II. LES LIMITES DE LA SUPERVISION FINANCIÈRE ET BANCAIRE

Le développement, dans un contexte économique et financier fragile, de pratiques individuelles risquées de la part des intermédiaires financiers mais surtout bancaires a constitué un facteur puissant des dernières crises financières. De façon plus générale, la plupart des crises de cette nature révèlent a posteriori des comportements individuels inadaptés. Mais, dans ce domaine, comme dans bien d'autres, les leçons de l'histoire tardent à produire les adaptations dont celle-ci révèle pourtant la nécessité.

Il reste donc indispensable de mettre en place des instruments permettant de prévenir les comportements susceptibles d'apporter des désordres majeurs.

Les différentes crises financières récentes ont démontré la faiblesse des contrôles internes mis en oeuvre par les intermédiaires financiers et les établissements de crédit. Même s'il ne peut être généralisé, ce constat ne saurait être sérieusement contesté. Il ne manque pas d'être préoccupant au vu des nombreuses recommandations et dispositions réglementaires adoptées pour promouvoir un meilleur contrôle interne.

Ces déficiences appellent un renforcement de la supervision émanant d'organismes extérieurs, en bref du contrôle externe.

Cette conclusion n'est pas contestée. En revanche, les voies et moyens d'un meilleur contrôle externe font l'objet d'âpres débats qui reflètent étroitement des enjeux de pouvoir qu'il convient d'exposer.

A. LES DÉFAILLANCES DANS LA MAÎTRISE DES RISQUES

1. Les crises financières récentes révèlent une exposition excessive aux risques de la part de certains acteurs

La plupart des crises financières récentes ont été engendrées par les défaillances, le plus souvent constatées ex-post , dans la maîtrise des risques par les acteurs de marché. Elles se distinguent en cela des crises financières et monétaires internationales précédentes qui étaient suscitées par des déséquilibres macroéconomiques ou des chocs monétaires.

C'est une caractéristique naturelle des métiers financiers que cette exposition à des risques. Elle est d'ailleurs heureuse et souhaitable puisqu'elle alimente des progrès économiques. Elle s'est sans doute accentuée ces dernières années sous le double effet de l'intensification des exigences de retour sur fonds propres et de l'atténuation des marges sur les taux d'intérêt encaissées par les banques.

Cependant, un défaut de maîtrise de leurs risques de la part des acteurs de marché constitue une grave source d'instabilité.

Or, ce phénomène a joué un rôle majeur dans les crises financières et monétaires récentes.

Il peut d'abord concerner des acteurs individuels. Ces défaillances se retrouvent d'abord dans le cadre des événements qui concernent un établissement bancaire donné comme la faillite de la Barings, les difficultés du Crédit Lyonnais ou du groupe japonais Daïwa.

Mais, il peut aussi concerner une catégorie particulière d'acteurs.

En effet, si tous les agents financiers sont exposés au risque et, par conséquent, encourent celui de mésestimer la portée de leurs engagements, il existe une catégorie particulière d'entités financières qui, par nature, se trouvent particulièrement vulnérables de ce point de vue. Il s'agit des fonds à haut effet de levier mieux connus sous leur vocable anglo-saxon de hedge funds .

S'il n'existe pas de définition universellement adéquate de ces fonds, l'on s'accorde toutefois à leur trouver quelques caractéristiques communes.

Leur stratégie financière s'appuie sur la mobilisation à grande échelle de l'effet de levier, c'est-à-dire d'un fort endettement destiné à financer des investissements le plus souvent risqués et des opérations d'arbitrage visant à exploiter systématiquement les écarts de prix entre marchés.

L'accès des investisseurs à ces fonds suppose, en outre, des engagements financiers très importants de leur part, toute souscription aux hedge funds mettant ainsi en oeuvre des capitaux élevés.

Enfin, ces fonds fonctionnent le plus souvent en dehors des contraintes prudentielles et de régulation ce qui tend à les localiser dans les centres off-shore . Ce n'est pas toujours le cas cependant puisque leur nature juridique de " partenaristes privés " les fait échapper à la quasi-totalité des dispositifs prudentiels et des contrôles externes.

L'on distingue usuellement trois catégories de hedge funds :

- les " macro-funds " qui prennent des positions sur les marchés nationaux à partir d'analyses macroéconomiques ;

- les " fonds globaux " qui spéculent sur les perspectives financières des sociétés ;

- les " fonds d'arbitrage " qui jouent sur les écarts de prix relatifs entre des actifs étroitement interdépendants.

Il faut souligner que les hedge funds n'ont pas le monopole des techniques financières qu'ils mobilisent. D'autres investisseurs plus traditionnels, comme les banques commerciales, procèdent à des investissements de même nature.

Les hedge funds comportent des risques considérables pour leurs investisseurs mais aussi pour le système financier dans son ensemble comme l'a illustré le naufrage du fonds LTCM ( Long Term Capital Management ) en 1998.

Il est difficile de disposer de données sur les hedge funds puisque l'une de leurs caractéristiques majeures est d'échapper souvent aux contrôles des superviseurs. Les sources sont en la matière des sociétés privées qui recueillent leurs informations à partir des déclarations volontaires et non contrôlées qui sont communiquées par les hedge funds .

Les chiffres suivants ne sont donc que des estimations. Fin 1998, il existait ainsi environ 914 fonds gérant un capital total de 110 milliards 31( * ) de dollars répartis comme suit : 38 milliards dans les " macro-fonds ", 27 milliards dans les " fonds globaux ", le reste, soit l'essentiel, dans les " fonds d'arbitrage ".

Le capital des hedge funds représente donc une infime portion du capital des autres investisseurs évalué à 20 trillions de dollars pour les seuls marchés des pays avancés.

