B. L'ILLUSION DE LA RECHERCHE D'UNE PLUS GRANDE STABILITÉ VIA L'INSTAURATION DE RÉGIMES DE CHANGE RIGIDES

L'instabilité, monétaire et financière se nourrit du polycentrisme monétaire. La diversité des monnaies, l'architecture des parités qu'elles présentent, les occasions d'arbitrage qui s'ensuivent sont autant d'éléments susceptibles de produire de la volatilité. Celle-ci, à son tour, mal maîtrisée, peut engendrer de l'instabilité et introduire de profonds désordres économiques.

C'est le démantèlement du système monétaire international inventé à la suite de la guerre à Bretton Woods autour d'un mécanisme de fixités plus ou moins strictes des parités qui a créé cette situation dont l'essor des opérations financières internationales a eu pour effet d'accroître l'instabilité.

Face aux perturbations associées à l'avènement de ce non-système monétaire international, des réactions sont intervenues. Elles ont pour l'essentiel visé un même objectif : la réduction voire l'élimination des variations excessives de change.

La poursuite de cet objectif a emprunté des chemins variables.

De ce point de vue, l'on peut d'abord distinguer les solutions concertées entre plusieurs pays, processus qui trouve sa plus parfaite illustration dans la construction monétaire européenne, des initiatives individuelles qui conduisent un pays donné à annoncer tel ou tel objectif de parité.

Il convient surtout de souligner la gradation des mesures prises pour réduire l'instabilité monétaire. Elles s'étagent tout au long d'un spectre qui va d'ancrages nominaux, plus ou moins rigides, opérés le plus souvent par référence au dollar, à l'unification monétaire.

Quelques exemples de disciplines de change recherchées à travers une réduction de la volatilité des parités.

La réduction de la volatilité des monnaies nationales qui peut être recherchée par d'autres moyens - une politique économique adéquate par exemple - a donné lieu à l'adoption de différentes organisations de change basées sur une plus ou moins grande rigidité des parités.

En effet, si, officiellement, rares sont les pays qui ont notifié au fonds monétaire international des taux de change fixe - dans les pays asiatiques par exemple seul Hong Kong avait rattaché officiellement sa monnaie au dollar -, la plupart des pays émergents avaient adopté des politiques de change reposant sur des ancrages nominaux plus ou moins étroits.

Les systèmes suivants peuvent être rappelés :

les bandes de fluctuation autour d'un cours pivot calculé en fonction d'un panier de devises dominé par le dollar (Chili, Colombie, Mexique...) ;

les systèmes à crémaillère ( crawling peg ) ménageant l'éventualité d'ajustements graduels et adaptés (Brésil, Venezuela) ;

les systèmes de change fixe par rapport au dollar accompagnés d'une garantie monétaire consistant dans la constitution de réserves en devises ( currency board ) de l'Argentine ou de Hong Kong) ;

l'ancrage nominal fixe implicite à un panier de monnaie dominé par le dollar qu'ont adopté la plupart des pays asiatiques.

Ces approches peuvent se différencier au regard du degré de rigidité de la relation de change entre la monnaie nationale et les devises étrangères. Elles ont en commun des objectifs analogues qui, tous, se déclinent à partir d'une ambition d'assurer à la monnaie nationale une meilleure crédibilité.

Ces engagements de change équivalent en effet à des engagements financiers et économiques. Financiers en ce sens qu'il s'agit de garantir les investisseurs contre le risque de change. Economiques en ce qu'il s'agit d'assurer une gestion de l'économie nationale conforme aux conditions du maintien du taux de change c'est à dire principalement orientée vers la stabilisation des prix internes.

La préoccupation d'acquérir une réelle crédibilité n'a rien de l'expression d'une simple fierté nationale. Elle poursuit des objectifs très concrets : l'obtention de financements aux meilleurs coûts ; pour les pays fortement endettés en monnaie étrangère, une garantie contre une revalorisation de leur dette qui proviendrait mécaniquement d'une dépréciation de la devise nationale.

L'histoire monétaire montre malheureusement que peu de monnaies sont susceptibles, dans un monde financier libéralisé, d'acquérir une telle crédibilité que les flux de devises ne puissent les déstabiliser.

Quant à l'histoire monétaire des pays émergents, elle montre que les ancrages nominaux de leurs monnaies ne résistent pas aux situations d'intense instabilité.

Cette situation s'explique par des facteurs de nature différente. Les variables macro-économiques ont toutes les chances de jouer à travers au moins deux types d'enchaînement :

le choix d'une monnaie de référence conduit la plupart du temps à étalonner la monnaie nationale sur celle des pays développés (dollar, yen, DM...) ; or, les pays émergents à forte croissance sont davantage exposés à l'inflation que les pays de référence ; il s'ensuit alors une appréciation du taux de change réel dont la soutenabilité apparaît plus ou moins vite problématique ;

si l'expérience montre que l'ensemble des pays émergents ne sont pas incapables d'assurer un équilibre convenable de leur épargne et de leur investissement domestiques, la probabilité de déséquilibres extérieurs y est toutefois importante et susceptible d'altérer la crédibilité de l'ancrage nominal.

A ces raisons macro-économiques s'en ajoutent d'autres fondées sur des données monétaires et financières. Les crises asiatiques ont montré l'importance prise par ces derniers éléments, certaines crises comme celle subie par la Corée n'apparaissent pas justiciables d'explications strictement macro-économiques. Au demeurant, il apparaît que de nombreux modèles internes aux banques et construits sur des liaisons économétriques de type macro-économique n'ont pas permis d'anticiper les crises asiatiques après prise en compte des évolutions ayant précédé la crise.

