III. QUELLES ORIENTATIONS PRIVILÉGIER POUR UN SECOND PORTE-AVIONS ?
Votre
rapporteur s'est efforcé de recenser les principales
caractéristiques du second porte-avions dont, à son avis, notre
Marine devrait être dotée, en envisageant les différents
paramètres que représentent la contrainte budgétaire,
l'expérience retirée de la conception et de la réalisation
du
Charles de Gaulle,
la perspective d'une éventuelle
coopération avec le Royaume-Uni et, enfin, l'option industrielle
optimale.
Ce sont, en premier lieu, les missions qui conditionnent le type de plate-forme
à retenir, la France ayant fait le choix, jusqu'à présent,
de doter sa Marine de porte-avions permettant la projection de puissance. Il
s'agit donc de disposer de porte-avions polyvalents, à même de
servir de base à des missions d'assaut dans la profondeur des terres.
Ce type de missions nécessite une plate-forme aviation
équipée de catapultes et de brins d'arrêt, capables de
mettre en oeuvre des avions de combat très proches de ceux qui sont
basés à terre. C'est pourquoi la Marine a choisi l'avion
Rafale
pour les missions d'assaut et d'interception et le
E2-C
Hawkeye
pour les missions de guet et de surveillance de l'espace
aérien. Or, compte tenu du coût de ces appareils, 45 milliards de
francs pour les 60
Rafale
et 6 milliards de francs pour les 3
E2-C
Hawkeye
, il serait incohérent de choisir un type de plate-forme qui
ne serait pas à même de les accueillir.
A. METTRE À PROFIT L'ACQUIS DU CHARLES DE GAULLE
Les
principales évolutions pourraient être envisagées à
partir de l'acquis que constitue le
Charles de Gaulle
.
En effet, les contraintes budgétaires et opérationnelles incitent
à construire un bâtiment qui soit le plus proche possible du
Charles de Gaulle
. La Marine a bénéficié, pendant
plus de trente ans, de la communauté de conception entre le
Foch
et le
Clemenceau
, ces deux navires ayant été construits
successivement sur les mêmes plans. Il s'agissait de ce qu'on appelle,
dans le jargon maritime, de "
sistership
". De ce fait, les
équipages et le groupe aérien ont pu passer sans
difficulté de l'un à l'autre. Des économies importantes de
temps, d'adaptation, et de formation des personnels ainsi que d'entretien sont
donc possibles.
Cependant, compte tenu des effets d'obsolescence liés à la
durée écoulée entre les deux programmes, le second
porte-avions sera différent du
Charles de Gaulle
. Ce
décalage dans le temps pourrait finalement conduire à
réexaminer certains choix réalisés pour le
Charles de
Gaulle
et à tirer un certain nombre d'enseignements du
déroulement du programme, de la construction, des essais et de
l'utilisation opérationnelle du bâtiment.
Dans tous les cas,
une " communalité " maximale devra
être recherchée
, aussi bien au niveau des équipements
que des personnels. S'agissant des équipements et de la conception de
l'ensemble du navire, il conviendra de favoriser des évolutions plus que
des révolutions et de se garder d'effectuer un nouveau saut
technologique. De même, au niveau des personnels, il serait opportun de
pallier les différences d'équipements entre les deux navires par
la recherche d'une plus grande interopérabilité au sein de la
Marine dans son ensemble.
Par ailleurs, un certain nombre de capacités du porte-avions pourraient
évoluer, soit pour en améliorer l'efficacité, soit pour
atteindre un meilleur rapport coût-avantages.
La
longueur du bâtiment
pourrait être
éventuellement accrue. Il avait en effet été
décidé de construire la coque du
Charles de Gaulle
à Brest, et donc d'en limiter la dimension à celle de la cale
sèche de l'arsenal. Le
Charles de Gaulle
a donc gardé la
même longueur que le
Foch
et le
Clemenceau
, soit
262 mètres. Cette contrainte a conduit à trouver des
solutions techniques complexes pour accroître la superficie du pont
d'envol de près de 50 % (12 000 m² au lieu de 8 800
m²) et pour stabiliser l'ensemble de la plate-forme grâce à
une technique spécifique. Malgré ces évolutions, la
longueur du pont ne permet pas l'appontage et le catapultage simultanés
et, inconvénient moindre, la longueur des catapultes américaines
équipant le
Charles de Gaulle
a dû être
réduite de 90 à 75 mètres, provoquant des
accélérations plus fortes et donc une plus grande fatigue de la
structure des avions. Enfin, la moindre longueur du navire et sa masse -40 000
tonnes- lui confèrent une stabilité en mer inférieure
à celle des porte-avions américains de 100 000 tonnes et de
335 mètres de long.
