D. LA COUR DE JUSTICE (Rapporteur : M. Robert Badinter)
a) Communication
La
particularité de la Cour de justice des Communautés
européennes (CJCE), parmi les autres institutions communautaires, est
qu'elle ne passionne guère tout en ayant beaucoup de pouvoirs. Elle
constitue la preuve du fait, que je livre à votre réflexion, que
l'on peut être efficace dans le domaine judiciaire sans être
médiatisé. Rares sont les personnes qui connaissent simplement le
nom du président de la Cour, M. Rodriguez-Iglesias, éminent
juriste espagnol.
La Cour de Justice a été quelque peu oubliée lors des
précédentes conférences intergouvernementales. Certes, son
champ de compétence a été étendu
parallèlement au champ d'intervention de l'Union européenne. Mais
sa composition, ses attributions et son mode de fonctionnement n'ont pas
été modifiés.
Un nouvel oubli de la Cour de Justice dans la conférence
intergouvernementale qui va s'ouvrir serait hautement dommageable.
Je n'ai pas besoin d'insister sur le rôle considérable joué
par la Cour dans la construction européenne, qu'elle a justement
définie comme une " communauté de droit ". En affirmant
par ses décisions fondatrices des années 1960 la
supériorité et l'effet direct de la norme communautaire, la Cour
de Justice a fourni le cadre juridique qui a permis les progrès
politiques de l'Europe. Arbitre entre les institutions communautaires et les
Etats membres, la Cour est aussi le recours suprême des particuliers et
des entreprises, pour qui elle incarne la réalité du droit
européen.
J'ai été frappé par une remarque d'un membre de la Cour
constitutionnelle américaine, qui m'a confié qu'à ses
yeux, la CJCE est l'institution constitutionnelle la plus puissante du monde,
pour trois raisons :
- par le nombre de ses justiciables ;
- parce qu'elle joue un rôle moteur au sein d'un ensemble
institutionnel en devenir, ce qui n'est plus le cas de la Cour
constitutionnelle des Etats-Unis ;
- parce que, grâce à des mécanismes originaux, elle a
créé un paradoxe sans précédent dans la
théorie de la souveraineté du droit. Alors que l'Europe politique
n'existe toujours pas, il existe un droit communautaire applicable dans
l'ensemble de l'Union européenne, qui constitue les deux-tiers de la
législation économique, et qui est enseigné dans toutes
les universités européennes. Par un étonnant renversement
des perspectives, le droit a précédé la
souveraineté dans la construction européenne.
Or, cet accomplissement remarquable est aujourd'hui menacé par
l'engorgement de la Cour de Justice, qui fragilise tout l'édifice du
droit communautaire. La Cour est d'ores et déjà " victime de
son succès " dans l'Europe à quinze, et ce problème
ne pourra que s'amplifier avec l'élargissement.
I. Le problème de l'engorgement de la Cour
La Cour de Justice des Communautés européennes est
composée de quinze juges assistés de huit avocats
généraux, nommés pour six ans d'un commun accord entre les
Etats membres. Depuis 1988, la Cour a délégué certaines de
ses compétences à un Tribunal de Première Instance,
composé de quinze juges nommés dans les mêmes conditions.
Les arrêts du Tribunal de Première Instance peuvent faire l'objet
d'un pourvoi devant la Cour de Justice, qui n'examine alors que les questions
de droit, sans pouvoir remettre en cause l'appréciation des faits
effectuée par le Tribunal.
Les statistiques sont éloquentes. Le nombre annuel d'affaires
introduites devant la Cour de Justice s'est élevé à 485 en
1998, alors qu'il n'était que de 384 en 1990, soit une hausse de
26 %. Le stock des affaires pendantes est passé de 583 à 748
entre ces deux dates, soit une progression de 28 %.
L'engorgement est encore plus impressionnant pour le Tribunal de
Première Instance, qui s'est trouvé saturé rapidement
après sa création. Le nombre annuel des affaires nouvelles est
passé de 59 en 1990 à 238 en 1998, tandis que le stock des
affaires pendantes passait de 145 à 1008 sur la même
période.
