C. ANALYSE COÛTS-AVANTAGES DE LA
CONCENTRATION :
UNE LOGIQUE
INQUIÉTANTE ?
Le vaste
mouvement de concentration en cours dans l'assurance, en particulier en Europe,
permet de se faire une idée de la structuration du marché de
l'assurance à l'avenir. Les grands groupes internationaux en seront les
gagnants et joueront sur ce marché ou sur divers marchés
nationaux le rôle de grands opérateurs (" global
players "). Ils laisseront la place à un certain nombre de petites
sociétés très performantes opérant sur des niches
(segments de marché où elles bénéficient d'un
avantage à long terme). Les groupes les plus faibles, à faible
rentabilité sans réel savoir-faire spécifique,
disparaîtront dans le processus de restructuration par absorption.
Les groupes généralistes de taille moyenne seront amenés
à évoluer et à faire à court terme des choix
stratégiques majeurs s'ils ne veulent pas être à leur tour
emportés dans le mouvement
84(
*
)
.
Un des choix gagnants possible semble être la coopération de
groupes de taille moyenne, comme le groupe Eureko candidat au rachat du GAN,
qui associe des sociétés néerlandaise (Achmea, premier
assureur dommages néerlandais), anglaise (Friends), danoise (Wasa),
allemande (Parion) et portugaise (Banco Commercial Português) et qui
réalise au total un chiffre d'affaires de 130 GF avec 70 GF de
fonds propres et 500 GF d'actifs gérés.
Un autre exemple peut être donné de stratégies
coopératives réussies entre groupes moyens par ailleurs
concurrents au niveau français. En effet, les mutuelles d'assurance
constituant le GEMA ont, avant l'heure des mégafusions et
concentrations, montré la voie de la coopération entre acteurs
concurrents par le biais d'outils :
-
- de
synergies commerciales
, avec des filiales communes et des produits
communs :
• en assistance touristique : Intermutuelles Assistance, premier acteur du marché français européen de l'assistance ;
• en assurance-vie : MUTAVIE, filiale de MACIF et de certaines autres mutuelles ;
• en crédit automobile : SOCRAM ;
- ou d'économies d'échelle :
• avec la mise en commun de moyens de gestion de sinistres dans les GIE de gestion : NAVIMUT, JURIMUT ;
• par le développement d'échanges de données informatisées avec les experts et les réparateurs, au sein d'une filiale commune, DARVA, désormais ouverte à l'ensemble du marché de l'assurance automobile, sur laquelle elle fait référence ;
• par l'achat pour compte commun de certaines couvertures de réassurance ;
• par la création d'une société de gestion d'actifs : OFIVALMO.
En dépit d'une rationalité discutable sous certains aspects, la concentration dépend d'une logique d'accroissement de pouvoir de marché dans le contexte d'un marché européen arrivé à maturité.
Elle vise d'abord à répondre à l'européanisation et à la globalisation de l'économie : face à des acteurs économiques à vocation mondiale, des partenaires financiers globaux sont requis pour accompagner et soutenir les stratégies mondiales des entreprises et des groupes industriels.
Les fusions sont une occasion incontestable :
- de synergies commerciales par complémentarité des produits ou sur certains segments de marché ;
- d'économies d'échelle par la mise en commun de certains services d'informatique, de gestion financière ou administratifs générateurs de coûts fixes élevés.
Logiquement donc, les fusions permettent de développer le chiffre d'affaires global des sociétés fusionnées en abaissant le coût moyen des opérations.
Dans le cas de l'assurance, les fusions absorptions ont un autre intérêt, comme dans les banques : elles permettent une plus large mutualisation des risques en assurance dommages et elles améliorent la probabilité de réussite des choix tarifaires dont la rentabilité dépend. Elles répondent ainsi à l'un des besoins fondamentaux de l'assurance. Elles permettent donc un meilleur amortissement des disparités de sinistralité dans telle ou telle zone géographique. Dans la mesure où, pour les risques de masse, la réassurance joue bien ce rôle, l'argument vaut plus pour les grands risques.
En réalité, au-delà des arguments avancés et qui sont réels - sans être exclusifs d'autres conséquences plus négatives - c'est une rivalité des grands groupes pour le pouvoir de marché et la maîtrise des politiques tarifaires qui est en cause. Et il est possible que dans cette concurrence pour la domination du marché, de manière classique, la lutte pour l'accroissement de la part de marché l'emporte sur le souci de rentabilité, voire de solidité et qu'ainsi la concentration infuse une dose d'aléa moral non négligeable dans le système financier susceptible de produire des effets négatifs en cas de crise.
