II. LA NÉCESSITÉ D'UNE NOUVELLE RÉGULATION
La
traversée sereine des crises de 1997 et 1998 par certains pays en
développement ou émergents relativement fermés aux
capitaux extérieurs comme la Chine, l'Inde ou la Malaisie laisse parfois
penser que l'accès à l'OCDE et à la mondialisation des
échanges est en soi facteur de difficultés économiques
pour le monde en développement, et qu'il pourrait être
bénéfique de revenir sur cette évolution.
Mais, outre que cela serait renoncer aux aspects bénéfiques de
l'internationalisation des échanges décrits ci-dessus, il est
hautement improbable qu'une telle action à rebours de l'économie
mondiale soit possible. Car les pays qui décident de refermer leur
économie sont contraints de renoncer aux biens et services qu'ils ne
produisent pas et ne sauraient pas nécessairement fabriquer à un
coût acceptable pour leur population, ainsi qu'aux capitaux
extérieurs dont ils peuvent avoir besoin pour financer leur
développement. Ce retour vers l'autarcie s'apparenterait à un
mouvement d' " albanisation ", selon le terme appliqué
à l'Albanie de l'époque d'Enver Hodja, dont l'indépendance
économique et financière se payait d'une très grande
pauvreté et d'un retard scientifique et technologique
considérable.
De ce point de vue, la constitution de zones économiques et
monétaires vastes et bien intégrées permet de retrouver
une certaine autonomie avec un bon niveau de développement :
l'Union européenne en est un exemple.
Tout concourt au contraire à une intensification des flux
d'échanges économiques et financiers à travers le monde,
avec, au premier chef, le développement des techniques de transport et
de communication.
Toutefois, si la mondialisation est inéluctable et profitable, il ne
relève pas de la nécessité qu'elle soit anarchique. Elle
peut être contrôlée, elle peut être
régulée : il appartient à la communauté
internationale qu'il en soit ainsi. Il lui appartient de mettre en place des
garde-fous, des régulateurs, c'est-à-dire des outils qui
permettent d'en éviter les effets excessifs ou pervers. C'est au
demeurant sur le fondement d'une telle analyse qu'est née l'Organisation
mondiale du commerce au sommet de Marrakech en 1994 : pour la
première fois dans l'histoire des relations économiques
internationales se mettait en place un système juridictionnel à
vocation mondiale, assurant le règlement des litiges
interétatiques nés de l'application de règles du jeu
choisies d'un commun accord.
A. L'IMPOSSIBLE RETOUR À L'ANCIEN SYSTÈME MONÉTAIRE INTERNATIONAL
Le
système monétaire international issu des accords de Bretton Woods
a disparu, en matière monétaire, le 15 août 1971 quand le
président Nixon a décidé la suspension de la
convertibilité en or du dollar. Dans le système monétaire
international mis en place en 1945, les taux de change étaient maintenus
fixes par rapport au dollar, ce dernier étant convertible en or (35
dollars l'once) et les monnaies pouvant varier de plus ou moins 0,75 % autour
de leur cours pivot. La mobilité très réduite des
capitaux, l'absence de convertibilité des monnaies européennes
jusqu'en 1958 et la difficulté à mobiliser des ressources
extérieures encadraient strictement le système. La
défiance croissante vis-à-vis du dollar à partir du
début des années soixante et le développement des
économies européenne et japonaise ont considérablement
ébranlé le système de Bretton Woods : les dollars se
sont accumulés hors des Etats-Unis dans des proportions bien
supérieures aux disponibilités en or de la Réserve
fédérale. L'éclatement du système de taux de change
fixe a alors conduit, en 1973, au choix d'un système de changes
flottants avec libre circulation des capitaux et autonomie de la politique
monétaire.
Les pays ayant mis en place des mécanismes de changes flottants mais
encadrés (le tunnel européen) n'ont pas davantage tenu le choc et
le système monétaire international actuel se retrouve être
celui d'une complète liberté des changes. Tous les pays n'y ont
pas recouru immédiatement, mais il convient de remarquer que depuis
l'explosion du système de Bretton Woods ; ils sont toujours plus
nombreux à avoir dû, sous la pression des
événements, consentir à adopter un taux de change flottant.