Aux explications traditionnelles de l'effondrement des cours de change des pays à fort ancrage nominal, il faut de ce point de vue ajouter une explication plus systémique.

Les sources de faiblesse traditionnellement avancées consistent pour l'essentiel en une insuffisance des réserves de change mobilisables pour stabiliser la monnaie et en l'absence de crédibilité de la politique monétaire pour les pays fortement endettés à court terme. L'incapacité à relever les taux d'intérêt courts devant l'immédiate pénalisation des débiteurs qui s'ensuit, constitue un handicap majeur de crédibilité de la politique monétaire et, par conséquent, de la crédibilité des monnaies concernées.

Plus fondamentalement, il convient de souligner le renforcement de l'autonomie des comportements financiers.

Ces constats conduisent alors à s'inquiéter de ce que l'affichage explicite ou implicite d'une politique de change basée sur un ancrage nominal puisse constituer en soi pour des monnaies sans statut international fort, une source de vulnérabilité.

La question des solutions alternatives doit alors être posée.

L'Europe en a construit une avec l'adoption de l'euro, c'est-à-dire à travers la constitution d'une zone monétaire unique, éliminant les variations de change entre des économies très interdépendantes, et susceptible de donner naissance à une monnaie à statut international. De nombreux projets régionaux existent ailleurs et notamment en Asie avec l' Asian currency unit (l'ACU). Il faut pourtant tempérer les espérances qui accompagnent de tels projets. La construction d'une zone monétaire unique est soumise à de strictes conditions de viabilité et, en particulier, au constat d'une convergence nominale et réelle suffisante entre les pays qui partagent une même monnaie. Une telle situation n'apparaît pas réunie pour les pays asiatiques ou d'Amérique latine dont l'interdépendance économique justifierait l'adoption d'une monnaie unique.

En outre, il y a plus qu'un pas entre l'adoption d'une telle monnaie et son avènement au statut de monnaie internationale. Ce qui est encore vrai pour l'euro le serait bien plus pour des pays insuffisamment proches.

Il reste que le souci d'accroître la stabilité de leurs monnaies conduira très légitimement les pays qui souffrent de la faiblesse du statut de leurs devises à rechercher dans des unifications monétaires une solution de remplacement à des ancrages nominaux stricts insoutenables.

Il n'est pas sûr que le monde en sortira monétairement plus stable, les unions monétaires risquant d'être contestées à travers des volatilités supérieures entre des monnaies certes moins nombreuses mais de plus en plus concurrentes.

Il ne s'agit ici que de prospective et il convient de revenir à des données plus immédiates exposant les autres méthodes alternatives à l'ancrage nominal, employées pour stabiliser le change des pays les plus fragiles en la matière.

L'adoption de politiques économiques destinées à préserver la stabilité des prix et les équilibres extérieurs représente une voie d'autant plus fréquemment empruntée qu'elle est prônée par les institutions financières internationales. Il peut s'agir d'une discipline douloureuse méritant à ce titre d'être accompagnée. Si on voit mal comment s'en passer - sauf l'exception ci-après mentionnée -, il ne faut pas lui prêter des vertus qu'elle ne peut avoir.

Elle ne garantit pas contre des mouvements de change suscités par des comportements financiers qui ont acquis leur autonomie. Nécessaire, cette option n'est pas suffisante.

Une autre méthode, parfois empruntée, consiste en un renoncement au bénéfice de la libéralisation des flux monétaires et de capitaux. On en a évoqué plus avant les limites évidentes.

En revanche, il est très fortement recommandable que les autorités responsables des changes suivent avec attention les principaux déterminants monétaires des risques de change. En la matière, la crise asiatique a montré l'importance fondamentale du ratio " endettement extérieur/crédits domestiques " dont l'évolution mérite donc un suivi particulier.

Evolution du ratio " Emprunts bancaires de cinq pays asiatiques auprès des banques étrangères/crédits domestiques " *

 

En % du crédit domestique

Stock en milliards de dollars

 

1990

1997 T2

1990

1997 T2

1998 T2

Indonésie

11

18

5

25

18

Corée

16

30

21

92

61

Malaisie

14

24

4

25

19

Philippines

70

25

6

12

10

Thaïlande

17

46

8

86

55

* mesuré par les actifs des banques enregistrées à la BRI vis-à-vis des banques des pays énoncés ci-dessus

Source : FMI, données nationales et BRI

Certains pays ont pu trouver dans l'instauration de barrières à l'entrée des capitaux étrangers (Indonésie) ou des capitaux les plus courts (Chili) un moyen de maîtriser ce ratio.

Il semble plus judicieux de conférer aux banques centrales la tâche d'adapter son évolution compte tenu des risques qu'elle est susceptible de révéler.

L'instrument existe avec le ratio des avoirs de réserve par rapport aux engagements courts en devises, que les banques centrales devraient mobiliser davantage en le faisant varier en fonction de l'intensité des flux d'entrée de capitaux courts étrangers et des risques qui y sont associés.

Les expériences des crises financières et monétaires les plus récentes ne conduisent pas à dénier tout intérêt à des politiques de change bien conçues et appuyées sur des politiques économiques soutenables. Elles disqualifient les options de change excessivement prévisibles ou insoutenables. Elles démontrent surtout que la stabilité des changes appelle une rationalisation des comportements financiers.

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