E. LES COOPÉRATIONS RENFORCÉES (Rapporteur : M. Xavier de Villepin)

a) Communication

La notion de " coopération renforcée ", de " différenciation ", de " géométrie variable " ou de " flexibilité " signifie la possibilité, pour une partie des Etats membres, de réaliser, ensemble, un approfondissement de la construction européenne, dans tel ou tel domaine. Cet approfondissement réalisé par une " avant-garde " de pays peut s'envisager, soit dans le cadre institutionnel existant, soit en dehors des traités, comme ce fut le cas pour certains projets industriels comme Ariane et Airbus ou encore pour l'aide à la recherche appliquée avec le programme Eurêka. Cette dernière formule peut éventuellement permettre la participation d'Etats non-membres de l'Union européenne. Pour que les choses soient claires, je vous propose de retenir le terme de " coopération renforcée " pour les approfondissements réalisés par des Etats membres dans le cadre du traité et celui de " coopération parallèle " pour les approfondissements réalisés en dehors du traité.

L'importance de ce sujet est encore plus d'actualité aujourd'hui qu'hier, alors que l'Europe doit se préparer, même si le terme en est encore lointain, à fonctionner à plus de trente Etats. La perspective d'un ensemble de moins en moins homogène ne peut en effet qu'encourager à recourir à des formules de coopérations plus adaptées à la variété des situations géographiques, sociales et économiques des Etats.

I - Avant Amsterdam, deux expériences de coopération réussies : Schengen et l'union monétaire

1. Schengen

La coopération Schengen dans le domaine de la police et de la justice est née en 1985 en dehors des traités communautaires, confirmée par une convention d'application en 1990.

Cette coopération a été incluse dans le traité par plusieurs protocoles annexés. L'article 43 introduit à Amsterdam autorise une coopération qui permet notamment la reprise de l'acquis de Schengen. On est ainsi passé d'une " coopération parallèle ", c'est-à-dire d'une avancée de quelques Etats membres en dehors du traité, à une " coopération renforcée " incluse dans les traités.

2. L'Union économique et monétaire

L'Union économique et monétaire a été dès l'origine une coopération renforcée prévue par le traité de Maastricht. Le traité a organisé cette coopération sous la forme d'une différenciation entre les Etats membres en fonction du respect des critères de passage à la monnaie unique. Une seconde différenciation tient à la dérogation permanente qui a été accordée au Royaume-Uni et au Danemark sous la forme d'un opting-in.

La mise en oeuvre de cette coopération renforcée a nécessité la création de quelques mécanismes qui n'avaient pas été prévus par le traité ; c'est le cas en particulier de la mise en place du Conseil de l'Euro-11 qui réunit les ministres de l'Economie et des Finances des pays participant à la zone euro.

II - Le traité d'Amsterdam : une procédure générale de mise en oeuvre des coopérations renforcées

Le traité d'Amsterdam représente une avancée considérable dans la prise en compte des possibilités de coopération renforcée. L'objectif est de permettre aux Etats membres qui souhaitent progresser dans certains domaines de ne pas être ralentis dans leurs efforts par le rythme des pays les plus lents.

Cet objectif a rencontré un certain nombre de réticences. D'abord, l'opposition du Royaume-Uni qui s'est prononcé en faveur d'une flexibilité sur la base d'opting-in ou d'opting-out. D'autre part, les petits pays se sont montrés résolument hostiles à l'idée d'un éventuel directoire des grands pays se concertant dans le cadre d'un noyau dur. Enfin, certains pays ont fait valoir que les schémas de fonctionnement parallèle entre l'ordre communautaire et le cercle des coopérations renforcées conduisaient à des difficultés institutionnelles particulièrement complexes.

Le résultat de ces oppositions a été une limitation importante de la flexibilité offerte par les coopérations renforcées . Outre le fait que ce mécanisme ne s'applique que pour le pilier communautaire et le troisième pilier -la politique étrangère et de sécurité commune faisant l'objet de dispositions spécifiques- la flexibilité fait l'objet de plusieurs conditions restrictives : un Etat peut s'opposer en arguant de " raisons de politique nationale importantes " ; le monopole de la proposition revient à la Commission si la coopération intervient dans le cadre du premier pilier ; des conditions supplémentaires sont imposées tenant aux compétences de la Communauté ; la coopération ne peut être mise en oeuvre qu'avec une majorité d'Etats ; la coopération s'effectue sous le contrôle de la Cour de Justice.

D'après le rapport du groupe présidé par le professeur Quermonne à la demande du Commissariat général du Plan, le jugement qu'on peut porter sur la différenciation est que " la formule de coopération renforcée définie par le traité d'Amsterdam n'est pas satisfaisante ".