Cependant, l'une des particularités des hedge funds , l'utilisation systématique de l'effet de levier, leur permet de démultiplier leurs engagements, si bien que ces derniers sont incomparablement plus importants que la part de capital financier qu'ils réunissent.

En outre, l'influence des hedge funds sur les marchés ne s'alimente pas que de ces données financières. Les gestionnaires de ces fonds sont souvent regardés comme les " leaders du marché " et sont imités par les autres intervenants. Cette situation est décrite par l'ensemble des experts 32( * ) .

Un exemple de mimétisme 33( * )

Les hedge funds pourraient avoir acquis le statut de " leaders de marché " et influencer les marchés très au-delà de leurs poids financiers. Cette situation est ainsi décrite dans une étude publiée par la Banque de France.

" La possibilité pour certains intervenants à fort effet de levier de prendre des positions suffisamment importantes pour provoquer le saut vers un nouvel équilibre (crise de change ) est une incitation supplémentaire pour beaucoup d'opérateurs à imiter les prises de positions d'intervenants majeurs, tels que les fonds spéculatifs : ceci est vrai, a fortiori , lorsque ces fonds mettent en place leurs positions auprès de banques qui transmettent l'information concernant ces flux à leurs proprietary desks , lesquels prennent à leur tour des positions semblables. "

L'implication des phénomènes de contagion dans les crises financières appelle des mesures appropriées. Il convient d'en endiguer le développement en promouvant une stricte séparation - les " murailles de Chine " - entre les différents départements des établissements bancaires.

L'influence des hedge funds sur les marchés peut enfin procéder des techniques financières qu'ils utilisent et qui sont susceptibles de servir de relais aux phénomènes de contagion. Plusieurs exemples en sont donnés dans l'article sus-cité 34( * ) .

Des techniques financières favorisant les phénomènes de contagion

" L'utilisation des techniques de couverture dynamique (dynamic hedging) est également souvent citée comme pouvant être à l'origine d'anomalies de marché, et peut, de ce fait, jouer un rôle dans la contagion. Ainsi, une opération de protection de portefeuille consistant pour l'investisseur à acheter des options de vente (put) de l'actif détenu lui permet de s'immuniser contre la baisse de la valeur de cet actif au-delà d'un certain seuil. Mais cette protection aura pour contrepartie, chez le vendeur de l'option, des opérations de couverture (vente du " sous-jacent " lorsque son prix se rapproche du prix d'exercice de l'option) de nature à amplifier le mouvement de baisse. L'utilisation croissante d'instruments de couverture plus sophistiqués, tels que les options à barrière désactivante, peut aussi se traduire par des mouvements de prix cumulatifs sur le marché sous-jacent. Ainsi, le vendeur d'un tel put aura intérêt à vendre le sous-jacent, de sorte que la baisse du marché aboutisse à désactiver l'option ; une fois la barrière franchie, c'est l'acheteur de l'option qui a perdu la couverture que celle-ci lui procurait et qui doit vendre le sous-jacent pour se couvrir de nouveau.

Dans un environnement d'asymétrie d'information, les mouvements de prix résultant de telles opérations de couverture dynamique sont susceptibles d'être interprétés par les intervenants non informés comme justifiés par une révision en baisse de la valeur fondamentale des actifs concernés.

Il convient (...) de tenir compte de la pratique de la couverture de substitution
(proxy hedging). Lorsqu'un portefeuille est investi sur des actifs relativement peu liquides, comme peuvent l'être les titres traités sur les marchés émergents du fait de la faible profondeur de ceux-ci, les opérations de couverture ne peuvent être qu'approximatives. Ces transactions sont réalisées sur un marché plus liquide, jugé a priori comme très corrélé au prix des actifs sous-jacents. Si tant est que ces corrélations soient appréciées objectivement, elles reposent au mieux sur des relations historiques, ne reflétant pas nécessairement l'actualité des fondamentaux ou du comportement des investisseurs. "

Le naufrage de LTCM en septembre 1998 illustre les dangers des hedge funds pour le système financier international.

LTCM, une affaire édifiante

Long Term Capital Management (LTCM) constituait l'archétype du hedge fund voué aux arbitrages. Son activité concentrée sur les marchés des pays avancés consistait pour l'essentiel à profiter des écarts de prix entre actifs proches par leurs caractéristiques. Au début de 1998, sur la base de fonds propres atteignant 4,8 milliards de dollars, LTCM était engagé à hauteur de 120 milliards de dollars inscrits à son bilan (soit un levier égal à 25).

Dans le courant de septembre 1998, la crise russe provoqua des enchaînements financiers défavorables au fonds. Celui-ci avait en effet misé sur un rapprochement des taux d'intérêt entre les pays appelés à participer à l'euro. Cette stratégie, fondée compte tenu de la perspective d'adoption de l'euro, et d'ailleurs soutenue par la Banque centrale d'Italie qui ne manquait pas d'intérêts en la matière, fut prise à revers par les turbulences issues de l'effondrement du marché des obligations russes (les GKO). Plutôt que de se réduire, les écarts de taux en Europe s'accrurent. Le 23 septembre 1998, l'actif net de LTCM était réduit à 600 millions de dollars face à des engagements de 100 milliards (soit un levier de 167).

La cessation de paiement du fonds l'aurait alors contraint à dénouer ses positions, ce qui aurait entraîné une crise de système compte tenu de l'importance prise par celles-ci. Afin de l'éviter, la Banque fédérale de New-York organisa rapidement un plan de sauvetage réunissant 14 institutions financières, mobilisant 3,6 milliards de dollars de prêts à bas taux d'intérêt.

Il est intéressant d'observer que cette intervention de prêteur en dernier ressort fut réalisée sans recourir à un taux de pénalité et sans changement de direction de LTCM.

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