Les renvois préjudiciels sont la cause de l'engorgement de la Cour de
Justice, les recours directs tendant à diminuer après la
création du Tribunal de Première Instance. Ainsi, ces renvois
constituent 54 % des affaires introduites devant la Cour en 1998, et
81 % du stock des affaires pendantes. Leur durée de
procédure s'est allongée de 17,4 mois en 1990 à 21,4 mois
en 1998, ce qui est d'autant plus dommageable que les juridictions nationales
suspendent leurs jugements dans l'attente de la réponse de la Cour de
Justice. A terme, c'est la crédibilité de l'édifice
juridictionnel communautaire qui risque de se trouver affectée.
Or, en dépit des progrès de productivité
réalisés par la Cour de Justice, il n'est pas permis
d'espérer une amélioration de cette situation d'engorgement en
l'absence de réformes de fond.
En effet, les perspectives tendancielles tracées par la Cour dans son
document de réflexion sont pessimistes, pour deux motifs :
- d'une part, l'extension du champ des compétences de la Cour et du
Tribunal résultant de l'entrée en vigueur de la troisième
phase de l'UEM, des dispositions du traité d'Amsterdam relatives aux
visas, à l'asile, à l'immigration, à la coopération
policière et judiciaire en matière pénale, ainsi que des
conventions établies dans le cadre du troisième pilier ;
- d'autre part, l'élargissement de l'Union européenne, qui
se traduira mécaniquement par une augmentation du nombre des saisines de
la Cour et du Tribunal. La Cour de Justice, dans le cadre de la
préparation du budget communautaire, a déjà appelé
l'attention du Conseil et du Parlement européen sur le redoutable
problème de traduction que posera la multiplication de ses langues de
travail. Cette question est d'autant plus importante que ses arrêts ne
sont opposables qu'après publication dans la langue des destinataires.
Sous des dehors techniques, les questions relatives au bon fonctionnement de la
Cour de Justice sont essentielles à la crédibilité de
l'Union européenne, notamment aux yeux des Etats et des peuples qui vont
la rejoindre.
La Cour de Justice a produit au mois de mai 1999 un document de
réflexion sur " l'avenir du système juridictionnel de
l'Union européenne ", qui servira de base à mon propos.
II. Propositions liées à l'élargissement
1. Le nombre de juges
Lors du prochain élargissement, l'accroissement du nombre des Etats
membres devrait se répercuter mécaniquement sur les effectifs de
la Cour, puisque chaque Etat y nomme un juge. Cette augmentation du nombre des
magistrats risque d'être difficilement compatible avec un fonctionnement
réellement collégial de la Cour de justice, qui se transformerait
alors en un " mini-Parlement ".
Pour cette raison, il a été proposé de bloquer l'effectif
de la Cour à son nombre actuel, soit 15 juges. Personnellement, cette
proposition me paraît inacceptable. Elle jetterait un soupçon
insurmontable sur l'objectivité de la Cour aux yeux de ceux des Etats
membres dont la nationalité ne sera pas représentée parmi
les magistrats. Certes, ceux-ci ne sont pas les mandataires de leur Etat
d'origine. Mais, dans un système plurinational comme l'Union
européenne, la légitimité de la juridiction suprême
repose implicitement sur la représentation en son sein de toutes les
sensibilités juridiques nationales.
La limitation du nombre des juges de la Cour de justice m'apparaît
d'autant moins nécessaire qu'il est facile, même dans
l'hypothèse de leur accroissement, de préserver le
caractère collégial des arrêts. Il suffit de scinder la
Cour en deux chambres plénières non spécialisées.
C'est la manière dont fonctionne le Tribunal constitutionnel allemand.
L'unité de jurisprudence sera préservée à condition
que le président et le vice-président siègent dans chacune
des deux chambres, et que celles-ci puissent se réunir en formation
plénière sur les affaires qu'elles estiment
particulièrement délicates.
