B. LA COMMISSION EUROPÉENNE (Rapporteur : M. Lucien Lanier)
a) Communication
La
réforme de la Commission européenne demeure l'un des trois
reliquats d'Amsterdam, dont aura à connaître, et mieux à
traiter, la prochaine Conférence intergouvernementale. Ce
problème en effet se pose avec acuité dans la perspective des
élargissements à venir de l'Union.
La Commission, créée pour fonctionner à six Etats membres,
a atteint les limites de son action à quinze. Qu'en sera-t-il à
vingt-sept ? La Conférence d'Amsterdam avait compris le
problème sans le résoudre, faute d'un consensus des participants
et surtout en raison de l'importance et de la complexité du sujet, qui
méritait une réflexion plus approfondie.
La prochaine Conférence intergouvernementale ne pourra plus reculer
l'échéance d'une solution. Notre propre réflexion vient
donc à son heure. Je dis bien réflexion, car il ne s'agit
nullement pour nous de " sortir du chapeau " des solutions toutes
faites, pouvant se heurter mutuellement, mais de tenter d'apprécier les
meilleures voies, pour atteindre la meilleure réforme, avec le meilleur
pragmatisme :
- en sachant que la réforme des institutions constitue un
préalable à
tout élargissement de l'Union
européenne ;
- en sachant également que l'essentiel du sujet concernera la
composition et les structures de la Commission, ainsi que les moyens de son
efficacité face aux élargissements à venir, concernant
douze nouveaux Etats membres ;
- en sachant enfin, qu'un impératif s'imposera aux débats,
c'est-à-dire, la recherche d'un équilibre démocratique
entre la Commission et ses partenaires institutionnels, en particulier le
Conseil des ministres et l'Assemblée européenne.
Il est vrai que des adaptations pourraient se faire, au fur et à mesure
des élargissements, mais il faut aussi penser que le consensus, toujours
recherché, déjà difficile à obtenir
présentement, deviendra de plus en plus ardu à réaliser,
et que certaines décisions fondamentales, prises aujourd'hui,
présenteront un caractère difficilement réversible, si
elles doivent s'imposer avec le temps comme de quasi " droits acquis ".
Quelle dimension,
quelle taille est souhaitable pour la Commission, et
selon
quels critères
?
La situation actuelle est la suivante : vingt commissaires, soit un pour
chacun des quinze Etats membres auquel s'ajoute un deuxième
commissaire pour les cinq Etats les plus importants, à savoir
l'Allemagne, l'Espagne, la France, l'Italie et le Royaume-Uni.
Les deux critères retenus pour la composition de la Commission
sont certes les plus aptes à réaliser le consensus.
Essentiellement le critère de la
nationalité
puisque tous
les pays membres ont un commissaire, subsidiairement
l'importance
démographique
des cinq plus grands Etats dotés de deux
commissaires.
Ces critères, simples et commodes actuellement pour quinze Etats
habitués à travailler ensemble, devront-ils être seuls
retenus pour l'élargissement à venir, y seront-ils
adaptés ?
Vraie question si l'on considère que le dernier sommet européen
semble avoir renoncé à la répartition des candidats, en
deux vagues successives : les entrées dans l'Union
se feront
au fur et à mesure, en principe, au long de la prochaine décennie
et, sur douze candidats en présence, trois frappent déjà
activement à la porte : la Pologne, la Hongrie, la Tchéquie.
Le critère essentiel de la nationalité, s'il est commode, n'est
pas sans inconvénients éventuels. Car, par un paradoxe apparent,
l'arrivée dans l'Union de nouveaux pays européens correspond
également à un réveil des nationalités, pour ne pas
dire des nationalismes, parfois exacerbés par des motifs religieux ou
ethniques, ou les deux à la fois.
Il est certain qu'aucun des petits Etats n'acceptera une place de bout de table
à la Commission, ni d'être privé de son commissaire de
plein exercice, a fortiori lorsqu'ils se sentiront soutenus par un plus grand
Etat, soucieux de défendre la clientèle de son aire
géographique. Ne verra-t-on pas alors s'affirmer, au gré des
entrées successives, des clivages non seulement nationaux, mais
Est-Ouest ou Nord-Sud ? La Commission ne risquerait-elle pas de devenir "
la cour du Roi Pétaud " et d'être condamnée à se
perdre dans le détail des intérêts particuliers dont la
somme n'a jamais fait l'intérêt général ?
