II. LES PERSPECTIVES D'ÉVOLUTION : UNE PLUS GRANDE AUTONOMIE, UNE PRIORITÉ AU DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE ET UNE MEILLEURE PRISE EN COMPTE DE LA DIVERSITÉ DES SITUATIONS LOCALES
L'analyse des multiples propositions formulées par les différents interlocuteurs rencontrés lors des deux missions fait ressortir le souhait général d'une plus grande autonomie et d'un approfondissement de la décentralisation, tout en accordant la priorité aux mesures susceptibles de favoriser le développement économique et social, qui prennent le plus souvent le pas sur les demandes d'évolution institutionnelle. La nécessité d'une meilleure prise en compte de la diversité des réalités locales conduit cependant les représentants de chaque collectivité à proposer des évolutions spécifiques adaptées à sa situation.
A. LE SOUHAIT GÉNÉRAL D'UNE PLUS GRANDE AUTONOMIE ET D'UN APPROFONDISSEMENT DE LA DÉCENTRALISATION
Les acquis de la départementalisation ne sont, dans l'ensemble, pas remis en cause. Celle-ci a permis de consacrer le principe de l'égalité avec la métropole et a favorisé un développement économique incontestable des territoires concernés depuis 1946. Pour autant, la conception d'un modèle uniforme de développement semble aujourd'hui trouver ses limites.
1. Les limites de la départementalisation conçue comme un modèle unique
D'une
manière générale, le sentiment dominant parmi les
interlocuteurs des deux missions est que la départementalisation
conçue comme un modèle unique a aujourd'hui atteint ses limites,
quels qu'aient pu être ses apports.
Les élus rencontrés souhaitent désormais une
évolution adaptée à la diversité des situations de
chaque département et une
prise en compte de l'identité de
chaque population
. Ils font en outre valoir la nécessité
d'une meilleure
adaptation des lois et réglementations
métropolitaines aux réalités locales
.
Par exemple, M. Jean-Claude Lafontaine, maire de Cayenne, a
estimé que la départementalisation, même si elle avait
été une nécessité historique en 1946, constituait
un concept globalisant qui n'était plus d'actualité aujourd'hui.
Il a en conséquence souhaité une évolution à la
carte adaptée à la réalité de chaque
département, et non des solutions de droit commun pour l'ensemble des
départements d'outre-mer.
M. Aimé Césaire, maire de Fort-de-France,
considéré comme l'un des pères de la
départementalisation, a insisté sur la nécessité de
prendre en compte l'identité martiniquaise, de privilégier la
décentralisation et d'aller vers une plus grande autonomie.
Insistant également sur la notion d'identité, M. Alfred
Marie-Jeanne, député et président du conseil
régional de Martinique, a pour sa part considéré que la
départementalisation était arrivée "
à bout
de souffle
".
M. Claude Lise, sénateur et président du conseil
général de la Martinique, a souligné la
nécessité d'une avancée significative vers davantage de
décentralisation, indiquant qu'il était à l'origine du
titre du rapport élaboré avec M. Michel Tamaya à
la demande du Gouvernement : "
Les départements d'outre-mer
aujourd'hui : la voie de la responsabilité
". Il a
considéré qu'une telle évolution était possible
dans le cadre de l'article 73 de la Constitution si l'on restait
fidèle à sa conception initiale, évoquant les propos du
général de Gaulle en faveur du maintien des "
franchises
traditionnelles
" aux Antilles et en Guyane.
M. Michel Tamaya, député-maire de Saint-Denis de la
Réunion, a également insisté sur la
nécessité d'abandonner une vision globalisante des
départements d'outre-mer au profit d'une vision
différenciée.
En même temps, le
besoin d'une certaine stabilité
institutionnelle
est ressenti pour favoriser le développement
économique. Les représentants des organismes socio-professionnels
font en effet valoir que les investisseurs potentiels ne peuvent s'engager dans
des opérations d'envergure sans un minimum de sécurité
quant aux perspectives d'évolution du contexte juridique et fiscal
à un horizon de cinq à dix ans.