2. La durée du mandat des juges
Dans le but de renforcer l'autorité des juridictions communautaires, il
me paraît opportun d'allonger sensiblement la durée du mandat des
magistrats qui y siègent, gage d'expérience.
Cette durée est actuellement de 6 ans. Elle pourrait être
portée à 9 ans pour les juges de la Cour de Justice, voire
à 12 ans pour les juges du Tribunal de Première Instance, qui
sont en général plus jeunes lors de leur nomination.
En corollaire de l'allongement de sa durée, le mandat des juges
communautaires devrait devenir non renouvelable. C'est un gage
d'indépendance essentiel pour toute institution juridictionnelle qui
aspire à une autorité incontestable. Un juge dont le mandat est
renouvelable peut toujours être sensible, dans l'exercice de ses
fonctions, aux pressions de l'Etat qui a proposé sa candidature au
Conseil.
3. La détermination du règlement de procédure
Toujours dans le but de renforcer la Cour de Justice, il me paraît
essentiel que celle-ci puisse déterminer elle-même son
règlement de procédure, qui est actuellement fixé par le
Conseil à l'unanimité.
La Cour craint que la règle de l'unanimité, surtout dans une
Union européenne élargie, aboutisse à paralyser tous les
projets de modification de son règlement de procédure. Or,
l'adaptation de ses procédures est indispensable pour faire face
à l'afflux des dossiers.
Afin de rendre plus acceptable pour le Conseil ce transfert de
compétence renforçant son autonomie, la Cour de Justice
suggère deux modalités. D'une part, les dispositions essentielles
de son règlement de procédure seraient insérées
dans son statut, qui demeurerait fixé à l'unanimité.
D'autre part, les modifications décidées par la Cour seraient
soumises au Conseil, et ne deviendraient définitives qu'au terme d'un
certain délai, avec son accord implicite.
Cette réforme demandée par la Cour de Justice elle-même, et
entourée de garanties raisonnables, me semble particulièrement
importante. Sous une apparence technique, elle conditionne radicalement la
capacité d'adaptation de la Cour face au problème de son
engorgement.
III. Propositions tendant à désengorger la Cour de Justice
1. L'instauration d'un comité de filtrage
La Cour de Justice propose la création d'un comité de filtrage
qui lui permettrait de sélectionner en opportunité les renvois
préjudiciels, afin de pouvoir se concentrer sur les affaires
essentielles pour le développement du droit communautaire.
Outre son rôle direct d'élimination, ce filtrage aurait pour effet
indirect d'inciter les juridictions nationales à se montrer plus
sélectives dans leurs renvois préjudiciels et à assumer
pleinement leur rôle de juges ordinaires du droit communautaire.
Le filtrage, au cas par cas, me paraît très
préférable à une restriction générale de
l'habilitation des juridictions nationales à saisir la Cour de Justice
par voie préjudicielle. Cette hypothèse, simplement
évoquée par la Cour dans son document de réflexion, peut
recouvrir deux cas de figure : soit un monopole de saisine
réservé aux juridictions suprêmes, soit une simple
exclusion des juridictions de première instance.
Dans les deux cas, la diffusion du droit communautaire au sein des ordres
juridiques nationaux serait entravée et ralentie. Je crains surtout que
cette réforme ait pour effet d'encourager les requérants à
se pourvoir devant les juridictions supérieures uniquement dans le but
de continuer à bénéficier de l'éclairage de la Cour
de Justice.
2. L'instauration d'une procédure d'urgence
La Cour propose également, afin de limiter les inconvénients de
l'allongement des délais de jugement dans les affaires les plus
sensibles, d'instaurer une procédure d'urgence pour certaines questions
préjudicielles, sur demande argumentée des requérants et
par ordonnance de son président.
Actuellement, la Cour peut seulement décider de traiter par
priorité certaines affaires, mais pas omettre ou accélérer
des phases de procédure.
