C. LE CONTRÔLE PARLEMENTAIRE (Rapporteur : M. Pierre Fauchon)

a) Communication

Il y a deux façons d'aborder les questions institutionnelles européennes : on peut essayer de décrire ce qui serait souhaitable dans l'absolu, esquisser une Constitution pour l'Europe. On peut aussi s'en tenir à une démarche pragmatique, tablant sur des évolutions progressives. C'est à cette deuxième approche que je m'en tiendrai aujourd'hui. Comme j'ai déjà eu l'occasion de le dire ici, mieux vaut faire la Constitution de l'Europe sans trop le dire, plutôt que d'entrer dans des grands débats risquant d'être paralysants. De plus, il existe un assez large accord au sein des Etats membres pour que la CIG se concentre sur le problème du fonctionnement d'une Union élargie, et en premier lieu sur le " reliquat d'Amsterdam " : nombre des commissaires européens, pondération des votes au Conseil, extension de la majorité qualifiée. Ainsi, il n'y a aucune chance que la CIG s'engage dans un débat général du type : " Quel contrôle parlementaire, pour quelle Union ? " et c'est sans doute tant mieux.

Mais si l'on se place dans l'optique de l'efficacité d'une Union élargie, il me semble que l'on est néanmoins conduit à plusieurs questions qui touchent au fonctionnement parlementaire de l'Union.

1) La première concerne la hiérarchie des normes .

Je sais qu'il existe depuis longtemps un débat sur ce thème au sein des institutions communautaires, et qu'il paraît très difficile de progresser : en effet, la notion de hiérarchie des normes est absente de la culture juridique de certains pays membres ; de plus, le débat sur la hiérarchie des normes met en jeu les pouvoirs des différentes institutions. Je ne souhaite pas m'engager dans ce débat général.

On peut partir d'un constat simple : l'absence de toute hiérarchie des normes fait que le Parlement européen est amené à se prononcer sur des textes très techniques, comme la dimension des cabines téléphoniques, la largeur des sièges des tracteurs, la surface des rétroviseurs des motos. Il ne paraît pas indispensable d'encombrer avec de tels textes l'ordre du jour d'un Parlement qui ne siège qu'une semaine par mois.

Or, ces textes techniques, qui concernent le rapprochement des législations pour le bon fonctionnement du marché intérieur, reposent presque tous sur un seul article du traité, l'article 95. Il me semble que, sans entrer dans un vaste débat sur la hiérarchie des normes, il serait possible de rédiger différemment cet article, pour que les dispositions générales concernant le marché intérieur restent définies en codécision par le Parlement et le Conseil, mais que les textes de caractère technique, les mesures d'application, soient arrêtés par le Conseil sur proposition de la Commission. Cela permettrait, me semble-t-il, au Parlement européen de mieux se concentrer sur ses missions principales. Un ordre du jour allégé faciliterait par ailleurs son fonctionnement, que l'élargissement aura inévitablement tendance à compliquer. On pourrait imaginer que le Parlement européen garde en tout état de cause la faculté d'évoquer une mesure d'ordre technique qui lui paraîtrait poser un problème de principe important.

2) Deuxième question : la responsabilité de la Commission devant le Parlement .

Par analogie avec ce qui existe au niveau national, le traité prévoit la responsabilité de la Commission devant le Parlement européen. Je constate pourtant que, au niveau national, il y a un certain parallélisme des formes : l'exécutif peut être censuré par l'autorité qui l'a investie, en l'occurrence le Parlement. Ce parallélisme ne se retrouve pas tout à fait au niveau européen puisque c'est surtout le Conseil, soit les Etats, et non le Parlement -même s'il dispose de pouvoirs importants-, qui sécrète la Commission. Dès lors, je pose la question -sans y apporter pour l'instant de réponse : ne pourrait-on concevoir une commission responsable devant le Conseil ?

Pour rester dans le cadre du dispositif du traité, je rappelle que la responsabilité de la Commission est organisée d'une manière théoriquement restrictive. Une motion de censure doit répondre à deux conditions : elle doit être adoptée à la majorité des deux tiers des suffrages exprimés, et recueillir la majorité des membres composant l'Assemblée.