2. Un indispensable approfondissement de la décentralisation
Pour parvenir à une plus grande autonomie, outre une indispensable clarification des compétences entre la région et le département, le transfert de certaines compétences de l'Etat au niveau local doit être envisagé. Un certain nombre d'élus considèrent cependant qu'une telle évolution dans le cadre institutionnel actuel reste insuffisante et que des évolutions institutionnelles plus radicales s'imposent.
a) Une nécessaire clarification des compétences respectives de la région et du département
Dans
l'hypothèse où le cadre institutionnel actuel superposant la
région au département, avec deux assemblées distinctes,
serait maintenu, une
clarification des compétences respectives de la
région et du département
doit certainement être
recherchée. Ainsi qu'on l'a constaté précédemment,
beaucoup regrettent en effet des chevauchements de compétences et des
interventions concurrentes des deux collectivités dans les mêmes
domaines.
Par exemple, les représentants de la Chambre d'agriculture de Guyane,
constatant des interventions concurrentes du conseil général en
matière d'aménagement et du conseil régional en
matière de développement économique, ont souhaité
la mise en place d'une instance locale de décision unique pour les
"
volets aménagement et développement
".
M. Claude Lise, sénateur et président du conseil
général de Martinique, a souhaité que l'on
redécoupe les compétences des deux assemblées en blocs
homogènes pour éviter les chevauchements de compétences.
Selon le rapport qu'il a établi avec M. Michel Tamaya, la
clarification des compétences est la "
condition d'une meilleure
lisibilité des politiques publiques
". Ainsi, la région
devrait voir ses compétences renforcées en matière de
schéma d'aménagement régional et être seule
compétente en matière d'aides économiques. Les
compétences actuellement exercées par les conseils
généraux en matière d'agriculture, de pêche ou de
tourisme devraient être transférées aux régions.
Quant au département, toujours selon ce rapport, il devrait voir
confirmées ses compétences dans le domaine de l'action sociale et
de l'aide sociale ; en outre, il pourrait assurer l'ensemble des
responsabilités dans le domaine éducatif et en matière de
politique culturelle.
Dans un document remis à la mission sénatoriale par
Mme Lucette Michaux-Chevry, sénateur et président du
conseil régional, la région Guadeloupe propose pour sa part une
nouvelle répartition des compétences entre la région qui
se consacrerait essentiellement au développement économique, et
le département qui se consacrerait en priorité à la
politique sanitaire et sociale, ainsi que le montre le tableau suivant :
LES PROPOSITIONS DE LA RÉGION GUADELOUPE
Une nouvelle répartition des compétences entre la
région et le département
CONSEIL RÉGIONAL |
CONSEIL GÉNÉRAL |
1 - Mission aménagement du territoire, planification et transports : |
1 -
Politique sanitaire et sociale :
|
. Définition des objectifs et des moyens du développement : SAR - Ports - Routes, etc. |
l'exception du contrôle des établissements sanitaires et de l'application des textes relatifs à la santé publique (Etat) |
2 - Développement économique : |
2 - Politique sociale : |
. Soutien à l'emploi
|
. Transfert de la totalité du " bloc
social "
|
3 - Enseignement secondaire et supérieur : |
3 - Dispositifs d'insertion sociale : |
. Définition de la carte
scolaire
|
. ADI |
4 - Formation professionnelle / apprentissage : |
4
Logement
|
. Compétences actuelles
|
. Récupération de la totalité du bloc LBU |
5 - Nouvelles technologies : |
5 - Art et culture |
. Mise en place des réseaux des
NTIC
|
. Transfert de la totalité du " bloc
culture "
de l'Etat
|
6 - Coopération régionale : |
6 - Sport |
. Liée aux compétences de la région |
. Transfert de la totalité du " bloc
sport "
de l'Etat
|
|
7 - Coopération régionale |
|
. Liée aux compétences du département |
COMMISSION MIXTE PARITAIRE POUR LES AFFAIRES
EUROPENNES
|
Source : Contribution de la région Guadeloupe
à la loi d'orientation - document remis à la mission
sénatoriale par Mme Lucette Michaux-Chevry, président du
conseil régional.
M. Marcellin Lubeth, président du conseil
général de Guadeloupe, a pour sa part insisté sur la
nécessité de rééquilibrer les ressources
respectives du département et de la région, soulignant le
coût de plus en plus élevé des dépenses sociales
pour le département.
b) Un transfert de certaines compétences de l'Etat à envisager
Outre le
développement des compétences locales en matière de
coopération régionale, qui est unanimement souhaité comme
on le verra plus loin, le
transfert d'un certain nombre d'autres
compétences de l'Etat
au niveau local est envisagé sous
réserve, bien entendu, d'une indispensable compensation
financière.
