D. LES TROUS NOIRS DU SYSTÈME FINANCIER INTERNATIONAL

La surveillance bancaire et financière internationale trouve également ses limites dans un certain nombre de " trous noirs " auxquels les régulateurs et leurs organisations internationales n'ont pas accès.

1. Deux types de trous noirs : géopolitiques, et techniques

On peut classer ces trous noirs en deux catégories :

Les trous noirs géographiques et politiques . Ce sont , d'une part, les Etats souverains où sévit la corruption. Ce sont, d'autre part, les places off-shore, terrains privilégiés de l'évasion fiscale et du blanchiment . Ou bien il n'existe pas localement d'organismes de surveillance de marché ou bancaire ; c'est souvent le cas des paradis fiscaux. Ou bien ces organismes existent, mais ne coopèrent pas. Ou bien ces organismes sont inaptes à enrayer des fraudes massives ; c'est le cas dans les Etats gangrenés par la corruption.

Ces lieux constituent des zones peu accessibles pour les organes de surveillance des pays industriels ou pour leurs organisations internationales, comme l'organisation internationale des commissions de valeurs mobilières (OICV), ou le comité de Bâle.

Il en est de même des institutions unilatérales : on a vu que le FMI avait peu de moyens de savoir ce qui est fait des fonds qu'il prête aux banques centrales. Lorsqu'un flux financier transite par de telles places, il disparaît aux yeux de la communauté internationale .

Un concentré des lacunes du mode de contrôle traditionnel
à l'égard des " trous noirs " : l'affaire FIMACO

L'affaire de la FIMACO, filiale sise à Jersey de la banque commerciale d'Europe du Nord (BCEN), elle-même filiale de la Banque centrale de Russie, est un exemple concentrant une bonne partie des dysfonctionnements des systèmes de régulation bancaire traditionnels à l'égard des circuits financiers transitant par les zones off-shore . Et il ne s'agit que d'un aspect particulier des difficultés financières impliquant la Russie.

Un échantillon des acteurs du système financier international est en effet réuni dans ce scénario exemplaire. Y sont ainsi impliqués :

des prêts du Fonds monétaire international, (en l'occurrence pour équilibrer la balance des paiements russes) et le FMI lui-même,

la Banque centrale de Russie (BCR),

une banque commerciale agréée en France, filiale de la Banque centrale de Russie : la BCEN,

les autorités de contrôle bancaires françaises, en particulier la commission bancaire, et le ministère de l'économie, des finances et de l'industrie,

une place off-shore européenne : Jersey, et un établissement financier y détenant son siège : FIMACO, filiale de la BCEN,

la spéculation sur les obligations de l'Etat russe : les GKO, soit l'un des facteurs de la crise russe d'août 1998.

On peut ajouter, pour bien camper le décor, que l'affaire FIMACO n'a pas directement concerné des fonds d'origine criminelle (puisque ce sont précisément des aides du FMI qui ont emprunté ce circuit, pour être replacés sur le marché russe des valeurs d'Etat, contribuant à sa liquidité et à son attractivité pour les investisseurs internationaux), et n'a pas révélé d'incompétence technique de la part des régulateurs, mais a au contraire mis en évidence des lacunes de nature institutionnelle. Il a fallu en effet recourir à un cabinet d'audit privé, Price Waterhouse Coopers, avec le consentement de la Banque de Russie, pour établir les faits.

Une partie de fonds accordés par le FMI à la Russie en vue d'équilibrer sa balance des paiements a en effet suivi le circuit suivant à partir de 1992, et jusqu'en 1996.

FMI

Prêt sans contrôle

Communauté internationale

832 millions USD

267 millions DEM

Titres de la dette fédérale Russe (GKO)

Apports de devises (2,5 Mds USD)

Russie

Somme non identifiée

BCR

Banque commerciale Russe

1,1 milliard UDS (dont les fonds du FMI)

Commission bancaire France

Somme non identifiée

FIMACO , Jersey, filiale
à 100 %


Même somme

Europe

Contrôle prudentiel

BCEN - Paris, France filiale à 78 %

Contrôle

Commission de valeurs mobilières de Jersey et Guernesey

Contrôle de la gestion sous mandat

Commission des opérations de Bourse France

La Banque centrale de Russie a pris l'habitude de placer une partie de ses réserves en Europe, via sa filiale BCEN, installée en France depuis 1921. Au terme du circuit schématisé ci-dessus, elle a réorienté une partie des fonds de l'aide internationale accordée par le FMI vers la spéculation sur les GKO, permettant l'enrichissement de nombreux intervenants, mais participant aussi, par les excès de ce marché, à la crise de la dette de l'Etat russe, qui a éclaté en 1998.

Cette affaire a mis en évidence les lacunes des contrôles nationaux et internationaux dans l'appréhension des mouvements internationaux de capitaux transitant par une place off-shore (en l'occurrence Jersey) :

Le FMI subordonne ses prêts à la réalisation d'objectifs macroéconomiques, mais ne contrôle pas l'emploi des liquidités. A la suite de cette affaire, il a décidé d'accorder à la Russie des crédits sous forme d'un compte bloqué dans ses livres.

