2. L'utopie de la monnaie mondiale
Enfin,
plus ambitieuse encore, est l'idée de concevoir un système
international unique, construit autour d'institutions communes, d'une seule
monnaie, de règles financières, bancaires, prudentielles
uniformes dans le monde entier. Dans cette étape ultime du capitalisme,
l'ensemble des crises serait résolu par un prêteur unique en
dernier ressort. Elles seraient toutes prévenues par
l'établissement et le respect au plan mondial de règles strictes.
Les échanges s'effectuant tous dans une monnaie mondiale, les
problèmes de change et de dévaluation disparaîtraient. Les
fiscalités deviendraient parfaitement harmonisées pour supprimer
toute concurrence fiscale. L'information économique circulerait de
façon parfaite. Bref, d'international, le système
monétaire et financier deviendrait véritablement mondial. De
nombreuses raisons militent en ce sens : les institutions
financières travaillent de manière mondiale ; les
décisions d'investissement sont mondiales ; le commerce est
mondial ; les marchés financiers sont mondialement
intégrés ; le nombre des monnaies renchérit les
coûts de transaction et suscite une inutile et coûteuse
spéculation. Il s'agit d'une véritable
" monomoney
mania "
pour reprendre le titre d'un article de Paul Krugman
21(
*
)
.
Et pourtant, il n'est nul besoin de démontrer le caractère
irréaliste de telles propositions et, surtout, l'impossibilité
dans laquelle se trouveraient aujourd'hui les organisations internationales
pour en assurer l'application et le respect. D'abord, sur le plan
théorique, le remplacement des taux de change par une monnaie mondiale
ne supprimerait pas pour autant la survenance de crises. De plus, la politique
monétaire et financière a un caractère encore très
national ; les institutions agissent dans un cadre national selon des
politiques définies d'abord au sein de chaque Etat. Les nations
protègent avec beaucoup d'attention leur souveraineté. Comme
l'écrit Barry Eichengreen :
" même en Europe,
où il y a une forte tradition intégrationniste aux racines
intellectuelles remontant à plusieurs siècles, les Etats nations
continuent de veiller jalousement sur leur responsabilité en
matière de régulation des marchés financiers domestiques
et hésitent à se tourner vers une entité
internationale. "
22(
*
)
A ces arguments pratiques s'ajoutent les raisons théoriques qui plaident
en faveur du pluralisme monétaire. Comme le rappelle Paul
Krugman
23(
*
)
, ce débat est
ancien et transcende les écoles traditionnelles. Milton Friedman,
constatant qu'il est parfois nécessaire pour le bon fonctionnement du
marché de réaliser de profonds changements dans le système
national des prix, préfère un ajustement par la monnaie
plutôt qu'une action jouant à la fois sur le niveau d'inflation et
le niveau d'emploi (par exemple lorsque le niveau des salaires en Irlande a
besoin d'augmenter par rapport à ceux de l'Allemagne, il vaut mieux
changer de parité monétaire plutôt que de créer une
inflation en Irlande et une déflation en Allemagne). Friedman compare
cela au changement d'heure au printemps et à l'automne. La principale
raison de choisir le pluralisme monétaire réside ainsi dans
l'absorption plus facile des chocs asymétriques par le biais de l'action
sur le taux de change. De plus, les progrès technologiques facilitent
grandement les transactions en plusieurs monnaies et en diminuent le coût
puisque l'activité de change proprement dite n'a plus qu'une place
marginale avec la dématérialisation. Les innovations
financières permettent, enfin, de se protéger contre les risques
de change.
Cependant, comme pour tout système utopique, les raisonnements de base
sur lesquels s'appuient cette idée de système mondial sont
à l'oeuvre aujourd'hui. Le renforcement de la surveillance
macro-économique, l'idée d'une discipline croissante des
mouvements de capitaux, l'association du secteur privé à la
prévention et à la résolution des crises, les
réflexions autour de l'établissement progressif de zones-cibles,
la recherche de normes prudentielles respectées et plus adaptées,
le débat sur le rôle du FMI, l'existence d'un prêteur en
dernier ressort sur la scène internationale et les aléas moraux
qu'il pourrait susciter, constituent autant de pistes aujourd'hui
explorées.