Hormis une extension des compétences locales en matière de
coopération régionale, le rapport précité
établi par MM. Claude Lise et Michel Tamaya envisage le
transfert à la région des compétences en matière
d'exploration et d'exploitation des ressources naturelles (biologiques et non
biologiques) de la mer et de son sous-sol et, à terme, des routes (dans
l'immédiat, le fonds d'investissement pour les routes et les transports
- FIRT - serait désaffecté
25(
*
)
et la région deviendrait
maître d'ouvrage des travaux effectués sur les routes nationales).
Il propose également un renforcement des responsabilités locales
dans le secteur du logement, notamment à travers les conseils
départementaux de l'habitat, et la création d'un
établissement public local, rattaché au département,
chargé de la gestion de l'eau.
En outre, dans le domaine de l'éducation, les collectivités
locales recevraient la compétence de la définition de la carte
scolaire et de la répartition des emplois d'enseignants entre les
différents établissements.
M. Jean-Luc Poudroux, président du conseil général de
la Réunion, a cependant souligné qu'il conviendrait d'être
vigilant quant à la
compensation financière
des transferts
de compétences proposés par le Gouvernement. Il a en particulier
évoqué les difficultés pour le département
entraînées par l'accroissement très rapide du nombre des
RMistes.
c) Des propositions d'évolutions institutionnelles plus radicales
Un
certain nombre d'élus considèrent néanmoins qu'un
approfondissement de la décentralisation dans le cadre institutionnel
actuel est à terme insuffisant et qu'il convient d'envisager des
évolutions institutionnelles plus radicales.
Sans entrer dans le détail des diverses propositions qui sont
élaborées localement en ce sens et qui seront
présentées plus loin, département par département,
la prise de position commune de trois présidents de régions
d'outre-mer mérite d'être relevée. En effet, dans une
déclaration signée à Basse-Terre le
1
er
décembre 1999
, après avoir
constaté la dégradation continuelle de la situation
économique de leurs régions, le développement rapide des
dérives sociales, l'impossibilité de mettre un terme à
cette situation avec les moyens actuels qui leur sont dévolus dans le
cadre de leurs compétences en dépit d'efforts financiers
importants et l'inadéquation d'un dispositif fiscal et social
conçu pour un pays développé,
Mme Lucette Michaux-Chevry, président du conseil
régional de la Guadeloupe, M. Antoine Karam, président
du conseil régional de la Guyane et M. Alfred Marie-Jeanne,
président du conseil régional de la Martinique, ont
souhaité "
bâtir un projet de développement
économique, social et culturel impliquant la prise en compte des
identités propres à chaque région
" et se sont
déclarés favorables à la création d'un
"
statut nouveau de région d'outre-mer
doté
d'un régime fiscal et social spécial pour la Guadeloupe, la
Guyane et la Martinique dans le cadre de la République française,
d'une part, et de l'Union européenne, d'autre part (article 299-2 du
Traité d'Amsterdam)
".
3. La volonté unanime d'un développement de la coopération régionale dans un cadre décentralisé
Les deux
missions ont permis de constater le souhait unanime d'un développement
de la coopération régionale, autant que possible dans un cadre
décentralisé, dans de nombreux domaines tels que le
contrôle de l'immigration, la justice, l'enseignement ou la culture.
Il apparaît, par exemple, qu'aucun résultat efficace ne pourra
être obtenu en matière de contrôle des flux migratoires sans
une coopération accrue avec les Etats voisins.
Tel est notamment le cas en Guyane, où une coopération avec le
Surinam, notamment dans le domaine sanitaire, est indispensable pour
réduire les problèmes actuellement posés par l'afflux de
ressortissants surinamiens qui provoque la saturation de l'hôpital de
Saint-Laurent-du-Maroni
26(
*
)
, du
fait de l'attrait des soins gratuits. De même, à Saint-Martin, en
l'absence de frontière matérialisée, le contrôle des
flux migratoires passe nécessairement par une coopération avec
les autorités de Sint-Marteen, la partie de l'île relevant des
Antilles néerlandaises.
Les magistrats rencontrés ont par ailleurs fait part de leur souhait
d'un développement de la coopération judiciaire encore trop
timide.