La commission bancaire a, en France, effectivement contrôlé la BCEN, mais son contrôle était, malgré elle, en grande partie aveugle :

- elle a pu savoir, en interrogeant la BCEN, qu'une grande partie des fonds (3 milliards de francs sur 10 milliards de francs de bilan) gérés par elle provenaient de sa mère, la banque centrale de Russie (BCR), mais n'avait aucun moyen de savoir qu'une partie de ces mêmes fonds pouvaient initialement être des prêts du FMI, celui-ci ne sachant pas ce que ses prêts deviennent, et la commission bancaire n'ayant pas compétence vis-à-vis de la BCR.

- son contrôle, de nature prudentielle, n'a rien révélé d'anormal, la BCEN respectant ses ratios.

- sur le plan géographique et institutionnel, la commission bancaire n'a pas compétence pour contrôler FIMACO car Jersey est un paradis fiscal situé hors de l'Espace économique européen . Il ne lui était donc pas possible de savoir ce qu'il advenait des fonds gérés par FIMACO, et en particulier leur retour en Russie lui était inconnu.

Paradis fiscal, Jersey est tout de même doté d'une commission des valeurs mobilières, pilotée par d'anciens dirigeants du Securities investment board (SIB) britannique. Cette autorité est membre de l'OICV. Elle a alerté la Commission des opérations de bourse sur d'éventuelles irrégularités touchant la BCEN. Ces irrégularités ne portent toutefois que sur un aspect mineur : la BCEN n'a pas d'agrément pour pratiquer la gestion pour compte de tiers. La COB a donc saisi le Parquet. En revanche, il ne semble pas que la commission bancaire et la COB aient eu des contacts sur ce dossier, dont l'écheveau n'a été reconstitué que par le travail de Price Waterhouse Coopers.

Enfin, l'une des lacunes non négligeables est le défaut de dialogue entre les différentes autorités publiques de contrôle impliquées dans cette affaire. Mais à leur décharge, elles ne pouvaient savoir le plus souvent de quoi elles auraient eu à parler.

Et c'est ainsi que malgré lui, le FMI a alimenté - pour une partie modeste, mais qui a le défaut d'exister - la spéculation sur les GKO, et que la Banque de Russie l'a trompé sur le niveau de ses réserves en devises en utilisant ses propres fonds . L'aide internationale a ainsi - paradoxe suprême - contribué directement à la crise russe de 1998, et ce au travers d'une banque agréée en France !

Les trous noirs techniques , tenant à la nature des contrôles effectués. Les commissions de contrôle bancaire ont une compétence de nature prudentielle. Un établissement de crédit se livrant au traitement de flux financiers criminels peut très bien par ailleurs respecter les ratios prudentiels. C'est d'ailleurs bien souvent le cas. De la même façon les autorités de surveillance des marchés financiers surveillent la régularité formelle des transactions. Hors délits d'initiés ou franchissements de seuil, rien n'apparaît d'une transaction sur valeurs mobilières opérée avec des fonds d'origine criminelle.

C'est pourquoi la législation française repose sur la pratique de la déclaration de soupçon. C'est en fonction des doutes, plus ou moins subjectifs, que suscite un client, des fonds qu'il souhaite placer, de ses buts de placement etc., que les établissements peuvent déceler une opération délictueuse, mais non en fonction de la nature de l'opération réalisée. Cette détection est a fortiori , plus difficile lorsque les établissements financiers eux-mêmes sont complices.

En outre, les circuits du blanchiment tentent d'éviter les circuits bancaires traditionnels. Le dernier rapport du GAFI 40( * ) fait état de techniques comme le " Hawala/Hundi " en Asie du Sud-Est, consistant à éviter les transferts de fonds d'un pays à l'autre, par des transferts locaux de même sens dans deux pays différents dans deux devises différentes. Il suffit que les partenaires soient présents dans les deux pays à la fois. De la même façon, à l'autre extrême de la modernité, les institutions de surveillance sont encore désarmées vis-à-vis des transactions effectuées par internet, que ce soient des transactions classiques ou des jeux d'argent (casino virtuels).

Les trois techniques du blanchiment selon le GAFI

le placement : conversion d'espèces issues de trafics en placements licites (or, devises, comptes bancaires),

l'empilage : multiplication de transactions financières, notamment via des sociétés-écrans ou des trusts, éventuellement établis offshore ,

l'intégration : investissement des espèces frauduleuses en actifs réels légaux.

Source : Banque magazine - décembre 1999.

On comprend dans ces conditions l'extrême difficulté que revêt le contrôle des fonds à effet de levier établis offshore . Sur le plan technique, le contrôle du risque d'un fonds à effet de levier est difficile en soi, alors même que les hauts niveaux de levier exposent les marchés à des risques systémiques méconnus. Mais, en outre, sur le plan juridique, leur établissement off shore les fait échapper aux organes de contrôle compétents des pays industriels dans lesquels ils opèrent et sur l'économie desquels il font peser un risque.

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