II. 3.2. UNE ANALYSE COMPARÉE DE LA RÉGLEMENTATION DE L'EMPLOI EN EUROPE
L'analyse comparée de la réglementation de l'emploi en Europe a déjà fait l'objet en 1993 de deux études portant uniquement sur les 12 pays que comprenait alors l'Union Européenne : Grubb et Wells (1993) et Mosley (1993). On actualise ici ces travaux et on les étend à l'Autriche, la Suède et la Finlande. On donne également des éléments de comparaison avec la Norvège d'une part, les Etats-Unis et le Japon d'autre part. Avant de dresser un panorama de la diversité actuelle des réglementations de l'emploi dans les pays de l'UE, il convient de revenir rapidement sur les grands traits de son évolution historique. D'une manière générale, on observe un accroissement de la protection dans les années 70 à la suite du ralentissement de la croissance consécutif au premier choc pétrolier. Ces mesures ont ensuite été remises progressivement en cause avec par exemple la suppression de l'autorisation administrative de licenciement en France en 1986. Les tendances les plus récentes témoignent d'un coté de possibilités accrues de recours à de nouvelles formes d'emploi (CDD, emploi temporaire), et de l'autre d'une réduction de la durée légale du travail destinée à contenir la montée du chômage dans les pays d'Europe continentale.
Cette comparaison s'appuie avant tout sur les dispositions légales. On s'écarte parfois de la définition donnée en introduction en intégrant les effets des conventions collectives, en général lorsqu'elles s'appliquent à un très grand nombre de salariés. On sait en outre que les pratiques des différents pays peuvent s'écarter significativement de la législation qui fixe souvent les contraintes minimales. Par exemple, l'emploi à vie au Japon n'a pas de bases légales. Toutefois, on peut penser que la souplesse donnée aux entreprises en termes d'heures, de contrats précaires, voire de licenciement leur permet d'accorder l'emploi à vie à une partie significative de leurs salariés, tout à procédant à des ajustements importants sur le reste de la main d'oeuvre ou sur les heures travaillées de ces salariés à vie.
A. 3.2.1. LES CONTRAINTES EN TERMES D'EMBAUCHE ET DE LICENCIEMENT.
1. 3.2.1.1. Les contraintes sur les embauches
Il apparaît tout d'abord que les entreprises européennes sont relativement libres d'embaucher qui elles veulent. Le seul pays européen où il existe des restrictions fortes en la matière est l'Italie, même si elles se sont fortement assouplies. En outre, en Grèce, il est obligatoire pour les entreprises de passer par l'agence pour l'emploi pour procéder à un recrutement. On notera également l'interdiction légale en 1990 de la pratique du « closed-shop » au Royaume-Uni (c'est-à-dire le monopole d'embauche par le syndicat majoritaire au niveau de l'entreprise qui exigeait de fait l'appartenance à ce syndicat) qui était jusqu'alors assez répandue.
Tableau 1 : réglementation sur la durée des périodes d'essais
Allemagne |
pas de réglementation, en général inférieure à 6 mois |
Autriche |
ouvriers et employés : 1 mois |
Belgique |
ouvriers 14 j ; employé 6 mois |
Danemark |
employés 3 mois |
Espagne |
fixée par convention collective : personnel technique ou diplômé 6 mois maximum ; autres 2 mois maximum |
Finlande |
4 mois maximum |
France |
fixée par convention collective : cadres : 3 mois ; autres : de 2 semaines à 1 mois (en fonction de la durée du contrat) |
Grèce |
négociée dans le contrat de travail |
Irlande |
non fixé |
Italie |
6 mois |
Luxembourg |
de 2 semaines à 6 mois |
Norvège |
1 mois |
Pays Bas |
2 mois maximum ; 2 semaines contrats de moins d'un an |
Portugal |
le plus souvent 60 ou 90 jours en fonction de la taille de l'entreprise ; régimes spéciaux pour les cadres (240 jours), le personnel hautement qualifiés (180 jours), les employés de maison (90 jours) ; CDD de 30 à 15 jours |
Royaume-Uni |
non fixée, négociée contractuellement |
Suède |
6 mois maximum |
Source : Observatoire de l'emploi : tableau de bord 1997, OCDE pour la Norvège, Commission Européenne (1997)
Graphique 9 : classement des pays en fonction de la longueur des périodes d'essai (des plus longues vers les plus courtes)
Un autre élément important concernant la réglementation des embauches est la possibilité donnée aux employeurs de « tester » le salarié grâce à une période d'essai au cours de laquelle la réglementation des licenciements est particulièrement souple. Une période d'essai relativement longue peut être un moyen de réduire les asymétries d'information sur le marché au travail, et donc les coûts d'embauche pour les entreprises et les problèmes d'adéquation entre l'offre et la demande de travail. On peut se référer à l'encadré 1 pour voir comment ces facteurs jouent sur l'ajustement des salaires.