Parmi les questions justifiant cette procédure
accélérée, la Cour cite l'interprétation de la
convention dite de " Bruxelles II " sur la reconnaissance et
l'application des décisions de justice en matière matrimoniale,
les aspects externes de la libre circulation des personnes et la
coopération policière et pénale.
Aussi intéressante soit-elle, cette réforme n'aurait toutefois
pour effet que de limiter les inconvénients de l'allongement des
délais de jugement dans certains cas sensibles, sans apporter de
réponse de fond à l'engorgement de la Cour.
3. Le transfert de certains renvois préjudiciels au TPI
Toujours dans le but d'alléger sa charge de travail, la Cour de Justice
propose qu'une partie des renvois préjudiciels, ceux à
caractère " technique ", soit confiée au Tribunal de
Première Instance. Cette nouvelle compétence du Tribunal serait
assortie de mécanismes de renvoi ou de " pourvoi dans
l'intérêt de la loi ", afin de garantir que les questions les
plus importantes aboutissent toujours devant la Cour.
Je ne suis pas contre le principe de cette réforme. Elle déplace
le problème vers le Tribunal de Première Instance, dont le nombre
de juges peut être augmenté plus aisément que celui de la
Cour. Toutefois, elle risque d'entraîner un allongement des délais
de jugement. Quoiqu'il en soit, je m'en remets sur ce point à
l'appréciation de la Cour de Justice.
4. Deux fausses solutions à écarter
Je reste en revanche très réservé sur deux autres
propositions de réformes avancées par la Cour de Justice dans son
document de réflexion.
La première de ces réformes consisterait à faire
obligation aux juridictions nationales de présenter à l'appui de
leur renvoi préjudiciel une proposition de décision sur l'affaire
concernée. La Cour pourrait ainsi saisir plus rapidement, dans chaque
cas d'espèce, le problème d'articulation du droit communautaire
avec le droit interne. Cette réforme comporte à mon sens un
risque majeur d'éclatement de l'unité du droit communautaire, et
ignore la force des susceptibilités judiciaires nationales. Les
juridictions nationales supporteraient très mal de voir ainsi la Cour de
Justice " casser " leurs décisions, encore au stade de simples
suggestions.
L'autre proposition qui me paraît dangereuse serait la création
d'instances judiciaires déconcentrées dans chaque Etat membre,
spécialisées en droit communautaire, pour traiter des questions
préjudicielles. Selon le document de réflexion de la Cour,
l'avantage de cette réforme serait la proximité culturelle et
linguistique de ces instances judiciaires déconcentrées avec les
juridictions nationales de leur ressort.
Mais cette réforme me paraît comporter également un risque
inacceptable d'éclatement de l'unité du droit communautaire,
auquel on ne pourrait pallier qu'avec l'instauration de mécanismes de
renvoi devant la Cour de Justice, au prix d'un nouvel allongement des
délais. Il en résulterait en outre une complexité accrue
des systèmes juridiques nationaux, particulièrement en France,
où l'on a déjà une pluralité de juridictions
suprêmes.
IV. Propositions modifiant le rôle institutionnel de la Cour
Dans son document de réflexion, la Cour de Justice s'est tenue à
une certaine réserve : elle s'est attachée à
l'amélioration de son fonctionnement, mais a considéré
comme données ses compétences actuelles. Je voudrais
évoquer certaines propositions qui tendent à modifier plus ou
moins profondément le rôle de la Cour au sein des institutions
communautaires.
1. La protection des droits fondamentaux
Je mentionnerai tout d'abord, pour mémoire simplement, le projet
d'adhésion de l'Union européenne à la Convention
européenne des droits de l'homme. Ce projet, longtemps défendu
par le Parlement européen et la Commission, aurait pour effet de
soumettre la Cour de Justice des Communautés européenne à
la juridiction de la Cour européenne des droits de l'homme.
