2. La notion gaulliste de la participation : une logique partenariale qui intègre l'actionnariat salarié
En
dépit de ses origines anciennes, l'actionnariat salarié n'avait
pourtant pas réussi à s'implanter durablement. Les
théories de l'association subissaient la concurrence de la
théorie marxiste, fondée non sur l'association mais l'opposition
résolue entre capital et travail devant aboutir à la
collectivisation des moyens de production et à la suppression de
l'économie de marché. Les expérimentations, la plupart du
temps teintées d'utopisme ou de paternalisme, se traduisaient le plus
souvent par des échecs par manque de pragmatisme. Enfin, la
consécration législative de la société anonyme
à participation ouvrière restait lettre morte face aux
réticences conjointes des syndicats et du patronat.
C'est sous l'impulsion du Général de Gaulle que l'actionnariat
salarié allait connaître une seconde naissance dans le cadre de la
politique de participation.
a) La notion gaulliste de participation
" L'hiver est là. La nuit tombera vite ce soir.
Mais
c'est la saison qui convient pour voir nos affaires comme elles sont, assez
sombres et inquiétantes ".
C'est le 4 janvier 1948, aux heures les plus sombres de la reconstruction que
le Général de Gaulle, dans son discours aux mineurs de
Saint-Etienne, définit peut-être le mieux sa conception de la
participation. Dans un climat social difficile, seule l'association entre le
capital et le travail permettrait de réconcilier l'économique et
le social. Il importe donc de transformer dans l'entreprise le salarié
en " associé ".
" Oui, la puissance de la nation et le sort de chacun des
Français dépendent, désormais, de notre
productivité. Que voulez-vous ? Nous n'avons pas de terres
nouvelles à conquérir. Notre " espace vital " est
atteint. Il ne faut pas nous attendre à voir jaillir de notre sol des
sources imprévues de richesse. Quant aux matières et produits
qu'il nous sera possible d'importer, en vertu, par exemple, d'un
éventuel Plan Marshall, et qui nous seraient précieux pour un
démarrage vers l'aisance, soyons bien convaincus que nous devrons les
payer, sous une forme ou sous une autre, et que nous ne les recevrons
qu'à la mesure de notre propre effort. Alors ? Eh bien !
puisque le salut n'est pour nous, ni dans des conquêtes à faire,
ni dans des trésors à découvrir, ni dans des cadeaux
à recevoir, cherchons-le dans le rendement ! Il s'agit de produire,
avec ce dont nous disposons, beaucoup plus, beaucoup mieux, beaucoup plus vite,
que ce que nous produisons.
" Mais c'est par là, justement, que la classe ouvrière
française voit s'offrir à elle le moyen de jouer le grand
rôle qui lui revient et que la dictature du parti que vous savez lui
refuserait, tout comme le lui refusait le capitalisme d'antan, tout comme le
lui refuse la confusion d'aujourd'hui. Car, le progrès dans la
productivité, comment l'obtenir, sinon par la coopération active
du personnel tout entier ? Oui, parfaitement ! Il faut que tout le
monde s'y mette et que chacun y ait intérêt. Assez de ce
système absurde où, pour un salaire calculé au minimum, on
fournit un effort minimum, ce qui produit collectivement le résultat
minimum. Assez de cette opposition entre les divers groupes de producteurs qui
empoisonne et paralyse l'activité française. En
vérité, la rénovation économique de la France et,
en même temps, la promotion ouvrière, c'est dans l'Association que
nous devons les trouver.
" L'Association, qu'est-ce à dire ? D'abord ceci que, dans un
même groupe d'entreprises, tous ceux qui en font partie, les chefs, les
cadres, les ouvriers, fixeraient ensemble entre égaux, avec arbitrage
organisé, les conditions de leur travail, notamment les
rémunérations. Et ils les fixeraient de telle sorte que tous,
depuis le patron ou le directeur inclus, jusqu'au manoeuvre inclus,
recevraient, de par la loi et suivant l'échelle hiérarchique une
rémunération proportionnée au rendement global de
l'entreprise. C'est alors que les éléments d'ordre moral qui font
l'honneur d'un métier : autorité pour ceux qui dirigent,
goût du travail bien fait pour les ouvriers, capacité
professionnelle pour tous, prendraient toute leur importance, puisqu'ils
commanderaient le rendement, c'est-à-dire le bénéfice
commun. C'est alors qu'on verrait naître, à l'intérieur des
professions, une autre psychologie que celle de l'exploitation des uns par les
autres ou bien celle de la lutte des classes. "
Trois objectifs étaient assignés à la participation, qui
devenait ainsi l'axe d'une " troisième voie " :
- humain : assurer la dignité de l'homme au travail ;
- social : substituer la coopération à la lutte des
classes ;
- économique : donner un nouveau " moteur " à
la croissance, en permettant à tous de bénéficier des
" fruits de l'expression ".
Dans ses
Mémoires d'Espoir,
il a développé cette
idée de " troisième voie ".
" Cependant, depuis longtemps, je suis convaincu qu'il manque à
la société mécanique moderne un ressort humain qui assure
son équilibre. Le système social qui relègue le
travailleur -fût-il convenablement rémunéré- au rang
d'instrument et d'engrenage est, suivant moi, en contradiction avec la nature
de notre espèce, voire avec l'esprit d'une saine productivité.
