II - Démographie, technologie et croissance en Europe : pistes de réflexion
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• Mme Michèle DEBONNEUIL , Chef du Service Economique du Commissariat général du Plan .
Messieurs les Sénateurs, Mesdames et Messieurs, lorsque nous essayons de faire des prévisions au-delà de cinq ans et lorsque les modèles macro-économétriques ne nous donnent plus les résultats mécaniquement, les économistes ont l'habitude de se référer à une méthode simple. Celle-ci consiste à partir de la croissance de la population active et à y ajouter la croissance de la productivité apparente du travail. C'est ainsi que nous obtenons, de la façon la plus simple possible et la plus robuste sur le futur, la croissance de la production d'un pays.
Cette méthode simple pose quelques problèmes, particulièrement pour prévoir la croissance en Europe dans les prochaines décennies.
Le caractère simple de cette méthode est extrêmement critiquable dans la mesure où nous voyons que cette productivité apparente du travail est quelque chose que nous essayons de prendre comme tendancielle en fermant les yeux comme si nous pouvions supposer, comme par miracle, que les évolutions enregistrées dans le passé pourraient se prolonger dans le futur.
Il est clair que cette variable est endogène, qu'il faudrait ouvrir la boîte à la productivité apparente pour voir ce qu'il y a dedans. C'est un peu ce que nous allons essayer de faire maintenant.
Déjà, il y a deux termes dans cette prévision de la croissance : la croissance de la population active et la croissance de la productivité apparente du travail.
Prenons d'abord la croissance de la population active qui déjà, en elle-même, pose un problème alors qu'habituellement nous estimons que les démographes savent nous donner des prévisions, que c'est finalement ce que l'on sait le mieux prévoir. C'est d'ailleurs pour cela que nous partons de cette variable, avec l'idée que nous nous sommes débarrassés de la croissance du capital qui nous pose souvent des problèmes et que, nous concentrant uniquement sur la croissance démographique, nous allons pouvoir avoir quelque chose d'assez assuré.
En réalité, le choc démographique va en effet réduire la croissance de la population active, d'abord, puis la population active, ensuite. Nous savons que cette évolution va induire éventuellement des déplacements de l'âge des départs à la retraite de ce que nous appelons les actifs.
A ce niveau-là, nous avons une difficulté, à partir des prévisions des démographes, pour passer à une prévision de la population active.
En effet, nous savons bien qu'une partie de la population active, aujourd'hui, n'est pas au travail, et de loin malheureusement. Il va donc falloir intégrer l'évolution du chômage.
Nous savons également que les taux d'activité sont perturbés par ce chômage important. Si par hasard le taux de chômage venait à se réduire, le taux d'activité viendrait lui-même à bouger.
Cette prévision de la croissance de la population active soulève nombre de questions auxquelles il n'est pas si simple de répondre. Un premier ingrédient de la croissance potentielle que nous essayons d'estimer est déjà là, plein d'un certain nombre d'aléas.
Passons à la productivité apparente du travail, encore beaucoup plus compliquée, du moins conceptuellement. Si nous nous référons au vieillissement démographique, nous comprenons que l'on souhaite avoir une croissance plus forte de la productivité apparente du travail. Etant moins nombreux à travailler, nous souhaiterions que chaque actif soit plus productif pour nourrir une population qui, vivant plus longtemps, sera plus nombreuse à être en inactivité.
De ce côté-là, nous attendrions une accélération de la productivité apparente du travail. Il semblerait que cela soit plus intéressant pour tout le monde.
Par ailleurs, si nous regardons le modèle américain - ce qu'aujourd'hui nous savons faire de mieux -, c'est-à-dire une économie au plein emploi croissant vite, nous voyons une productivité apparente du travail qui croît beaucoup plus faiblement qu'en France.
Nous nous demandons : où allons-nous ? Quelle est cette contradiction entre une productivité apparente que nous voudrions voir monter pour des raisons démographiques mais qui semble devoir ralentir, puisque nous connaissons en France une évolution de la productivité apparente du travail plus forte qu'aux Etats-Unis ?
Nous allons essayer d'éclairer cette contradiction.
Si nous regardons ce qui se passe aux Etats-Unis par rapport à l'Europe, nous avons l'impression qu'il y a un arbitrage entre la croissance de l'emploi et la croissance de la productivité apparente du travail.
Prenons des chiffres : en France comme en Europe, notre productivité apparente du travail est d'environ 2 % par an. Cela signifie que, même si le nombre d'actifs ne croît pas, la production va croître au rythme de 2 % par an.
Avec cette croissance de la productivité apparente du travail relativement forte, nous avons des créations d'emploi faibles, de telle sorte que nous pouvons décomposer notre croissance tendancielle sur les années passées entre une croissance des emplois faible et une croissance de la productivité apparente du travail de 2 %.