Cette adhésion ne me paraît pas du tout opportune. Elle se
traduirait par une complication supplémentaire de l'architecture
juridictionnelle de l'Europe et par un allongement subséquent des
délais de jugement, pour un bénéfice très mince. En
effet, les divergences de jurisprudence entre la Cour de Justice et la Cour
européenne des droits de l'homme restent dans les faits exceptionnelles.
Et je ne crois que la seconde, qui souffre également d'un afflux
d'affaires, soit en état de se plonger dans le détail du
contentieux communautaire.
Il me paraît beaucoup plus simple que la Cour de Justice continue, sous
sa seule responsabilité, de faire application des principes
généraux du droit communs à tous les Etats membres et de
s'inspirer librement de la jurisprudence de la Cour européenne des
droits de l'homme.
Pour les mêmes motifs, je suis d'ailleurs tout aussi hostile au projet de
Charte européenne des droits fondamentaux actuellement à
l'étude. Il ne me paraît pas possible d'avoir deux textes
fondamentaux concurrents dans l'espace européen.
2. L'extension de la saisine du Parlement européen
Lors des précédentes conférences intergouvernementales, le
Parlement européen a revendiqué de pouvoir présenter
devant la Cour de Justice des recours en annulation sans avoir à
justifier d'un intérêt pour agir, et non plus seulement pour
sauvegarder ses prérogatives propres.
Cette revendication traditionnelle du Parlement européen me paraît
avoir perdu l'essentiel de son intérêt, en raison de l'extension
récente du champ de la codécision. En effet, les recours en
annulation ne peuvent pas, par définition, porter sur les actes dont le
Parlement est également auteur dans le cadre de la procédure de
codécision.
Le Parlement européen souhaite également pouvoir, comme le
Conseil, la Commission ou les Etats membres, solliciter l'avis de la Cour de
Justice sur la compatibilité des accords internationaux
négociés au nom de l'Union européenne avant leur signature
définitive. Je ne verrai pas d'obstacle à cette réforme,
d'autant plus que bon nombre de ces accords sont subordonnés à
l'approbation du Parlement européen, dont l'avis pourrait être
ainsi mieux éclairé.
3. Le contrôle juridictionnel du principe de subsidiarité
Un contrôle
a priori
du respect du principe de subsidiarité
par la Cour de Justice, avant que l'acte communautaire concerné devienne
définitif, pourrait être utilement instauré.
L'intérêt de ce contrôle a priori serait de permettre que la
question de la subsidiarité soit posée en temps utile. La Cour
exerce déjà actuellement un contrôle minimum a posteriori,
fondé sur la notion " d'erreur manifeste ".
Une telle réforme implique la création d'une procédure
spécifique, enserrée dans des délais brefs afin de ne pas
trop retarder le processus de décision. Sa portée dépend
de la qualité des requérants autorisés à saisir la
Cour de Justice.
Les trois institutions du " triangle communautaire " en feraient
naturellement partie, même si celles-ci ont souvent un
intérêt partagé à négliger la question de la
subsidiarité. Ce mécanisme serait toutefois vraisemblablement
actionné plus efficacement par les Etats membres.
Je reste en revanche perplexe à l'égard d'un éventuel
accès direct des Parlements nationaux à la Cour de Justice. Il
existerait alors un risque que ceux-ci se livrent à une
surenchère face à leurs opinions publiques, et qu'il en
résulte une inflation des recours. Je crois préférable de
laisser aux Gouvernements la responsabilité d'apprécier
l'opportunité d'invoquer, ou non, le principe de subsidiarité
à l'encontre d'une initiative communautaire.
b) Compte rendu sommaire du débat
M. Paul Masson :
La Cour de justice a été créée dans une Communauté européenne à six. A-t-elle déjà fait l'objet d'adaptations depuis ?