Le " tout électrique " constituerait une seconde
amélioration
qui pourrait être étudiée à
la suite des travaux réalisés aux Etats-Unis. En effet, les
Américains réfléchissent à la possibilité
d'adopter, pour leur futur bâtiment, à l'horizon 2013, une
propulsion et des catapultes électriques et non plus à vapeur
comme actuellement. Adopter cette évolution technique,
éventuellement en même temps que les Britanniques, permettrait
à la France de rester dans la course de l'évolution
technologique, la technique de la propulsion électrique étant
maîtrisée par les Chantiers de l'Atlantique-Alstom. S'agissant des
catapultes, elle permettrait de garder le même niveau
d'interopérabilité avec l'US Navy et de participer à cette
nouvelle révolution technologique pour la mise en oeuvre de l'aviation,
après les catapultes hydrauliques et les catapultes à vapeur.
Outre ces éventuelles améliorations, le second porte-avions
pourrait intégrer des évolutions de ses capacités
correspondant à un recentrage de ses missions opérationnelles.
Ainsi,
le second porte-avions pourrait être spécialisé
dans la mise en oeuvre de l'aviation
et certaines de ses autres
capacités en matière de défense aérienne de zone et
de commandement des opérations aériennes pourraient être
réduites par rapport à celles du
Charles de Gaulle.
Ces
fonctions peuvent désormais, grâce aux progrès des moyens
de transmission de données en temps réel, être
assurées par des bâtiments d'escorte.
Les
fonctions de défense
pourraient ainsi être presque
entièrement déléguées aux bâtiments
d'escorte, évolution déjà largement accomplie en
matière de lutte anti-sous-marine et transposable dans le domaine
antiaérien. Pour son autodéfense, le
Charles de Gaulle
met
en oeuvre un système de combat intégré complexe,
centré sur des missiles Aster 15 de courte portée. Le second
porte-avions pourrait se contenter d'un système plus modeste
privilégiant l'autodéfense à très courte
portée, notamment grâce à la présence des
frégates antiaériennes de type
Horizon
.
Si les
capacités de commandement
dont dispose le
Charles de
Gaulle
lui permettent de conduire une opération en relative
autonomie, il serait envisageable, pour le second porte-avions, de
transférer certaines fonctionnalités vers un centre de
commandement à terre ou à bord d'un bâtiment d'escorte
spécialisé. La conduite d'une opération implique
d'ailleurs, au-delà d'un certain volume des moyens engagés, la
mise en oeuvre d'un centre de commandement à terre CAOC (combined air
operation center), comme lors de l'opération Deny Flight au-dessus de la
Bosnie, au cours de laquelle la situation aérienne était suivie
depuis Vicenza (nord de l'Italie). Une telle évolution simplifierait
sensiblement les études et contribuerait à réduire les
effectifs embarqués. La mission de commandement de forces pourrait aussi
être transférée à un bâtiment d'escorte
équipé en conséquence.
Le progrès technique et une automatisation accrue d'un plus grand nombre
de fonctions pourraient aussi permettre de réduire très
sensiblement les effectifs embarqués. Il n'est pas inenvisageable de ne
prévoir, à bord d'un futur porte-avions, que 900 hommes
d'équipages pour le bord et 600 hommes pour le groupe aérien,
générant de substantielles économies de fonctionnement.
Enfin,
la question centrale du
mode de propulsion
pourrait
être réexaminée pour le prochain porte-avions
. La
propulsion nucléaire présente d'importants avantages
opérationnels, en allégeant la contrainte de ravitaillements
bi-hebdomadaires qui neutralisaient en partie les précédents
porte-avions pendant plusieurs heures. Plus autonome, le porte-avions à
propulsion nucléaire peut s'affranchir, durant son transit, de la
présence d'un pétrolier ravitailleur, ce qui élève
la vitesse de croisière de l'ensemble du groupe aéronaval
d'environ cinq noeuds.