Risque toutefois moins absolu qu'on pourrait le penser, et auquel pourrait
s'appliquer la réponse de Pyrrhus à Oreste :
" Seigneur,
trop de soucis entraînent trop de soins, je ne sais pas prévoir
les malheurs de si loin "
.
Risque pourtant, que certains proposent de conjurer par un
troisième
critère : celui de la réalité des tâches
de la
Commission, c'est-à-dire de la nécessaire cohésion des
missions thématiques confiées à chacun des commissaires.
Bref, il exprime le souhait d'une répartition sectorielle
homogène des portefeuilles.
Selon des avis autorisés, il semblerait que, à ce jour, les
missions confiées à la Commission seraient susceptibles de
générer, ce qui est le cas actuel, une vingtaine de missions
distinctes. Un tel nombre ne serait, bien entendu, pas figé et varierait
en fonction de l'extension, ou a contrario de l'extinction, des missions. A
titre d'exemple, le thème " Défense ", actuellement
confié à la Pesc, ou celui de la sécurité
alimentaire, en prenant de l'ampleur, pourraient justifier l'accroissement du
nombre des commissaires.
A contrario
le thème
" Elargissement " s'éteindrait de lui-même à
l'issue de l'intégration du dernier candidat, de même que celui de
la réforme institutionnelle à l'achèvement de celle-ci.
Un tel critère tenant compte de la réalité des missions a
certes le mérite d'être intellectuellement séduisant, car
il entraînerait une structure à dimension réduite et
à pas variable. De quinze à vingt commissaires se partageraient,
sous l'autorité du Président, des secteurs homogènes.
C'est un peu le cas de l'actuelle Commission.
Autre avantage logique, les commissaires seraient faits pour les portefeuilles
et non les portefeuilles pour les commissaires.
Enfin, la structure à dimension réduite préserverait ce
qui doit être un dogme irréfragable, celui de la
collégialité de l'institution
, source de vitalité
et gage d'efficacité.
Tel est bien l'avis de la Commission actuellement aux affaires, qui plaide en
faveur d'un organisme collégial, en recommandant
" une
adéquation entre le nombre de portefeuilles et la réalité
des tâches, préservant le pouvoir d'orientation reconnu au
Président et l'existence de délibérations
collégiales acquises à la majorité simple "
.
Mais ce qui paraît intellectuellement séduisant, n'est pas
forcément politiquement réaliste.
Les conclusions du rapport Dehaene notent que la plupart des Etats membres
refusent d'envisager une Commission dans laquelle leur pays ne serait pas
représenté. Adhérer à l'Union européenne
oui, mais à part entière : un commissaire par Etat membre.
Toute autre solution n'aurait aucune chance d'être acceptée.
Les choses étant ce qu'elles sont, le dilemme se situe entre la
recherche des formules idéales, ou qui paraissent l'être, et le
risque de blocage du consensus.
Les pragmatiques s'orientent vers la solution consensuelle par le maintien du
critère de la nationalité : un Etat membre, un commissaire.
Dès lors, deux cas de figure peuvent être envisagés.
D'abord,
une hypothèse maximale :
conserver une double
représentation pour les grands pays, et la prévoir pour la
Pologne lors de son adhésion. Le plafond prévu serait alors de
trente trois commissaires.
Ensuite,
une hypothèse minimale
, si les grands pays renoncent
à leur double représentation à la faveur d'un nouvelle
pondération des voix au Conseil des Ministres. Le plafond prévu
serait alors de vingt sept commissaires.
Conserver le modèle actuel impliquera donc, comme inconvénients,
de constituer une structure à effectif lourd, peu conforme à la
logique thématique, et d'induire une Commission " glissante ",
régulièrement modifiée au fur et à mesure de
l'intégration des nouveaux commissaires. Mais cette solution
présente un avantage, celui de conjurer le risque évident du
blocage du consensus.
Quitte à constituer une Commission nombreuse, serait-il illogique de
privilégier le maintien du second commissaire pour les six plus grands
pays, notamment si l'amélioration des conditions de pondération
des voix au Conseil n'est pas suffisante ?