Les régimes de changes des pays membres du FMI
Régimes de changes* |
1978 |
1983 |
1988 |
1992 |
1998 |
Fixité par rapport à une monnaie |
64 |
52 |
58 |
57 |
48 |
dont USD |
43 |
34 |
39 |
26 |
18 |
Fixité par rapport à un panier |
36 |
40 |
39 |
31 |
18 |
Flexibilité limitée, serpent, autres parités fixes avec marges étroites de fluctuation |
4 |
7 |
7 |
8 |
17 |
Parités glissantes et flottement géré |
7** |
29 |
27 |
30 |
55 |
Flottement libre |
27*** |
9 |
17 |
48 |
46 |
Total |
138 |
137 |
148 |
174 |
184 |
*
Situation prévalant en début d'année
** Parités glissantes seulement
*** Y compris flottement géré
Sources : FMI, Exchange Arrangements and Exchange Restriction (divers
numéros), Paribas
La situation de flottement total
de facto
dans laquelle se retrouvent la
plupart des pays touchés par la crise asiatique pour retrouver une
certaine compétitivité prix et la maîtrise de leur
politique monétaire n'apparaît cependant pas comme une solution
satisfaisante et tenable à terme
14(
*
)
. Elle engendre en effet des
distorsions durables et importantes des taux de change (
misalignments
)
qui contraignent à des ajustements brutaux et déstabilisateurs.
De plus, la volatilité constitue un facteur d'insécurité
peu propice aux transactions et aux investissements. Elle est porteuse
d'inflation en cas de croissance retrouvée et de hausse du prix des
importations. Le risque de dépréciation de la monnaie
confère une très forte instabilité aux taux
d'intérêt et donc à l'ensemble du système bancaire
et financier national. Les taux d'intérêt réels subissent
un
spread
défavorable. Bref, la flexibilité totale des
changes transfère le risque sur les agents économiques alors
même que ceux-ci ne sont probablement pas en mesure de
l'assumer
15(
*
)
.
Le cavalier seul de la Malaisie
En
septembre 1998, la Malaisie a pris la décision de refuser le plan de
réformes et l'aide qui y était liée proposés par le
Fonds monétaire international et de recourir à des mesures peu
propices à la reconquête de la confiance internationale :
contrôle des changes, blocage puis taxation du rapatriement des fonds
investis et refus de dévaluer le
ringgit
. Alors que les premiers
résultats apparaissaient défavorables à cette
stratégie (le PIB a reculé de 7,5 % en 1998, chiffre cependant
dans la norme des économies asiatiques touchées par la crise),
l'activité a fortement repris en 1999 : recul du chômage,
taux d'intérêt divisés par deux, reprise forte du commerce
extérieur, croissance de 5,9 %, excédent commercial de 19
milliards de dollars. Pour 2000, le gouvernement annonce une croissance
économique de 5,8 %.
Est-ce à dire que le choix de la Malaisie se trouve à l'origine
de ces bons résultats ? L'année 1999 a en effet vu
l'ensemble de la région renouer avec les taux de croissance
passés. Mais la Malaisie n'a pas effectué le travail de ses
voisins en matière de réglementation prudentielle, de
réforme du système bancaire, etc. Et elle a perdu durablement la
confiance des investisseurs internationaux.
Surtout, cette expérience, fort intéressante, n'est absolument
pas transposable à d'autres Etats, en raison des conditions très
spécifiques de l'économie et de la société malaises
exposés en annexe au présent rapport par M. Edouard Braine,
ancien ambassadeur de France à Kuala Lumpur.
Faut-il pour autant revenir à la philosophie précédente et
aux taux de change fixes ? Il semble que cette solution doive être
écartée. Le Japon a formellement proposé le 2 mars 1998 de
revenir à un système de parité fixe entre les trois
grandes monnaies internationales que constituaient le dollar, le yen et le
futur euro. Cela partait du constat de la volatilité plus forte des taux
de change au cours des trois années ayant précédé
les débuts de la crise asiatique. Le Japon en tirait la conclusion que
cette instabilité des monnaies les unes par rapport aux autres,
exprimée par le biais du taux de change, se trouvait à l'origine
du déclenchement de la crise.