En revanche, aux Etats-Unis, la productivité apparente du travail progresse plus lentement : de 1 % au lieu de 2 % en France, mais l'emploi progresse de 1,5 % au lieu de 0 %.
Il faut donc choisir : soit la croissance de la productivité apparente du travail est plus forte mais l'emploi plus faible, et donc la croissance plus faible et le sous-emploi plus important ; soit la productivité apparente du travail est plus faible et l'emploi plus élevé.
En réalité, il faut un peu ouvrir la boîte à la productivité du travail, qui est finalement un concept trop synthétique pour que l'on puisse en déduire un enseignement intéressant à ce stade.
Comment l'évolution de la productivité du travail se " fabrique-t-elle " à partir des différents secteurs ? On aboutit à un constat tout à fait satisfaisant du point de vue intellectuel : une croissance forte de la productivité apparente du travail dans un certain nombre de secteurs dans lesquels il y a du progrès technique.
A l'intérieur de ceux-ci, il y a deux sous-catégories :
- les nouveaux secteurs à fort potentiel de croissance : typiquement l'informatique ou d'autres secteurs de nouvelles technologies. Ces derniers ont la double caractéristique extrêmement intéressante d'avoir à la fois une forte productivité apparente du travail et de fortes créations d'emploi, mais ils sont peu nombreux ;
- les secteurs qui connaissent aussi une forte croissance de la productivité du travail, mais au prix d'une progression de l'emploi très faible, voire négative puisque c'est précisément une des façons d'améliorer cette productivité que d'ajuster les emplois en automatisant, fusionnant, rationalisant, etc.
Coexistent donc, d'un côté des secteurs à croissance de productivité forte et, de l'autre, un secteur difficile à cerner mais que nous pouvons qualifier de service à la personne. Il semble être une sorte de déversoir pour les autres secteurs dans lequel l'emploi très peu qualifié croît très vite, et qui sont des secteurs dont le niveau de productivité est extrêmement faible.
La dynamique est ainsi assez simple à comprendre, avec :
- des secteurs qui tirent la croissance grâce à une forte progression de la productivité du travail, et d'importantes créations d'emploi ;
- des secteurs matures maintenant une forte croissance de la productivité du travail, mais au prix d'ajustements de l'emploi.
Si les secteurs dynamiques pouvant accueillir les salariés éjectés des secteurs matures sont insuffisants, ceux-ci seront récupérés dans un secteur non organisé où les gens se retrouvent avec leurs mains pour travailler et où la productivité est extrêmement faible.
Lorsque ce secteur existe, il assure le plein emploi et, au niveau global, il pèse sur la croissance de la productivité apparente du travail, puisque ce sont des secteurs dont la productivité est très faible.
A regarder les choses de cette manière, on s'aperçoit qu'il n'y a pas de " paradoxe de la productivité " aux Etats-Unis. Il est vrai que le progrès technique va de pair avec une croissance de la productivité apparente du travail et de fortes créations d'emploi, mais il n'y a pas que des secteurs à fort progrès technique. Il y a des secteurs matures et surtout ce secteur qui récupère tout ceux que les autres éjectent et qui n'est pas récupéré dans les secteurs très dynamiques.
Plus il y aura de secteurs à fort potentiel, plus le risque d'excès de travailleurs qui vont être renvoyés dans des secteurs à faible productivité sera faible et plus la probabilité - pour que globalement la croissance de la productivité apparente du travail soit forte - est grande.
Nous voyons que toute la difficulté va être, dans les économies européennes, d'avoir suffisamment de secteurs à fort potentiel par rapport à des secteurs matures, pour éviter d'évacuer trop de gens de ce secteur informel des services à la personne.
Je ne rappelle pas évidement qu'en France, où nous ne voulons pas laisser naître ce secteur dans les conditions de précarité où il s'est installé aux Etats-Unis, au lieu d'avoir le plein emploi et un secteur à faible productivité, nous n'avons ni l'un ni l'autre. La croissance de la productivité apparente du travail y est donc plus forte pour l'ensemble de l'économie, dans la mesure où elle n'est pas laminée par l'effet de structure de ce secteur à faible productivité des services à la personne.
Que risque-t-il de se passer en Europe ?
Actuellement, d'une certaine manière, l'Europe essaye de rattraper le modèle américain. Elle s'efforce d'enrichir le contenu en emplois de la croissance, de faire en sorte que ces salariés ne trouvant pas de travail puissent en trouver avec des salaires plus faibles dans des secteurs à productivité plus faible.
Du côté du vieillissement, de bonnes raisons nous font penser qu'il y a là des éléments favorables à l'augmentation de la croissance de la productivité.
D'une part, le vieillissement va ralentir la demande de travail, rétrécir le champ des personnes demandant à travailler. C'est un élément important pour réduire la croissance des emplois faiblement productifs.