Toutefois, en cas d'activité aérienne importante, le
Charles
de Gaulle
devra néanmoins être ravitaillé au moins
chaque semaine en carburant aviation et en munitions. Son escorte, dont la
propulsion est classique, est elle-même soumise à des
ravitaillements en carburant. L'ensemble du groupe aéronaval, enfin,
aura aussi besoin, comme au Kosovo, des services d'un bâtiment atelier et
d'un ravitaillement en vivres, l'autonomie du porte-avions étant, quant
à elle, fixée à 45 jours.
La propulsion nucléaire souffre pourtant de deux
inconvénients
importants au regard de ses avantages
opérationnels.
- Le premier est
la lourdeur financière et logistique du
nucléaire
. Son coût est très élevé, tant
à l'achat -de 2 à 4 milliards de francs
supplémentaires par rapport à la propulsion classique- que durant
la durée de vie du bâtiment (le " coût de
possession "). De plus, le coût du démantèlement et du
stockage des éléments irradiés augmente. Les
chaudières nucléaires utilisées conduisent
également, tous les 7 à 8 ans, à arrêter
complètement pendant 15 à 18 mois le porte-avions pour changer le
coeur nucléaire du réacteur. Si la date de cette opération
peut être légèrement aménagée en fonction des
contraintes opérationnelles, une fois le réacteur
arrêté, l'immobilisation est totale pour plusieurs mois.
Par ailleurs,
les contraintes de durcissement des munitions
(la
" muratisation "), c'est à dire d'augmentation de la
résistance des matériels aux chocs, à l'incendie et aux
champs électromagnétiques, qui existaient déjà sur
le
Foch
, sont accentuées du fait de la propulsion
nucléaire et ont pour conséquence de renchérir
considérablement le coût des munitions. Ainsi, un missile
AS 30 Laser coûte à l'armée de l'air 2 millions de
francs, une bombe guidée laser de 250 kg 165 000 francs, alors
que les mêmes armements coûtent respectivement 2,7 millions de
francs et 280 000 francs à la Marine.
- Le second handicap réside dans
la sensibilité croissante de
l'opinion à l'énergie nucléaire
.
L'accueil d'un porte-avions nucléaire dans un port s'apparente à
la présence d'une centrale nucléaire en pleine ville, ce qui
suppose des infrastructures particulières et l'accord des
autorités locales, même si cette chaufferie nucléaire ne
produit de la puissance qu'à l'arrivée et au départ du
bâtiment. En tout état de cause, le
Charles de Gaulle
, plus
encore que le
Clemenceau
ou le
Foch
, ne devrait plus que
très rarement accoster dans les ports étrangers qui ne disposent
pas des équipements portuaires adaptés à sa forme de
coque. A Toulon même, les aménagements nécessaires ont
été réalisés. L'opinion locale est devenue
très sensible au rôle de port nucléaire de la rade pour les
SNA et le porte-avions, en raison notamment des craintes manifestées sur
l'innocuité des rejets liés à cette activité. Un
plan particulier d'intervention (PPI) a été mis au point,
conjointement entre la préfecture et la marine, pour assurer la
protection et, éventuellement, l'évacuation des populations
civiles ; moins de 4 000 personnes seraient concernées, en cas
d'accident nucléaire dans le port militaire.
La problématique de cette source d'énergie a, de fait,
évolué depuis le début du programme
Charles de
Gaulle
, initié lors des chocs pétroliers, alors que la France
se dotait d'un réseau important de centrales nucléaires civiles
pour assurer son indépendance énergétique. Depuis, le
problème du coût des ressources en énergie ne se pose plus
exactement dans les mêmes termes. Au surplus, en matière de
propulsion militaire, les modes classiques ont fait d'importants
progrès, comme les turbines à gaz pour les bâtiments de
surface. Un porte-avions n'est pas soumis par ailleurs, à la même
obligation de discrétion qu'un sous-marin nucléaire
utilisé pour la dissuasion. La propulsion nucléaire n'est donc
pas, au problème près du ravitaillement évoqué plus
haut, indispensable à son efficacité opérationnelle.
L'évolution de l'opinion sur l'énergie nucléaire et le
perfectionnement des autres techniques de propulsion pourraient donc conduire
à relativiser l'intérêt de ce mode de propulsion.