Il est cependant possible d'inverser le raisonnement et de concevoir cette
instabilité soit comme une des formes de la crise et non comme une de
ses causes, soit comme un phénomène exogène à la
crise. La très forte baisse de la parité de l'euro avec le dollar
tout au long de l'année 1999 montre d'ailleurs que la crise
passée, la volatilité subsiste.
De toute évidence, l'élaboration d'un nouveau système
monétaire international revenant aux sources de Bretton Woods ne
paraît guère envisageable. Il ne faut pas oublier qu'au sein du
SMI sont tout de même survenus de forts déséquilibres
monétaires, que la fixité des taux de change n'a pas pu
empêcher. L'exemple du SME et des crises qu'il a subies en 1992 rappelle
également que la fixité des changes ne se décrète
pas entre gouvernements mais se juge sur les marchés financiers. En
effet, les monnaies sont devenues des actifs financiers à part
entière, soumis à des fluctuations liées aux performances
économiques des Etats mais aussi à d'autres facteurs.
Il apparaît aujourd'hui impossible à qui que ce soit de
défendre une parité fixe des monnaies dans un environnement de
déréglementation totale des transactions financières. Sauf
à réaliser une monnaie unique mondiale, nulle frontière
étatique ne peut s'opposer aux verdicts des marchés et aux
arbitrages financiers qu'ils réalisent.
Les formes plus souples de l'ancrage fixe ont ainsi échoué ces
dernières années
16(
*
)
.
La crise asiatique a montré les limites du mécanisme d'ancrage
strict d'une monnaie à celle d'un autre pays (
peg
strict) en
l'occurrence le dollar. En effet, cette forte rigidité a eu deux
conséquences au coeur du déclenchement de la crise qu'ont connu
les pays émergents d'Asie : elle a dégradé leur
compétitivité prix et favorisé de manière parfois
artificielle l'entrée des capitaux. Cette surévaluation du taux
de change et cette présence importante de capitaux étrangers au
caractère volatile ont été à l'origine de la crise
à partir du moment où le dollar a commencé à
monter.
Les mécanismes de fixité des changes avaient pu apporter la
stabilité, briser les spirales inflationnistes, supprimer la
volatilité des changes et réduire considérablement les
primes de risque. Cependant, l'inadaptation de la politique budgétaire,
le caractère insoutenable de déséquilibres
macro-économiques ou l'incertitude entourant la qualité des
fondamentaux déclenchent aussitôt une crise contraignant à
l'abandon du régime de fixité.
Même le système du conseil monétaire (
currency
board
), adopté par exemple en Argentine et à Hongkong, ne
semble pas satisfaisant. S'il a conforté la crédibilité de
ces pays et s'il leur a permis
de " compter sur des mécanismes
de stabilisation "
17(
*
)
,
le coût en semble très élevé :
dépendance de la masse monétaire aux réserves de change,
conséquences lourdes des ajustements en termes de croissance
économique, de partage des richesses, de chômage.
Pour toutes ces raisons, le retour à l'ancien système
monétaire international semble davantage relever de l'utopie
généreuse que d'une proposition opérationnelle et efficace
pour l'économie mondiale, sauf à s'inscrire dans le cadre d'une
monnaie-monde qui ouvrirait la voie à d'autres régulations. Le
choix du juste milieu, tant recherché, semble alors la voie d'avenir.
Les propositions sont de deux ordres. On peut concevoir un mécanisme
d'ancrage à un panier fixe de monnaies (proportion
déterminée de la valeur du dollar, ce celle de l'euro, de celle
du yen, etc.). On peut aussi imaginer la création d'un ancrage mobile
(
crawling peg
) vis-à-vis d'un tel panier, en corrigeant
régulièrement les écarts accumulés pour
éviter les réajustements brutaux
18(
*
)
. Enfin, dans les pays
développés, les théories de la zone-cible connaissent un
regain d'intérêt prononcé. Cependant, comme le montre
Christian de Boissieu
19(
*
)
, cela
supposerait la réduction des déséquilibres commerciaux,
porteurs à terme de réajustements du taux de change, et une
meilleure coordination des politiques économiques.