En effet, le coût d'acquisition du contrôle des sociétés cibles sur le marché financier et les limites des rendements d'échelle peuvent restreindre sérieusement l'intérêt objectif pour les actionnaires d'un certain nombre d'absorption et du processus de concentration au-delà de certains seuils. L'avenir de ces mastodontes n'est donc pas nécessairement rassurant.
Les prix d'acquisition de nouvelles filiales par des groupes d'assurance intégrant souvent une prime de contrôle parfois élevée comportant un " goodwill " important, peuvent mettre en cause la rentabilité de ces opérations.
D'autre part, les économies d'échelle ne sont pas infinies. Une étude Sigma sur cette question montre que les économies d'échelle dans l'assurance sont réelles jusqu'à 500 millions de dollars (de primes émises). Rien à l'inverse n'empêche des sociétés de taille plus modeste de bénéficier d'économies d'échelle en externalisant certaines de leurs activités (sous-traitance, partenariat, filiales communes) et en faisant ainsi en quelque sorte jouer la sous-additivité des coûts par la soustraction plutôt que par l'addition des activités. Le succès de cette stratégie d'externalisation dépendra ultimement du coût et de la qualité du travail du sous-traitant. En tout état de cause, l'assureur doit toujours conserver la maîtrise de l'activité sous-traitée car c'est lui qui est responsable de la bonne fin des engagements pris envers les assurés. Dans le même sens, les grands groupes s'efforcent de compenser les inefficacités de la concentration par la décentralisation de la gestion.
Par ailleurs, la même étude Sigma a montré que les petites structures d'assurance opérant sur des niches ont des marges moyennes supérieures à celles des plus grands groupes grâce à des frais généraux et une sinistralité mieux maîtrisés 86( * ) .
Certaines réactions américaines négatives enregistrées à l'occasion des " mégafusions " en cours, par exemple entre Citicorp (deuxième groupe bancaire commercial américain) et Travelers (premier groupe américain de bancassurance) soulignent les risques impliqués par cette tendance de centralisation du marché autour de géants financiers " à tout faire " (la bancassurance est encore au-delà de la banque universelle) en se demandant s'il est opportun d'adopter aux Etats-Unis, le modèle bancaire européen du " one stop shopping " qui n'a pas toujours été très convaincant. La réaction boursière immédiate a d'ailleurs été négative, avant de se convertir en réaction positive.
Selon ces réactions " la quête du graal de la distribution croisée (" cross-selling ") pourrait s'avérer vaine " avec le temps, à cause des écarts culturels entre les métiers et des risques propres issus de la confusion des genres et de l'addition des métiers. Ainsi John Keefe de Keefe Worldwide Information a déclaré au Wall Street Journal que " la diversification ne marche pas, qu'elle n'a pas marché dans le passé et que l'environnement actuel n'est pas plus facile aujourd'hui qu'hier " 87( * ) . Le risque est grand en effet que cette diversification n'aboutisse à la création d'un panier de produits " ingérable " et à une tendance irrépressible à utiliser les profits des branches performantes pour masquer et renflouer les pertes ou les moins bons résultats des branches non performantes ou moins performantes. Le risque est grand que la diversification (" cross-selling ") n'aboutisse à la subvention croisée (" cross-subsidizing ") incompatible avec une gestion tournée principalement vers la rentabilité (" yield management ") et une organisation interne facilitant le contrôle actionnarial et l'observation par l'actionnariat des performances managériales des dirigeants (" good governance ").
Cette dérive serait d'autant moins inimaginable que la concurrence se resserrant entre un nombre d'acteurs limités et puissants, la vraisemblance d'un comportement s'écartant de la pure logique économique s'accroît, en même temps que la capacité de négociation auprès des pouvoirs publics en cas de crise.
Quoi qu'il en soit, à la question de savoir ce qu'il en est du devenir de la bancassurance en particulier, vue du point de vue de l'assurance, et de l'évolution plus généralement des conglomérats financiers, la réponse est que, malgré les réserves et les craintes, la tendance vers la bancassurance et les conglomérats financiers se généralise. On remarquera néanmoins que ce phénomène est limité au marché des particuliers.