A l'époque où la Commission avait une grande autorité, de telles dispositions étaient plus que protectrices. Aujourd'hui, la situation est bien différente. Le traité d'Amsterdam a sensiblement accru les pouvoirs du Parlement européen, et la chute de la Commission Santer a transformé les rapports politiques entre la Commission et l'Assemblée.

Imaginons, par exemple, la situation suivante : une motion de censure est déposée ; 45 % des députés européens votent pour, 25 % votent contre, 30 % s'abstiennent ou ne votent pas. Une telle motion de censure, juridiquement, n'oblige pas à la Commission à démissionner : la censure n'a pas obtenu les deux tiers des suffrages exprimés, et n'a pas été votée par la majorité des membres de l'Assemblée. Mais politiquement, après un tel vote, la Commission pourrait-elle se maintenir ? Tout laisse à penser que non. Déjà, la Commission Santer a démissionné en dehors des formes prévues pour la censure. A défaut d'une clarification, on peut craindre que la coutume n'aboutisse à une dépendance très étroite de la Commission par rapport au Parlement européen.

Il me semble qu'un remède simple serait d'adopter le système français de responsabilité du Gouvernement, en précisant :

- que la Commission ne peut être renversée que par le vote d'une motion de censure ;

- que la censure doit être votée par la majorité des membres composant l'Assemblée, seuls les votes favorables à la censure étant recensés.

Une autre précision me paraît devoir être suggérée. Le Parlement européen a tendance à demander, aujourd'hui, que les commissaires européens soient individuellement responsables devant lui. A l'évidence, cela remettrait en cause la collégialité de la Commission, que beaucoup considèrent comme un élément-clé de son autorité et de son efficacité. En pratique, cela reviendrait aussi à changer profondément l'équilibre actuel dans la nomination des commissaires, équilibre ou interviennent le Parlement européen, certes, mais aussi les Etats membres et le président de la Commission. Or, il n'est pas certain qu'une Commission étroitement dépendante du Parlement européen puisse avoir, comme aujourd'hui, la confiance de tous les Etats membres.

Je crois donc qu'il serait nécessaire d'indiquer très clairement dans le traité que la responsabilité de la Commission est uniquement collégiale.

Au total, il s'agirait de supprimer toute équivoque quant aux conditions de la responsabilité de la Commission devant le Parlement européen.

3) Troisième question : la répartition des sièges entre les pays (voir annexe).

Le traité d'Amsterdam a fixé à 700 membres l'effectif maximal du Parlement européen. Il est hors de question de dépasser ce plafond déjà très élevé. Il sera très difficile de faire fonctionner un Parlement de 700 membres s'exprimant dans une bonne vingtaine de langues ; aller plus loin serait transformer le Parlement européen en une sorte de Soviet suprême.

Or, le Parlement européen compte déjà 626 membres. Dès les premières adhésions, le plafond de 700 sera dépassé : avec les règles actuelles, l'adhésion de la Pologne et de la Hongrie obligerait à créer 89 sièges supplémentaires, portant l'effectif du Parlement européen à 715 sièges. Il faudra donc trouver une règle pour diminuer le nombre des sièges attribués actuellement à chaque Etat. Cela reposera, sous un autre angle, le problème de l'équilibre entre " grands " et " petits " Etats puisque, au Parlement européen également, les " petits " Etats sont sur-représentés par rapport aux " grands ". Par exemple, un député allemand représente 830.000 habitants, un député français 680.000, mais un député portugais représente 400.000 habitants, un député irlandais en représente 250.000, et un député luxembourgeois seulement 70.000. Cette affaire sera un des éléments du " marchandage " général portant également sur le nombre des commissaires et la pondération des votes au Conseil, qui fixera le nouvel équilibre entre " grands " et " petits " Etats.

Sans entrer dans le détail de cette question, il me semble qu'une solution possible serait d'accorder, par exemple, cinq sièges à tous les Etats, puis ensuite, de manière proportionnelle, d'accorder un siège supplémentaire par tranche de 900.000 habitants environ. Cela maintiendrait, tout en la réduisant, une certaine sur-représentation des " petits " Etats ; cela garantirait une représentation de la diversité politique interne des " petits " Etats ; enfin cela permettrait de rester dans la limite des 700 membres.

4) Quatrième question : quelle extension des pouvoirs du Parlement européen ?