La coopération régionale s'inscrit naturellement dans des cadres
géographiques distincts suivant le département concerné.
- En Guyane, il s'agit prioritairement de développer les relations
avec les Etats voisins du continent sud-américain : le Surinam, le
Brésil (et plus particulièrement, au sein de ce pays, l'Etat
frontalier d'Amapa), le Guyana...
- Aux Antilles, la Martinique et la Guadeloupe souhaitent renforcer leurs
liens avec les autres îles de l'archipel caraïbe et participer aux
travaux des organisations internationales régionales, telles que
l'Association des Etats de la Caraïbe (AEC)
27(
*
)
, la Communauté
caribéenne (CARICOM) et l'Initiative du Bassin caribéen (CBI).
- A la Réunion, la coopération régionale s'oriente
soit vers les îles voisines (Maurice, Madagascar, Seychelles), soit vers
les Etats du pourtour de l'Océan indien, tels que, par exemple,
l'Afrique du Sud. Elle pourrait également passer par les organisations
internationales régionales. Or, si la Réunion participe aux
travaux de la Commission de l'Océan indien (COI) depuis 1996, elle ne
fait partie ni de la Communauté de développement d'Afrique
australe (SADC), ni du Marché commun d'Afrique australe et orientale
(COMESA).
Au-delà de la simple nécessité d'un développement
de la coopération régionale, les différents interlocuteurs
rencontrés au cours des deux missions ont souhaité que celle-ci
ne soit pas uniquement une prérogative de l'Etat mais qu'elle s'exerce
le plus souvent possible dans un
cadre décentralisé
. Les
présidents de conseil régional ou général aspirent
en effet à négocier directement, d'égal à
égal, avec les chefs d'Etat voisins, sans devoir passer
nécessairement par la métropole et par l'intermédiaire des
diplomates du Quai d'Orsay. Or, la coopération
décentralisée est actuellement limitée par la
compétence exclusive de l'Etat en matière de relations avec les
Etats étrangers, qui interdit en principe aux collectivités
territoriales de signer tout accord avec un Etat voisin, même dans des
domaines relevant de leurs compétences.
Soulignant la nécessité de renforcer la coopération de la
Martinique avec les acteurs économiques de la Caraïbe,
M. Camille Darsières, député de la Martinique, a
suggéré que les régions d'outre-mer
(représentées par leurs exécutifs) deviennent
elles-mêmes membres associés de l'Association des Etats de la
Caraïbe, en lieu et place de la France qui aurait un simple statut
d'observateur. Il a en effet expliqué que cette conception avait
été retenue par les Pays-Bas s'agissant des Antilles
néerlandaises.
M. Camille Darsières a également proposé que,
sans remettre en cause la souveraineté française, des conventions
de portée régionale puissent être négociées
par des élus et non par le préfet, perçu dans les
îles voisines indépendantes comme le "
représentant
d'une puissance coloniale
" ; la ratification de ces conventions
continuerait bien entendu de relever de la métropole.
Au cours de son entretien avec la mission sénatoriale,
M. Alfred Marie-Jeanne, député et président du
conseil régional de Martinique, a expliqué qu'il avait
été invité au Sommet des Etats de la Caraïbe et que
cette invitation avait été à l'origine d'un incident
diplomatique.
Soulignant l'importance des enjeux liés au développement de la
coopération régionale, Mme Lucette Michaux-Chevry,
sénateur et président du conseil régional de la
Guadeloupe, a également souhaité pouvoir signer des protocoles
d'accord avec les Etats de la Caraïbe.
M. Paul Vergès, sénateur et président du conseil
régional de la Réunion, a suggéré que l'on
s'inspire de ce qui avait été fait pour la Polynésie et la
Nouvelle-Calédonie pour permettre à la région de
négocier avec les Etats voisins.
Constatant que la situation actuelle nuisait à l'efficacité
même de la coopération, M. Michel Tamaya,
député-maire de Saint-Denis de la Réunion, a
proposé à la mission que les présidents de conseil
régional ou de conseil général puissent négocier
des traités ou des accords internationaux dans le cadre d'un mandat
fixé par le Gouvernement français et qu'ils puissent conclure des
"
arrangements administratifs
" dans les domaines de leur
compétence avec des Etats voisins ou des organisations
régionales ; ces propositions figurent dans le rapport
précité qu'il a remis au Gouvernement avec
M. Claude Lise.