On retient comme premier indicateur des réglementations sur le marché du travail, la durée des périodes d'essai. Le Tableau 1 montre que, en comparaison européenne, la durée des périodes d'essai est relativement courte en France et aux Pays-Bas (de même qu'en Autriche ou en Norvège) alors qu'elle est longue en Italie et non soumise à des contraintes légales en Allemagne et au Royaume-Uni (ce qu'on interprète comme le signe d'une grande souplesse). On utilise ces informations pour classer les pays par ordre de réglementation croissante. N'ayant pu trouver d'information sur ce sujet pour les Etats-Unis et le Japon, on suppose qu'il existe une grande souplesse en la matière.
2. 3.2.1.2. Les contraintes sur les licenciements
a) a La réglementation relative aux licenciements individuels
Graphique 10 : les contraintes en matière de licenciements individuels
Source : voir tableaux 2 à 4 et détail du calcul en annexe II
Concernant les licenciements individuels, trois éléments sont importants : les obligations légales à remplir pour licencier un salarié en termes de licenciement abusif (droit à la réembauche, indemnité), de procédures (« difficulté » de licenciement), et d'indemnité et de préavis (« coût » de licenciement). On retient donc trois indicateurs (dont la valeur pour chaque pays est d'autant plus élevée que ces contraintes sont fortes). Le premier indicateur est relatif aux coûts occasionnés par un licenciement abusif. Il prend en compte l'existence ou non d'une obligation de réintégration du salarié et le montant minimum d'indemnités prévu par la loi. Ces contraintes apparaissent faibles en France et aux Pays Bas où les indemnités minimales sont inférieures à la moyenne et où il n'est pas possible d'imposer la réintégration des salariés dont le licenciement individuel apparaît abusif (c'est aussi le cas en Belgique, au Danemark, et en Finlande). En revanche, au Royaume-Uni , en Italie et en Allemagne , ces contraintes sont plus fortes (droit à la réintégration, indemnités substantielles).
Le deuxième indicateur porte sur la difficulté à licencier, fondé sur l'obligation pour l'entreprises de notifier par écrit son licenciement au salarié, d'en énoncer par écrit les motifs, de consulter à ce sujet le comité du personnel et enfin d'obtenir une autorisation administrative. Les pays se voient attribuer une note selon le nombre de contraintes qui y sont imposées. Parmi les cinq grands pays étudiés, le pays où la procédure est la plus contraignante est la France suivie de près de l' Italie et des Pays-Bas .
Enfin, on construit un dernier indicateur prenant en compte le coût des licenciements individuels (non liés à une faute grave) en termes d'indemnités et de préavis. Cet indicateur est construit de la même manière que celui de Grubb et Wells (1993). Pour chaque pays, on calcule une moyenne des préavis et indemnités dus pour licencier un salarié embauché à 35 ans ayant 9 mois, 4 ans et 20 ans d'ancienneté compte tenu de la législation en 1996 (voir tableaux 3 et 4 en annexe II). Ensuite, on attribue un poids de 1 aux indemnités et de 0,75 au préavis, l'idée sous-jacente étant que le préavis est moins coûteux parce que le salarié travaille durant cette période. Il apparaît que les indemnités et préavis dus sont très lourds en Italie comme dans les autres pays de l'UE Sud. Les pays où ce poids est le moins important sont la France , les Pays-Bas , et l' Allemagne . Le tableau 3 en annexe II présente en outre les réformes les plus récentes (1997). Elles vont dans le sens d'un assouplissement des contraintes ( Pays-Bas , Grèce et Espagne).