Je constate que les traités ont introduit une liaison assez systématique entre le vote à la majorité au Conseil et la codécision avec le Parlement européen.

Il y a certes des exceptions, la principale étant la politique agricole commune, mais on se rapproche progressivement d'une coïncidence entre majorité qualifiée au Conseil et pouvoir de codécision du Parlement européen.

Cette évolution a sa logique : elle repose sur l'idée qu'il faut qu'il y ait quelque part un Parlement qui puisse bloquer la décision. Lorsque le Conseil décide à l'unanimité, les parlements nationaux peuvent bloquer la décision, soit parce qu'une ratification parlementaire nationale est expressément prévue par le traité (c'est pas exemple le cas pour la révision des traités ou le régime des ressources propres du budget communautaire), soit parce qu'ils peuvent désavouer leur gouvernement ou menacer de le faire. Mais lorsque le Conseil décide à la majorité qualifiée, le Parlement européen est la seule instance parlementaire qui puisse bloquer. Dans cette logique, toute extension de la majorité qualifiée doit s'accompagner de l'application de la procédure de codécision.

Comme nous souhaitons que la CIG élargisse le domaine du vote à la majorité qualifiée, il paraît cohérent de prévoir que la codécision devra s'appliquer à ces mêmes matières.

En revanche, si nous restons toujours dans la même optique, on peut être plus réservé sur une demande importante du Parlement européen, qui serait d'avoir un droit de veto sur la révision des traités. Il me semble que cela reviendrait à mélanger deux logiques : une logique de traité avec des ratifications nationales, une logique de Constitution européenne avec adoption par des organes fédéraux. De toute manière, en matière de révision des traités, il existe déjà un vrai pouvoir parlementaire puisque les parlements nationaux doivent autoriser la ratification. Rajouter l'exigence d'une ratification par le Parlement européen compliquerait encore la révision des traités, qui n'est déjà pas facile, sans avoir de justification impérative en termes de démocratie parlementaire puisque, dans ce domaine, l'accord des parlements nationaux est requis.

5) Cinquième et dernière question, la question du rôle des parlements nationaux .

Je dois dire tout d'abord que la question me paraît aujourd'hui plus ouverte qu'elle ne l'était il y a quelques années ; je veux dire qu'il est de mieux en mieux admis que l'aspiration des parlements nationaux à être davantage associés à la vie de l'Union est légitime.

Il est vrai qu'il y a un problème. Le concept-clé de la construction européenne, me semble-t-il, est celui d'intégration. Or, sur le plan institutionnel, on a su intégrer les gouvernements et les administrations nationales dans le cadre du Conseil ; on a su également intégrer les juridictions nationales dans l'ordre juridique européen, en particulier par le biais des questions préjudicielles posées à la CJCE ; on a su intégrer aussi les collectivités locales par le biais des fonds structurels et par la création du Comité des régions ; mais on n'a pas trouvé de bonne formule d'intégration ou d'association pour les parlements nationaux. En 1976, on a coupé complètement le lien entre l'Europe et les parlements nationaux, et depuis lors nous n'avons pas encore trouvé de formule satisfaisante pour renouer le fil.

Bien sûr, il y a l'idée d'une seconde Chambre européenne représentant les parlements nationaux, idée qui a été notamment soutenue ici-même.

Je ne crois pas que nous ayons intérêt à relancer aujourd'hui le débat sur cette idée, pour plusieurs raisons.

Tout d'abord, elle n'entre pas dans le champ de la CIG, et nous n'avons donc aucune chance qu'elle soit sérieusement examinée.

Ensuite, la CIG se propose d'améliorer le fonctionnement de l'Union, de renforcer sa capacité de décision dans la perspective de l'élargissement. Or, il est clair qu'une seconde Chambre s'inscrirait difficilement dans la configuration actuelle des institutions de l'Union. Sur la base du fonctionnement actuel de l'Union, la création d'une seconde Chambre obligerait à revoir beaucoup d'aspects du système.

Surtout, il me semble que nous avons tout intérêt à suivre une démarche plus pragmatique. Nous avons beaucoup plus de chance d'être entendus en partant de ce qui existe et en le développant, plutôt qu'en essayant de susciter un grand débat sur le bicamérisme qui reste un " chiffon rouge " aux yeux de certains.