Elle n'est pas satisfaisante d'abord, selon le rapport Quermonne, parce que la formule est " trop contraignante ". En effet, la coopération renforcée doit concerner au moins une majorité d'Etats membres ; par ailleurs, elle doit être autorisée par une décision du Conseil prise à la majorité qualifiée et susceptible d'appel devant le Conseil européen se prononçant à l'unanimité ; elle ne peut intervenir " qu'en dernier ressort, lorsque les objectifs des traités ne pourraient être atteints en appliquant les procédures pertinentes qui y ont été prévues " ; enfin, dans le cadre du pilier communautaire, la coopération renforcée ne saurait servir à étendre les domaines de compétence de la Communauté.

Le rapport Quermonne ajoute que la formule est ensuite " trop limitée ". La principale exclusion concerne l'ensemble de la politique étrangère et de sécurité commune. Cette absence paraît difficilement justifiable. En effet, " s'il est bien des domaines dans lesquels un groupe d'Etats pourrait aller de l'avant et servir d'avant-garde, c'est bien ceux de la politique étrangère et de la défense. "

Dans son document de réflexion du 10 novembre 1999, sous le titre " Adapter les institutions pour réussir l'élargissement : contribution de la Commission à la préparation de la Conférence intergouvernementale sur les questions institutionnelles ", la Commission européenne souligne la nécessité de prévenir le risque de dispersion entraîné par l'élargissement de l'Union européenne et formule deux remarques.

1. " On doit observer que les Etats membres qui se proposent d'instaurer entre eux une coopération renforcée en matière policière et judiciaire ou dans des domaines communautaires s'exposent à un risque de blocage par le Conseil réuni au niveau des chefs d'Etat ou de gouvernement. Cette possibilité de veto peut inciter les Etats souhaitant coopérer entre eux de manière plus approfondie à ne pas se situer à l'intérieur du cadre institutionnel prévu par les traités. "

2. " Il y aura lieu d'examiner également, en matière de politique étrangère et de sécurité commune, si le mécanisme d'abstention constructive prévu par le traité d'Amsterdam répond efficacement au besoin que certaines actions puissent être élaborées et menées à bien au nom de l'Union européenne par certains Etats membres seulement ".

III - Faut-il modifier le régime des coopérations renforcées dans le cadre de la prochaine Conférence intergouvernementale ?

A titre de remarque préalable, je crois qu'il convient de prendre garde au concept de coopération renforcée.

Il doit d'abord être clair que les coopérations renforcées ne doivent viser qu'à une intégration plus poussée, non à ouvrir la possibilité d'opting-out. Mais, même dans cet esprit, la multiplication des coopérations renforcées ne serait pas sans risques pour la cohérence du fonctionnement institutionnel de l'Union européenne : risque de diminution du sens d'appartenance à une même Communauté ; risque d'affaiblissement possible du rôle d'initiative de la Commission et de sa fonction de représentation de l'intérêt général ; risque d'encouragement objectif aux opting-outs ; risque de fragmentation de l'ordre juridique communautaire ; risque de complication des règles et procédures déjà peu lisibles pour le citoyen européen. Le rapport Quermonne, dans cette logique, souligne qu'" en rendant ainsi plus facile le recours à la clause de coopération renforcée, on exposerait l'Union à la confusion institutionnelle et on perdrait toute chance de lui donner une identité politique à la mesure de sa capacité. Car si les coopérations renforcées devaient proliférer et créer des cercles multiples, la cohésion de la Communauté et de l'Union pourraient être mises en cause ".

Enfin, nous devons garder à l'esprit que les pays candidats sont très attentifs à l'évolution institutionnelle de l'Union. Pour l'élargissement, il a été décidé une reprise de l'acquis communautaire. Comme le rappelle très justement la Commission, dans son document du 10 novembre dernier, " l'acquis ne doit en aucun cas être considéré comme une forme de coopération renforcée entre les Quinze, avec de nouveaux Etats membres qui entreraient dans cette coopération à leur gré, sur leur demande ". Une trop grande ouverture des possibilités de coopération renforcée ne doit pas donner un mauvais signal aux pays candidats à l'adhésion.

Par ailleurs, je rappelle que, dans l'optique retenue pour les cinq communications de notre délégation, nous ne cherchons pas la création d'une construction institutionnelle idéale pour l'Union européenne, mais nous tentons de délimiter ce qui paraît réaliste pour la Conférence intergouvernementale qui se tiendra l'an prochain.

Je crois que notre réflexion sur les coopérations renforcées ne peut s'effectuer que pilier par pilier.