M. Robert Badinter :
La principale adaptation a consisté dans la création du Tribunal de Première Instance, décidée en 1988 et devenue effective en 1990. On lui a transféré le contentieux en matière de fonction publique communautaire et de droit de la concurrence, ainsi que les recours directs des personnes physiques ou morales. Le Tribunal fonctionne bien, comme le montre le faible nombre de pourvois devant la Cour de justice.
M. Paul Masson :
Il n'y a donc aucune obligation de représentation proportionnelle des nationalités au sein de la Cour ? Ce problème va devenir crucial, avec l'élargissement à l'Est.
M. Robert Badinter :
Non, la
règle est un juge par Etat membre. Mais ce qui compte, plus que leur
nationalité, c'est la qualité des juges. En se faisant les
garants et les interprètes du droit communautaire, ceux-ci tendent
à perdre leur coloration nationale.
L'élargissement ne me paraît pas un motif d'inquiétude dans
le domaine juridictionnel, comme il peut légitimement l'être dans
d'autres domaines. Dans tous les Etats héritiers de l'empire
austro-hongrois, il existe une ancienne tradition juridique, et l'on y trouve
d'excellents juristes.
M. Robert Del Picchia :
Je ne doute pas qu'il existe de bons juristes dans les pays d'Europe centrale et orientale. Mais la législation y est très différente de celle des pays d'Europe occidentale, comme on le constate par exemple en matière de lutte contre les stupéfiants. L'adaptation des futurs magistrats de la Cour de justice issus de ces pays risque de ne pas être facile.
M. Robert Badinter :
Permettez-moi de ne pas partager cette crainte. Dans tous les pays d'Europe centrale et orientale, les institutions juridictionnelles, et notamment les cours constitutionnelles, se sont beaucoup développées après la chute du mur de Berlin. Ayant participé personnellement à la mise en place de ces nouvelles cours constitutionnelles, j'ai constaté qu'elles n'ont jamais eu de problèmes pour se doter de magistrats parfaitement au courant des pratiques juridiques occidentales en matière de droits fondamentaux. Il existe aussi dans ces Etats, certes en petit nombre, des experts du droit communautaire. Et je ne doute pas que " l'esprit de corps ", au sens anglo-saxon du terme, l'emporte très vite sur les sensibilités nationales au sein de la Cour de justice.
M. Pierre Fauchon :
Je n'ai pas de crainte sur la compétence des juges de la Cour. Mais on ne peut ignorer l'image de l'institution, et c'est pourquoi j'estime comme vous fondamental que chaque Etat membre y demeure représenté.
M. Robert Badinter :
La participation à la Cour de justice de juges issus des pays d'Europe centrale et orientale me paraît même très souhaitable. Ils constitueront autant de foyers de diffusion des valeurs du droit occidental dans leurs pays d'origine, lorsqu'ils y retourneront occuper de hautes fonctions.
M. Nicolas About :
Je ne doute pas que ces magistrats venus de l'Est seront des Européens encore plus fervents que les autres.
M. Pierre Fauchon :
En ce qui concerne le contrôle juridictionnel du principe de subsidiarité, je suis favorable à un droit de saisine des Parlements nationaux. Mais il me semble que cette notion insaisissable est plus un principe politique qu'une norme juridique. En tout cas, il n'est pas pertinent de distinguer par matières : les différents niveaux d'intervention communautaire et nationaux coexistent au sein de chaque matière.
M. Robert Badinter :
Je crois que, comme toute grande juridiction, la Cour de justice sera amenée à définir elle-même sa compétence au regard du principe de subsidiarité, bien que je ne pense pas qu'elle ait très envie de se plonger dans ce débat.
M. Aymeri de Montesquiou :
Je suis étonné que le principe de primauté du droit communautaire ne soit pas devenu un sujet de débat politique avant la discussion des traités de Maastricht et d'Amsterdam.
M. Robert Badinter :
Sur le plan juridictionnel, la reconnaissance de la primauté du droit communautaire ne s'est pas faite sans mal. Les juridictions nationales ont été longues à l'accepter, même si elle est aujourd'hui généralement admise.