Comme le vieillissement entraîne plus d'épargne et d'investissement pour préparer la période d'inactivité, ceci devrait faire monter l'intensité capitalistique et, de fait, avoir une contribution positive sur la croissance de la productivité apparente du travail.
Surtout, il est intéressant de se demander quels sont les secteurs à fort potentiel sur lesquels nous allons pouvoir compter.
L'informatique, c'est une évidence. Le Gouvernement a d'ailleurs fait des efforts pour essayer d'inciter la demande afin que l'investissement se dirige vers le secteur des nouvelles technologies.
Nous pouvons imaginer que dans quelques années nous allons imiter les Etats-Unis et avoir un investissement très productif et très porteur d'emplois dans ces secteurs à fort potentiel.
Une question semble intéressante : ce secteur des services à la personne, apparaissant aujourd'hui comme un secteur d'ajustement de l'emploi, ne pourrait-il pas être organisé de façon à être à la fois porteur de beaucoup plus de progrès de productivité et en même temps très créateur d'emplois ?
Si nous faisions des progrès techniques permettant d'abaisser le prix de ces services, comme à une époque nous avons pu abaisser le prix de l'automobile et déployer ainsi une forte demande et donc créer de nombreux emplois, ce secteur des services ne pourrait-il pas constituer un gisement d'emplois important, tout en n'ayant pas cet inconvénient décisif d'avoir une productivité qui n'augmente que faiblement ?
Si cela était possible, il serait très intéressant que ce secteur puisse avoir une croissance de la productivité organisée, des progrès technologiques permettant de bénéficier non seulement de fortes créations d'emploi mais aussi d'un peu plus de croissance de la productivité.
Quel peut être le rôle de l'Etat dans la croissance future ?
Tout le monde est d'accord pour dire que l'Etat doit se désengager, qu'il ne doit plus avoir le même rôle en matière de politique industrielle. Il ne s'agit plus que l'Etat soit actionnaire des grandes entreprises, il faut qu'il organise la réglementation de manière que la flexibilité soit adaptée. Tout cela est assez partagé.
Il me semble qu'un rôle important de l'Etat consiste à vérifier, à essayer d'accompagner l'émergence suffisante de secteurs à fort potentiel, de façon à ne pas être obligé d'accepter qu'un certain nombre de salariés n'arrivant pas à s'insérer dans ces secteurs productifs soient relégués dans des secteurs à trop faible productivité.
Effectivement, la question qui se pose est : saurons-nous retrouver le plein emploi sans trop ralentir la productivité apparente du travail ?
Aujourd'hui, les Etats-Unis, ayant le plein emploi mais une croissance de la productivité du travail très faible, marient des secteurs dans lesquels des salariés bénéficient de gains de productivité - et donc de salaires - extrêmement forts, et d'autres, au contraire, où ne progressent que faiblement productivité et salaires.
Le défi, c'est d'arriver à obtenir le plein emploi avec une plus forte croissance de la productivité. Parvenir à une situation dans laquelle nous arriverions en Europe à avoir un secteur des services à la personne où la productivité apparente du travail serait un peu plus élevée, serait peut-être une solution optimale.
Pour conclure, j'insisterai sur la complexité de cette notion de productivité. Nous n'avons pas une situation homogène d'un secteur à l'autre, mais au contraire une mosaïque de secteurs dans des états de maturité différents. Certains sont très dynamiques en début de cycle de produits, d'autres dans des situations archaïques de production.
Tout va dépendre de la façon dont nous allons savoir tirer l'offre et la demande vers une situation dans laquelle nous aurons le plus possible de secteurs à forte croissance de la productivité et à forte croissance de l'emploi, et minimiser le poids des secteurs dans lesquels nous avons de fortes créations d'emploi et des gains de productivité faibles.
Ceci est très difficile puisque, jusqu'à présent, la seule chose que savent faire les pays en situation de plein emploi, est de laisser le reliquat se porter sur des secteurs à faible productivité.
Plus que jamais, l'avenir n'est pas dans les modèles, la croissance de l'Europe sera ce que nous la ferons.
M. Serge LEPELTIER, Président.- Merci beaucoup surtout sur cette conclusion. Les éléments que vous avez fournis sont très importants. Pour essayer de comprendre cette différence entre les Etats-Unis et l'Europe, pour parler largement, les élus se posent quelquefois la question de savoir comment faire en sorte que toutes les personnes sans aucune qualification ni moindre diplôme puissent trouver, sinon un emploi, du moins une activité.
Il vaudrait mieux que cela soit un emploi, mais il faut que cet emploi ait une justification économique. C'est également une des questions.
Je constate souvent que nous sommes capables de mettre en place ces services à la personne, mais encore faut-il que les personnes qui souhaitent y recourir veuillent ou puissent les payer ou que le système se mette en place pour les payer. Il faut bien à un moment donné une justification économique. Cela serait trop simple et ramènerait un trop grand nombre de charges potentielles à terme pour le système social.