Les dispositions légales présentées ici ne constituent qu'un minimum ; dans tous les pays, certains groupes de travailleurs peuvent, en vertu de conventions collectives, bénéficier d'une protection allant au-delà de ces dispositions. On peut, par exemple, comparer le classement des pays en matière d'indemnité avec les indemnités moyennes fournies par la Commission européenne (observatoire de l'emploi : tableau de bord 1997). Le Graphique 11 illustre l'écart entre les indemnités moyennes théoriques (utilisées pour construire l'indicateur) et les indemnités moyennes observées en pratique. Pour les deux séries, on retrouve bien une différence entre l'UE Sud et le reste de l'Europe. Il y a toutefois plusieurs sources d'écarts entre la pratique et la législation. Tout d'abord, comme on l'a déjà vu, la réglementation fixe une norme minimale, dans certains pays le poids des conventions collectives est important, surtout quand il y a peu de contraintes légales ( Allemagne , Belgique). Dans d'autres pays, la crainte d'un procès incite à verser des indemnités plus élevées que le minimum requis (on cite souvent l'Espagne à ce sujet). D'un autre coté, il existe une source de biais vers le bas dans la sélection des salariés à licencier : en général les entreprises licencient les derniers embauchés dont le licenciement est moins coûteux. Dans la suite de l'étude on retient l'indicateur calculé à partir des dispositions légales.
Graphique 11 : comparaison des indemnités moyennes théoriques et effectives
b) b Les licenciements collectifs
A la suite de la directive européenne de 1975 qui prescrit une procédure légale de consultation afin d'éviter les licenciements envisagés ou d'en atténuer l'impact, on observe une certaine convergence des réglementations sur les licenciements collectifs (Mosley (1993)). En Europe, l'employeur doit informer les représentants du personnel de son intention et les consulter. Il doit aussi leur fournir par écrit toutes les informations requises sur le nombre de licenciements, leurs motifs, le calendrier prévu, etc... Les mêmes informations doivent être transmises aux services nationaux de l'emploi. La directive impose de plus que le délai de préavis soit prolongé de 30 jours au moins par rapport au délai applicable à un licenciement individuel. Il existe toutefois des différences nationales autour de ce cadre européen. Par exemple, la loi exige le versement d'une indemnité de licenciement dans tous les Etats sauf en Allemagne , en Autriche et en Suède. Les définitions des licenciements collectifs diffèrent d'un Etat à l'autre. Elles sont plus strictes que la directive européenne en Espagne, en France et au Portugal. De plus, en Espagne, en Grèce, aux Pays-Bas et au Portugal, les licenciements collectifs doivent être préalablement approuvés par les services nationaux de l'emploi.
L'indicateur construit est qualitatif, basé sur la définition et les procédures retenues dans chaque pays (définition stricte des licenciements collectifs au regard de la directive européenne, consultation des représentants des travailleurs, notification préalable à l'agence pour l'emploi, autorisation préalable de l'agence pour l'emploi, existence d'indemnité de licenciement minimum (voir tableau 5 en annexe II)). Les pays se voient attribuer une note selon le nombre de contraintes qui y sont imposées. Les contraintes sur les licenciements collectifs apparaissent fortes en France et aux Pays-Bas , tout comme dans les pays de l'UE Sud, à l'exception de l' Italie où la réglementation sur les licenciements collectifs est très souple. Ceux-ci sont autorisés depuis 1991. En contrepartie, les salariés victimes de licenciements collectifs sont prioritaires en cas de réembauche et ils reçoivent l'indemnité de mobilité.
Graphique 12 : les contraintes pesant sur les licenciement collectifs
3. 3.2.1.3. Une première synthèse des contraintes en matière de licenciement.
En appliquant l'analyse en composantes principales à nos différents indicateurs de contraintes de licenciement, il ressort que le principal critère de différenciation des pays est le caractère globalement contraignant ou non de la législation sur les licenciements. Les pays d'Europe du Sud hors Italie apparaissent comme étant les plus réglementés. Ceci vient de la forte protection de l'emploi dans les régimes dictatoriaux qui ont prévalu jusqu'aux années soixante-dix et qui n'a pas été remise en cause après le retour de la démocratie dans ces pays. L' Italie , la France et le Royaume-Uni sont dans une position intermédiaire. Les Pays-Bas et surtout l'Irlande, la Finlande et l' Allemagne connaissent à l'opposé un cadre réglementaire peu contraignant. Le deuxième critère de différenciation est lié à la combinaison des contraintes sur les licenciements collectifs et en matière de licenciement abusif.
Graphique 13 : synthèse des contraintes de licenciements au moyen de l'analyse des données