Sans contester ce que le capitalisme réalise, au profit, non seulement
de quelques-uns, mais aussi de la collectivité, le fait est qu'il porte
en lui-même les motifs d'une insatisfaction massive et
perpétuelle. Il est vrai que des palliatifs atténuent les
excès du régime fondé sur le " laissez faire, laissez
passer ", mais ils ne guérissent pas son infirmité morale.
D'autre part, le communisme, s'il empêche en principe l'exploitation des
hommes par d'autres hommes, comporte une tyrannie odieuse imposée
à la personne et plonge la vie dans l'atmosphère lugubre du
totalitarisme, sans obtenir, à beaucoup près, quant au niveau
d'existence, aux conditions du travail, à la diffusion des produits,
à l'ensemble du progrès technique, des résultats
égaux à ceux qui s'obtiennent dans la liberté. Condamnant
l'un et l'autre de ces régimes opposés, je crois donc que tout
commande à notre civilisation d'en construire un nouveau, qui
règle les rapports humains de telle sorte que chacun participe
directement aux résultats de l'entreprise à laquelle il apporte
son effort et revête la dignité d'être, pour sa part,
responsable de la marche de l'oeuvre collective dont dépend son propre
destin. N'est-ce pas là la transposition sur le plan économique,
compte tenu des données qui lui sont propres, de ce que sont dans
l'ordre politique les droits et les devoirs du citoyen ?
" C'est dans ce sens que j'ai, naguère, créé les
comités d'entreprise. C'est dans ce sens que, par la suite, étant
écarté des affaires, je me suis fait le champion de
l'" association ". C'est dans ce sens que, reprenant les leviers de
commande, j'entends que soit, de par la loi, institué
l'intéressement des travailleurs aux bénéfices, ce qui, en
effet, le sera. C'est dans ce sens que, tirant la leçon et saisissant
l'occasion des évidences mises en lumière aux usines et à
l'Université par les scandales de mai 1968, je tenterai d'ouvrir toute
grande, en France, la porte à la participation, ce qui dressera contre
moi l'opposition déterminée de toutes les
féodalités, économiques, sociales, politiques,
journalistiques, qu'elles soient marxistes, libérales ou immobilistes.
Leur coalition, en obtenant du peuple que, dans sa majorité, il
désavoue solennellement de Gaulle, brisera, sur le moment, la chance de
la réforme en même temps que mon pouvoir. Mais, par-delà
les épreuves, les délais, les tombeaux, ce qui est
légitime peut, un jour, être légalisé, ce qui est
raisonnable peut finir par avoir raison. "
Le but non équivoque de la participation, tel qu'il ressort de ces
lignes, est bien le changement de la condition morale du travailleur, en lui
permettant de devenir un " associé " et non plus un instrument.
Cette conception ne remet pas en cause la nécessaire autorité du
chef d'entreprise, ni la notion de profit, fondement et moteur de notre
économie libérale. Elle vise à rééquilibrer
les rapports entre les apporteurs de travail et les apporteurs de capital dans
le sens d'une plus grande équité et dans la perspective d'une
plus grande efficacité.
b) L'actionnariat salarié, instrument de la participation
Dans
l'esprit du Général de Gaulle, la participation devrait faire du
salarié un " associé ". Dans cette optique, la
participation devait prendre une triple forme :
- la participation aux résultats de l'entreprise ;
- la participation au capital de l'entreprise,
- la participation à la gestion de l'entreprise.
Certes, il semble qu'il ait essentiellement privilégié la
participation aux résultats et à la gestion, estimant sans doute
que la participation au capital découlerait nécessairement de la
mise en oeuvre des premières. Il le reconnaît d'ailleurs
lui-même, dans son entretien télévisé du 7 juin
1968 :
" Il y a une troisième solution (autre que le capitalisme ou le
communisme) : c'est la participation, qui, elle, change la condition de
l'homme au milieu de la civilisation moderne. Dès lors que les gens se
mettent ensemble pour une oeuvre économique commune, par exemple pour
faire marcher une industrie, en apportant soit les capitaux nécessaires,
soit la capacité de direction, de gestion et de technique, soit le
travail, il s'agit que tous forment ensemble une société, une
société où tous aient intérêt à son
rendement et à son bon fonctionnement, et un intérêt
direct. Cela implique que soit attribuée, de par la loi, à chacun
une part de ce que l'affaire gagne et de ce qu'elle investit en elle-même
grâce à ses gains. Cela implique aussi que tous soient
informés d'une manière suffisante de la marche de l'entreprise et
puissent, par des représentants qu'ils auront tous nommés
librement, participer à la société et à ses
conseils pour y faire valoir leurs intérêts, leurs points de vue
et leurs propositions. C'est la voie dans laquelle j'ai déjà fait
quelques pas ; par exemple en 1945, quand avec mon gouvernement j'ai
institué les comités d'entreprises, quand en 1959 et 1967, j'ai,
par des ordonnances, ouvert la brèche de
l'intéressement ".
Pourtant l'actionnariat des salariés n'est pas absent des
réalisations du Général de Gaulle en matière de
participation, lesquelles doivent également beaucoup à des hommes
comme René Capitant, Marcel Loichot et Louis Vallon
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)
. Ainsi, l'ordonnance du 7 janvier
1959 sur l'intéressement prévoit expressément la
possibilité d'un intéressement sous forme d'une participation au
capital. De même, l'ordonnance du 17 août 1967 sur la participation
aux résultats dispose que l'accord de participation peut prévoir
explicitement la distribution d'actions au titre de la participation.