1. Le premier pilier

Concernant le premier pilier , dès lors qu'il y a vote à la majorité qualifiée, la coopération renforcée ne présente plus la même utilité.

Notre collègue Aymeri de Montesquiou nous a proposé, dans sa communication sur le Conseil, de soutenir une large extension du domaine de la majorité qualifiée. Si nous retenons ces propositions et si nous retenons également, comme nous le propose notre collègue Aymeri de Montesquiou, l'abaissement du seuil de la majorité qualifiée, la flexibilité ne me paraît plus offrir de grandes possibilités dans le premier pilier.

De plus, pour les secteurs où nous pourrions souhaiter une plus grande harmonisation, comme la fiscalité ou la politique sociale, la coopération renforcée n'est sans doute pas une solution. On peut donner comme exemple le protocole sur la politique sociale qui avait été annexé au traité de Maastricht. Pendant toute la période de son application, plusieurs Etats membres ont estimé que le Royaume-Uni, en n'étant pas partie à l'accord contenu dans le protocole, bénéficiait en réalité d'une forme de concurrence déloyale. A quoi servirait en effet demain une coopération renforcée dans le domaine fiscal si le Royaume-Uni gardait la maîtrise de sa fiscalité et par là même la possibilité d'exercer une concurrence fiscale proche du dumping fiscal ?

2. Le deuxième pilier

Concernant la politique étrangère et de sécurité commune , je vous rappelle l'opinion qu'avait émise devant notre délégation Jacques Delors lors de son audition du 16 juin dernier. " En ce qui concerne la politique étrangère, est-ce vraiment le cadre institutionnel qui est en cause ? Je ne crois pas que l'introduction du vote à la majorité qualifiée ferait disparaître les difficultés rencontrées dans ce domaine. En réalité, les différences entre les Etats membres rendent très difficile un accord sur les objectifs et les moyens d'une action commune dans le monde d'après la guerre froide ", nous disait-il.

En ce domaine, encore relativement neuf pour l'Union européenne, le système de l'abstention constructive a l'avantage de faire peser le poids d'un blocage sur le pays qui refuse d'agir pour une opération déterminée. Or si un pays est, pour des raisons fondamentales, opposé à une action dans ce domaine, il y a peu de chances pour qu'il laisse une coopération renforcée s'organiser. Mais nous devons constater qu'actuellement il se pratique des coopérations parallèles en matière de politique étrangère et de sécurité commune par la mise en place des groupes de contact. Peut-on aller plus loin et chercher à institutionnaliser des coopérations renforcées ? J'aimerais qu'un débat s'instaure au sein de la délégation sur ce point mais j'y suis a priori assez favorable pour tenter de donner une visibilité européenne à des actions qui se déroulent pour l'heure hors de l'Union.

Sur les affaires de défense , l'Europe a connu quelques progrès depuis un an. Des négociations vont se poursuivre durant l'année qui vient. Ce n'est qu'au terme de celles-ci que l'on pourra apprécier s'il convient d'inclure les dispositions concernant la défense dans la Conférence intergouvernementale. En tout état de cause, il me semble que les coopérations parallèles ont déjà fait leurs preuves en ce domaine, notamment avec l'Eurocorps. Les propositions actuellement formulées en matière de " capacités militaires " (corps d'armée de 50.000 hommes capables d'intervenir dans les soixante jours) ne visent pas à mettre en place une armée européenne, mais un ensemble de forces armées nationales rassemblées autour d'un objectif ; il apparaît d'ailleurs que l'Eurocorps pourrait constituer le noyau central de cette force européenne.

Il me semble donc que, pour la défense, l'essentiel, dans la perspective souhaitable à terme de coopérations renforcées, est de laisser subsister la possibilité, qui existe actuellement, de recourir à des coopérations parallèles, c'est-à-dire à des coopérations hors du traité. Cette possibilité de coopération parallèle est tout à la fois un aiguillon pour progresser à Quinze et le moyen d'avancer, même si les Quinze ne vont pas du même pas.

3. Le troisième pilier

Concernant le troisième pilier, et dans la perspective de l'élargissement, il s'agit sans doute d'un des domaines où une coopération renforcée peut s'avérer des plus fructueuses . C'est d'ailleurs dans ce domaine de la coopération policière et judiciaire qu'est née précisément la première coopération renforcée avec les accords de Schengen. Il est probable que les matières du troisième pilier qui ont été transférées dans le premier pilier par le traité d'Amsterdam se prêtaient mal à ce type de coopération. On peut évoquer notamment la matière des visas, de l'asile et de l'immigration. Il s'agit de matières pour lesquelles des règles juridiques doivent être adoptées, en particulier sous la forme de directives ou de règlements communautaires.