D'autre part, convient-il de prévoir des
modalités
spécifiques pour le fonctionnement
d'une Commission
élargie ? Plusieurs suggestions ont été
avancées, dont aucune ne paraît satisfaisante parce qu'elles
compliquent le dispositif. Il a notamment été envisagé
de :
- constituer pour chaque domaine thématique des équipes de
commissaires et de commissaires-adjoints sur le modèle des ministres et
des secrétaires d'Etat ;
- organiser un roulement des commissaires, sur les différents
portefeuilles ;
- prévoir des commissaires sans portefeuilles, mais chargés
de missions
ad hoc
.
Tout ceci renforcerait la notion d'une Commission pour les commissaires, et non
pas des commissaires pour la Commission. La force de la
collégialité s'en trouverait affaiblie.
Toutefois une mesure pourrait être utile pour pallier ces
difficultés, celle qui consisterait à renforcer la
Commission : en effet il semble que
la plus grande fragilité
d'une Commission numériquement nombreuse puisse être
compensée par un renforcement de l'autorité de son
Président.
Déjà le traité d'Amsterdam s'est engagé dans cette
voie, en permettant au Président de participer activement à la
désignation des commissaires et de restructurer, si besoin est, la
Commission, en procédant au remaniement du découpage sectoriel.
Par ailleurs, il paraît acquis, mais de manière encore informelle,
que le Président puisse démettre un commissaire. Il serait utile
de confirmer dans le Traité l'engagement pris par chacun des
commissaires de démissionner, si le Président le lui demande.
Enfin, il serait souhaitable de réaffirmer dans le Traité la
responsabilité collégiale de la Commission afin que le Parlement
européen ne dispose pas du droit de censure individuelle des
commissaires, et ceci correspond au sentiment exprimé par notre
collègue Fauchon, dans son excellente communication relative au
contrôle parlementaire de l'Union.
Je m'interroge également sur le point de savoir s'il serait opportun
d'envisager que la Commission soit responsable devant le Conseil, dans la
même mesure que devant le Parlement européen. La Commission en
serait-elle renforcée ? Il faut y réfléchir.
*
Disons
enfin, et en guise de conclusion,
qu'on ne peut isoler la
réflexion concernant la Commission européenne de celles conduites
pour les autres institutions. Telle la pondération des voix au Conseil.
Telle l'extension des votes à la majorité qualifiée. Telle
la répartition des sièges par pays au sein du Parlement
européen.
Considérons également que le problème de l'effectif des
commissaires se pose dans des termes similaires au sein des autres institutions
comme la Cour de justice ou la Cour européenne des Comptes.
La Commission s'est orientée depuis son renouveau dans un processus de
réforme de ses structures, processus qui semble s'engager avec bonheur.
Elle a devant elle la longue période transitoire de
l'élargissement. Elle a cinq années de mandat à parcourir.
Les premières adhésions interviendront à peu près
au terme de ce mandat, c'est-à-dire vers 2004, mais c'est au cours de la
Conférence intergouvernementale, qui doit s'ouvrir au début de
l'année prochaine, que la structure définitive de la Commission
devra être arrêtée.
Telle est bien la raison pour laquelle il est utile que nous y
réfléchissions en tenant compte de ce qui semble
impératif : la collégialité de la Commission,
l'autorité de son Président, un nombre raisonnable de
commissaires responsables de portefeuilles homogènes aux thèmes
évolutifs et adaptés à la marche de l'Union
européenne. Enfin, cette réflexion appelle une juste
réponse, d'une part au souci logique des Etats membres d'être
également considérés chacun a part entière, d'autre
part, à l'intérêt évident d'équilibrer la
représentation de ceux dont l'apport est déterminant.
Ces impératifs ne sont pas forcément contradictoires, il s'agit
simplement de les rendre concordants.
b) Compte rendu sommaire du débat
M. Emmanuel Hamel :
Je suis accablé par cette construction institutionnelle qui broie notre identité nationale.
M. Denis Badré :
Je
remercie notre rapporteur pour cet exposé très clair qui pose
tous les problèmes relatifs à cette question. Je propose
toutefois que l'on fasse une autre lecture de ce dossier en revenant à
l'origine de la Commission.
Celle-ci n'a été créée ni pour être
l'exécutif de la Communauté ni pour jouer le rôle d'un
secrétariat général du Conseil. Elle existait pour
représenter la Communauté, pour être la voix de
l'ensemble ; autour de la table du Conseil, elle devait constituer un
membre au-delà des Etats membres, au même titre qu'eux.
