4. Le risque d'irresponsabilité
Il
convient ici d'insister sur l'importance du risque d'irresponsabilité
comme facteur des crises financières récentes.
Ce dernier, comme dans le monde anglo-saxon sous le vocable de
moral
hazard
, représente le risque de comportements imprudents ou
irresponsables de la part de celui qui sait que sa sauvegarde est garantie en
toute circonstance.
On en a observé l'existence par exemple lorsque les porteurs
d'obligations d'Etat russes à court terme (les GKO) à haut
rendement et à risque de défaillance élevé ont
continué d'acquérir ce type de titres jusqu'à la crise du
mois d'août 1998, assurés qu'ils étaient de voir le
Fonds monétaire international venir à la rescousse de la Russie
et lui permettre de faire face tranquillement à ses
échéances. Dans le cadre de la mission du groupe de travail
à Washington, l'économiste en chef de la Banque mondiale, Joseph
Stiglitz a pu apporter au groupe une anecdote éclairante selon laquelle
les spéculateurs internationaux travaillaient alors avec un
combiné téléphonique à chaque oreille : l'un
pour acheter des GKO, l'autre pour savoir quand et pour combien les
institutions internationales interviendraient pour en payer principal et
intérêt.
De fait, les régulateurs, confrontés à une crise,
disposent d'une panoplie d'instruments pour la contrecarrer.
Tout d'abord, il peut être fait appel aux actionnaires des
établissements en difficulté, voire dans certains cas à
leurs créanciers ou à leurs contreparties. Le recours aux
actionnaires est prévu en France par l'article 52 de la loi
bancaire. Le recours aux créanciers et contreparties est une solution
plus récente, expérimentée à l'occasion des crises
financières de l'année 1998. Elle a été
utilisée notamment pour sauvegarder les systèmes financiers des
pays émergents en difficulté. Les établissements
financiers occidentaux ont été amenés à
rééchelonner leurs créances. Dans le cas du Pakistan, le
Club de Paris a même mis en place un rééchelonnement de la
dette obligataire détenue par les créanciers privés,
accompagné d'une baisse de son taux d'intérêt. Cette
solution a aussi été utilisée par la réserve
fédérale de l'Etat de New-York pour prévenir les risques
engendrés par l'effondrement du
hedge fund
LTCM
.
Pour les sinistres touchant essentiellement les intérêts d'une
seule place financière, il peut être fait appel aux acteurs du
système financier qui n'ont pas de lien en capital ou en dette avec le
ou les établissements à sauvegarder. C'est ce qu'on appelle la
solidarité de place. Lorsque celle-ci est organisée au
préalable, elle prend la forme de systèmes de garantie. La France
s'est dotée récemment d'une panoplie de fonds de garantie
destinés à préserver les intérêts des clients
des prestataires de services financiers agréés chez elle. Elle a
réformé son système de garantie des dépôts
pour lequel elle a créé un fonds unique, et s'est dotée
d'un fonds de garantie des investisseurs (contre l'indisponibilité de
leurs instruments financiers), d'un fonds de garantie des assurés et
même d'un fonds de garantie des cautions. Le principe de ces fonds est de
nature très différente de celle des instruments
précédents, car il consiste à faire appel aux concurrents
des établissements défaillants. L'objectif est de prévenir
une crise de confiance généralisée des clients dans le
système financier, crise de confiance pouvant entraîner son
effondrement du fait du retrait massif de leurs fonds par les clients.
L'intérêt de cette législation doit toutefois être
relativisé, car les montants susceptibles d'être mobilisés
par ces fonds ne seraient pas à la mesure d'un accident majeur, dont le
traitement ne pourrait demeurer purement national.
Une troisième catégorie d'intervention publique peut
intervenir : le recours aux contribuables. Les pays les plus
développés n'ont pas hésité à recourir
à cette solution pour faire face à leurs sinistres majeurs. Ce
fut le cas pour le sauvetage des caisses d'épargne américaines
(les savings and loans)
dans les années 80 (sinistre
estimé à 130 milliards de dollars), pour celui du
Crédit Lyonnais en France ou pour le système bancaire et
financier japonais. Contrairement aux catégories d'interventions
précédemment citées qui visent à traiter des
problèmes de liquidité, le recours aux contribuables survient
pour faire face à des problèmes d'insolvabilité. Il s'agit
sans doute d'éviter des contagions financières, mais aussi de
prévenir les conséquences sociales des faillites bancaires.
Pour faire face aux crises systémiques les plus graves, celles qui
mettent en cause la liquidité du système financier sur le plan
national et international, il faut recourir à un prêteur en
dernier ressort, c'est-à-dire à la création
monétaire par une banque centrale, ou, le cas échéant, une
institution qui peut en tenir lieu, comme le Fonds monétaire
international, qui dispose de droits de tirage monétaires sur les Etats
qui en sont membres. Lorsque la défaillance d'un ou plusieurs
établissements est de nature à provoquer une cascade de
défaillances, le prêteur en dernier ressort peut être
amené à injecter des liquidités dans le circuit, sans
prendre de gage en contrepartie, de façon à éviter la
réaction en chaîne.
Ces différentes modalités d'intervention ne sont pas
étanches les unes par rapport aux autres ; elles peuvent se
combiner. Ainsi, le sauvetage de LTCM a mobilisé tout à la fois
une certaine " solidarité " de place et l'injection de
liquidités par la Fed.
Mais si elles sont toutes susceptibles d'atténuer les effets des crises
financières, elles concourent également toutes, même
inégalement, à atténuer la perception des risques par les
acteurs financiers et donc à élever la probabilité de
crises financières. Elles conduisent à mettre en évidence
le dilemme suivant imposé au régulateur public :
d'un côté, il ne faut pas encourager
l'irresponsabilité des opérateurs en leur garantissant des
secours ;
mais d'un autre côté, une défaillance très
importante pouvant entraîner, dans le monde financier globalisé
d'aujourd'hui, une cascade de défauts de paiement et une
récession mondiale, la tentation est alors forte de secourir le
défaillant.
Le défaut d'une solution à ce dilemme, solution qui certes
présente des difficultés conceptuelles importantes et met aussi
en jeu des conflits d'intérêt majeurs, entretient
l'instabilité financière internationale. Il faut donc le
combler.