En revanche, dans la ligne des conclusions du programme d'action adopté par le Conseil européen de Tampere, il est vraisemblable qu'un certain nombre d'initiatives prises dans le cadre de l'actuel troisième pilier pourraient être rapidement plus efficaces si elles étaient mises en oeuvre en recourant à des coopérations renforcées. Ne pourrait-on pas ainsi mettre en place " Eurojust ", même si quelques Etats membres traînaient les pieds. Je crois donc que nous devrions souhaiter que la Conférence intergouvernementale assouplisse les conditions de recours à la coopération renforcée pour le troisième pilier.

b) Compte rendu sommaire du débat

M. Aymeri de Montesquiou :

J'aimerais savoir si le rapport Quermonne fait des propositions pour remédier aux insuffisances du traité d'Amsterdam.

M. Xavier de Villepin :

Le rapport Quermonne établit un constat sur les limites et les restrictions dans la mise en oeuvre des coopérations renforcées dans le cadre du traité d'Amsterdam. Il laisse entendre, comme je le crois personnellement, que toutes les propositions qui permettront d'éviter des enlisements dans les actions entreprises en commun seront utiles, notamment dans le domaine de la politique de sécurité.

M. Pierre Fauchon :

La question des coopérations renforcées conduit à une réflexion particulière qui va être dominante du fait de l'élargissement. D'un côté, on peut se demander si le recours à une coopération renforcée, pour contourner l'impossibilité d'avancer ensemble, ne relève pas de la politique de la facilité. D'une manière plus générale, on doit être conscient du fait que l'élargissement, avec la multiplication de coopérations particulières, peut conduire à une dilution des politiques communautaires, comme le souhaitent d'ailleurs les Anglo-saxons. Mais d'un autre côté, on doit aussi considérer que la question des coopérations renforcées est une question importante : c'est une arme et un argument de persuasion pour les pays qui sont conscients d'avoir un destin propre dans la construction de l'Europe et qui ont des ambitions dans ce domaine. Il faut être conscient du fait que le droit de veto risque de devenir de plus en plus dangereux. Il faudra bien que les grands pays fondateurs de l'Union européenne puissent passer outre aux positions des nouveaux pays adhérents lorsque ceux-ci ne voudront pas s'engager dans de nouvelles politiques européennes que souhaiteront pourtant les grands pays.

M. Xavier de Villepin :

Je voudrais faire deux remarques. La première tient au fait que la criminalité organisée est un problème essentiel de l'Europe. Une initiative de quelques Etats pour lancer des actions dans ce domaine me semblerait extrêmement utile. Ma seconde remarque est que les idées sur l'avenir de l'Europe ne sont pas stabilisées. Je suis par exemple perplexe devant la déclaration du Président des Etats-Unis concernant l'entrée de la Bulgarie, qui est un pays géographiquement proche de la Russie, dans l'OTAN. Devant des initiatives qui pourraient passer pour des provocations aux yeux de certains partenaires, je crois qu'il faut bien réfléchir et prendre des positions reposant sur le bon sens ; nous devons aussi nous préoccuper des préoccupations de nos opinions plutôt que de nous lancer dans de grandes spéculations théoriques.

M. Louis Le Pensec :

Les coopérations renforcées sont une des réponses du traité d'Amsterdam aux préoccupations d'efficacité des institutions. La question doit être examinée dans la perspective de l'élargissement d'une Europe à vingt-cinq Etats ou plus. Les coopérations renforcées doivent être prises comme un outil destiné à donner de la souplesse au fonctionnement des institutions. Sans remettre en cause la cohérence d'ensemble du dispositif auquel nous tenons. M. Moscovici a bien souligné qu'il ne s'agit pas, par ce moyen, d'établir une Europe à la carte. Il est bien clair que les coopérations renforcées ne peuvent être une réponse valable que pour autant que le reliquat d'Amsterdam, et notamment le vote à la majorité, aura été réglé, ainsi que le fonctionnement de la Commission.

M. Lucien Lanier :

Je suis entièrement d'accord avec la politique de prudence retenue par M. de Villepin. Revenant sur les propos de notre collègue Fauchon, il me semble qu'il faut avoir un certain nombre de garde-fous pour ces coopérations renforcées pour le cas où certains pays seraient tentés, entre eux, de régionaliser ces coopérations au profit de leurs intérêts propres. Je pense en particulier aux pays anglo-saxons qui pourraient à titre d'exemple souhaiter une coopération renforcée sur certaines de leurs pratiques juridiques.

M. Hubert Haenel :

Un des garde-fous actuel est que ces coopérations ne peuvent être contraires au traité.

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