'entreprises de haute technologie qu'en France. 89( * )

Le même phénomène s'observe pour les pays scandinaves qui ont acquis une belle avance dans les nouvelles technologies. La proportion des ménages ayant un ordinateur ou une connexion Internet ainsi que le pourcentage de sociétés disposant d'un site Internet est deux fois plus élevé en Suède qu'en France.

Le dynamisme des industries de haute technologie scandinaves, dont témoigne notamment le succès de la société Nokia, accroît l'influence de ces pays au sein de l'Union européenne. La nomination d'un Norvégien au poste de Commissaire européen chargé des nouvelles technologies en est une illustration.

Ces quelques indications suffisent à souligner la perte que constitue pour la France l'exode d'une génération de cadres et d'entrepreneurs spécialisés dans les nouvelles technologies.

Perte d'autant plus difficile à accepter avec sérénité qu'elle concerne un domaine où la France dispose d'atouts gagnants :

- des atouts industriels, avec plusieurs grands acteurs internationaux : opérateurs de télécommunications (France Télécom), constructeurs et équipementiers (Alcatel), fabricants de composants et de cartes à puces (Bull, Gemplus), industriels de l'audiovisuel (Philips, Thomson multimédia) de l'aéronautique et du spatial, éditeurs de logiciels (Business-Objects, Dassault-Systèmes, Ilog) ;

- des atouts scientifiques dont témoigne la reconnaissance dont jouissent au plan mondial les scientifiques français de l'informatique, de l'automatique et du calcul scientifique, et dont témoigne aussi l'activité et les découvertes de grandes institutions telles que le Centre National d'Etudes et de Télécommunications, l'Ecole Nationale Supérieure des Télécommunications (ENST) de Brest ou l'Institut national de la Recherche en Informatique et en Aéronautique (INRIA) ;

- des atouts en matière de formation, où nos différentes écoles, en dépit d'un certain penchant pour l'abstraction et le cloisonnement entre disciplines, prépare très efficacement les jeunes à la maîtrise des nouvelles technologies, et au développement de logiciels. Comme le souligne le plan stratégique de l'Institut National de recherche en Informatique et en Automatique, l'INRIA, " l'excellence du système de formation français dans le domaine des nouvelles technologies a été très largement reconnue au plan international ". 90( * ) Le Groupe de Travail a pu constater que la qualité des ingénieurs français faisait l'unanimité aussi bien aux Etats-Unis qu'en Europe, au point que nombre d'entreprises étrangères recrutent en France les diplômés à la porte des écoles.

Le rapport de l'Ambassade de France aux Etats-Unis sur la fuite des cerveaux français constate que " le recrutement de jeunes Français s'effectue de plus en plus directement depuis la France où de grandes entreprises informatiques (Oracle, Hewlett Packard, Sun), aéronautiques (Boeing) ou des sociétés d'animation (Disney, Warner) organisent des opérations de recrutement dans les écoles (Ecole sup-aéro de Toulouse, Ecole d'animation des Gobelins) ou à l'occasion des grands salons professionnels. Dans ces cas de figure, ce sont les entreprises américaines qui prennent en charge les formalités d'immigration et leur coût. Il en va de même pour les chercheurs et enseignants dont les démarches sont facilitées par le laboratoire ou l'université d'accueil. " 91( * )

L'émigration de ces ingénieurs prive la France d'une arme puissante dans une compétition internationale où l'atout essentiel est la capacité des territoires à attirer les compétences.

Alors que la nouvelle économie, fondée sur le savoir, nécessite une main-d'oeuvre hautement qualifiée, elle est confrontée à une pénurie mondiale d'ingénieurs et de cadres. Selon un rapport de l'Information Technology Association of America (ITAA) 92( * ) , les employeurs américains auront besoin de 1,6 million de nouvelles recrues dans ce secteur d'ici à janvier 2001. Or plus de la moitié de ces emplois restent vacants faute de candidats. Considérant que " l'avenir économique des Etats-Unis est lié au nombre de travailleurs suffisamment qualifiés ", l'ITAA milite pour un plus généreux octroi de visas destinés aux informaticiens afin d'attirer aux Etats-Unis des ingénieurs venus de l'étranger.

L'Europe commence, elle aussi, à ressentir les effets de cette pénurie.

La dernière communication de la Commission européenne relative aux " stratégies pour l'emploi dans la société de l'information " 93( * ) souligne qu'" il existe une pénurie de qualifications énorme et croissante parce que la forte demande de spécialistes en technologies de l'information dépasse actuellement l'offre de personnes suffisamment qualifiées ". Cette étude relève pour chaque profession liée à ces technologies, les carences les plus importantes pour les années à venir. Elle estime que d'ici 2002, il manquera 67.000, 81.200 et 188.200 spécialistes de réseau respectivement en France, au Royaume-Uni et en Allemagne.

Source : Etude IDC pour CISCO, Stratégie par l'emploi dans la société de l'information, communication de la Commission des Communautés européennes (février 2000).

L'enjeu est tel qu'il a déjà conduit plusieurs pays européens à reconsidérer leur politique d'immigration pour faciliter le recrutement d'ingénieurs étrangers.

L'Irlande, dont les besoins en ingénieurs informaticiens sont estimés à 28.000 dans les six prochaines années, réforme sa législation sur l'immigration pour faire appel plus largement à la main d'oeuvre étrangère. En Allemagne, le Chancelier Gerhard Schroëder a annoncé, le 24 février dernier, l'octroi de 20.000 à 30.000 visas destinés à des informaticiens de pays non européens, en particulier d'Inde et des pays de l'Est.

En France, la demande en cadres informaticiens s'est accrue de 22% par an depuis deux ans. En 1999, les sociétés informatiques et les éditeurs de logiciels ont embauché près de 36.000  informaticiens. Compte tenu de la pénurie de cadres issus des écoles d'ingénieurs et d'informatiques, les entreprises se résignent à recruter des diplômés issus de filières commerciales ou financières pour pourvoir à ces postes. La Chambre syndicale des Sociétés de Services et d'Ingénierie Informatique, le Syntex, le confirme : un quart des postes de cadre informaticiens est pourvu par des personnes issues d'autres filières.

Face à une telle pénurie, l'émigration de plusieurs milliers de jeunes ingénieurs à l'étranger prend toute son importance. Rapportés aux 36.000  emplois d'informaticiens pourvus l'année dernière selon le Syntec, le départ des quelques 7 000 Français travaillant dans la seule Silicon Valley ne peut pas laisser indifférent.

De même, les quelques centaines d'entreprises innovantes créées par des Français à l'étranger tous les ans ou tous les deux ans doivent être rapportées aux 8.000 entreprises innovantes créées chaque année en France.

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