Cette inspiration originelle a été peu à peu perdue parce
que, dans un premier temps, les ministres au sein du Conseil, habités
par la préoccupation de la construction européenne, ont
eux-mêmes joué ce rôle de représentation collective
des intérêts communs. Devant la complexité des dossiers,
ils ont ensuite eu tendance à défendre les intérêts
de leur pays, ce qui est une bonne chose. Dans le même temps, le
rôle de la Commission s'est trouvé affadi et je souhaite qu'il
puisse être restauré. Conforter l'idée qu'il faut maintenir
l'existence d'un commissaire par Etat membre est une hérésie qui
va contre le sens de l'histoire.
Enfin, je ne crois pas à l'idée d'une éventuelle
responsabilité de la Commission devant le Conseil, sachant que le
Président de la Commission est lui-même un acteur au sein dudit
Conseil.
M. Pierre Fauchon :
J'abonde dans le sens de mon collègue Denis Badré. Ma réflexion a beaucoup évolué sur ce dossier et je suis désormais très réservé sur l'idée de maintenir la représentation de chaque Etat membre au sein de la Commission, même si, j'en ai bien peur, la négociation n'ira pas dans cette direction. Pour bien fonctionner, une Commission idéale devrait, à mon sens, comporter dix à quinze membres.
M. Lucien Lanier :
A mon
collègue Emmanuel Hamel, j'aimerais dire qu'il ne faut pas
considérer ces questions sous l'angle uniquement négatif de leur
impact sur la souveraineté française. L'Europe se prépare,
ensemble, sinon elle se fera contre nous. Nous ne devons pas détruire ce
que nous essayons de construire, non sans mal.
A Denis Badré, je répondrai qu'il y a un juste milieu à
trouver pour que l'Union puisse progresser et que le processus ne soit pas
bloqué par l'hostilité de certains partenaires. Je ne suis pas
fondamentalement partisan d'une Commission composée de trente-trois
membres, mais cette situation peut être contrôlée en donnant
à son Président les moyens de délimiter les tâches
et d'assurer la gestion de ses commissaires.
M. Hubert Haenel :
J'ai apprécié le souci de Denis Badré de replacer la Commission dans sa perspective historique. Il me paraît essentiel de revenir ainsi sur les origines de chacune des institutions européennes pour aider à faire progresser notre réflexion.
Mme Marie-Claude Beaudeau :
Vous avez évoqué les liens qui existent entre la Commission et le Parlement européen. Il s'agit là d'une question importante. Sachant que le Parlement européen est composé d'élus venant de tous les pays de l'Union, jusqu'où faut-il aller dans la responsabilité politique de la Commission ?
M. Lucien Lanier :
Le
Traité d'Amsterdam a déjà renforcé le Parlement
européen qui est censé représenter
démographiquement les Etats membres. Ce que je ne souhaite pas, pour le
bon fonctionnement du dispositif, c'est que soit créé un
régime d'assemblée, avec un Parlement qui se cherche encore et
une Commission qui serait affaiblie, en se trouvant " prise " entre
le Parlement européen et le Conseil.
Dans les circonstances actuelles, il ne faut pas augmenter les pouvoirs du
Parlement européen sur la Commission. Si nous acceptions le principe
d'une responsabilité individuelle des commissaires devant le Parlement
européen, nous affaiblirions l'autorité du Président et la
collégialité du fonctionnement de la Commission
disparaîtrait.
M. Denis Badré :
Je suis
le premier à savoir que l'Europe se construit dans le pragmatisme et que
l'échec d'une négociation est certain si l'on ne tient pas compte
des points de vue de tous les Etats membres. Mais de temps en temps, il est
utile de revenir aux principes originels, dans une logique de bâtisseurs.
Au printemps dernier, nous avons eu un grand débat sur
l'éventualité d'une Europe fédérale. C'est un faux
débat à mon sens car, dès que l'on travaille ensemble, on
se fédère. La construction européenne est sur ce point un
système très original organisant tout à la fois la
préservation des intérêts communs et l'expression des
points de vue nationaux.
M. Emmanuel Hamel :
Je m'élève avec force contre l'idée qu'il faut subir les choses dès lors qu'elles existent. Dans cet enchaînement diabolique, les Etats, les nations sont détruits et nous savons bien que le siège du pouvoir est ailleurs. L'intérêt commun n'est pas servi par les institutions européennes. Pour autant, rien n'empêche la collaboration entre partenaires. Mais n'acceptons pas la mort de nos parlements, la disparition de nos gouvernements, et retirons-nous de cette mécanique destructrice.