Comment progresser ?

D'abord, en essayant de jouer le rôle que chacun reconnaît aux parlements nationaux, celui de contrôler l'action des gouvernements au sein du Conseil. A cet égard, le traité d'Amsterdam a marqué un progrès en instaurant un délai de six semaines avant toute décision du Conseil, précisément pour que les parlements nationaux puissent, le cas échéant, faire connaître leurs souhaits à leurs gouvernements respectifs. Pour l'instant, celle règle est imparfaitement appliquée : le débat sur la CIG est une occasion pour que nous puissions exiger qu'elle soit pleinement respectée.

Ensuite, il y a la COSAC. Je sais que son bilan n'a pas de quoi soulever l'enthousiasme. Mais elle a le mérite de figurer dans le traité d'Amsterdam, et l'entrée en vigueur de ce traité a commencé à débloquer les choses puisque, notamment, la COSAC d'Helsinki a adopté un nouveau Règlement qui desserre un peu la règle de l'unanimité.

Par ailleurs, pour des raisons différentes, ni les gouvernements, ni la Commission, ni le Parlement européen ne s'intéressent de très près au respect de la subsidiarité, si bien que la Cour de justice n'est pratiquement jamais saisie sur ce fondement.

En revanche, les parlements nationaux sont étroitement intéressés au respect de la subsidiarité. Il me semble donc qu'il serait assez naturel que les parlements nationaux jouent un rôle accru en matière de subsidiarité.

Enfin et surtout, j'ai observé avec beaucoup d'intérêt la création de l'" enceinte " chargée de préparer la Charte européenne des droits fondamentaux. On peut être ou non convaincu de l'utilité d'une telle Charte, mais le fait est que, cette fois-ci, une large place a été faite aux parlements nationaux dont les délégués constitueront près de la moitié des membres de l'" enceinte ".

Il me semble que si cette formule fonctionne bien, elle pourra servir de modèle -je reprends ici une idée qui m'est chère- pour permettre une association des parlements nationaux à la construction d'un espace judiciaire européen, je pense notamment à une définition commune des incriminations et des peines pour les formes transfrontalières de criminalité.

En matière d'association des parlements nationaux, je crois donc que nous devons avancer dans la pratique avant d'avancer dans le droit des traités. Quand cette association sera entrée dans les moeurs, le problème institutionnel sera beaucoup plus facile à résoudre.

La priorité aujourd'hui doit être d'approfondir dans les faits l'association des parlements nationaux, en privilégiant une approche pragmatique.

b) Compte rendu sommaire du débat

M. Nicolas About :

Nous connaissons déjà une assemblée composée de représentants des parlements nationaux et qui travaille avec le Parlement européen : l'assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe. Elle aborde des sujets qui sont également traités au sein de l'Union européenne. Pour certains de ces sujets, je pense en particulier aux droits de l'homme, ce doit même être le premier lieu de discussion. Pour être membre de cette assemblée, je peux vous certifier qu'elle a l'habitude de travailler avec le Parlement européen et que les choses se passent bien. Je me demande donc si on ne pourrait pas imaginer que l'assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, statuant dans une formation réduite aux représentants des Parlements des Etats membres, se prononce également sur les questions discutées au sein de l'Union européenne.

M. Robert Badinter :

Je crois qu'il n'est pas bon pour la construction européenne d'avoir des parlementaires européens qui soient les représentants des parlements nationaux.

En ce qui concerne la responsabilité de la Commission, je rappelle que le Parlement européen intervient dans son investiture. Nous avons donc, au niveau européen, un contrôle parlementaire en amont. Même si sa dimension n'est pas la même qu'au niveau national, il n'y a donc rien de choquant à ce que le Parlement européen exerce également un contrôle en aval, par la motion de censure.

Mais il faut veiller à assurer la stabilité de la Commission. Aussi, personnellement, serais-je même tenté par un dispositif qui irait encore plus loin. J'avoue être séduit par le système du vote constructif à l'allemande, dans lequel le Parlement, pour renverser un gouvernement, doit désigner en même temps son nouveau chef. Nous devons réfléchir à un système qui, au niveau européen, permette lui aussi un véritable contrôle parlementaire tout en assurant la stabilité du pouvoir exécutif.

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