4. L'exigence d'une concurrence non faussée
Dans
plusieurs arrêts (en particulier, 19 mars 1991,
République française c/Commission, affaire C-202/88 et
13 décembre 1991, Régie des télégraphes
et des téléphones, affaire C-18/88), la Cour de justice des
Communautés européennes a souligné qu'un système de
concurrence non faussée, tel que celui prévu par le Traité
de Rome, ne pouvait être garanti que si l'égalité des
chances entre les différents opérateurs économiques
était assurée. Le Conseil de la concurrence a
précisé à cet égard, dans son avis du
17 septembre 1996 relatif aux conditions de concurrence dans le
secteur bancaire et du crédit, que le bon fonctionnement de la
concurrence sur un marché n'impliquait pas nécessairement que
tous les opérateurs aient des conditions d'exploitation identiques, mais
supposait toutefois qu'aucun d'entre eux ne bénéficie pour son
développement de facilités que les autres ne pourraient obtenir
et d'une ampleur telle qu'elles lui permettent de fausser le jeu de la
concurrence, en empêchant des concurrents aussi efficaces de progresser
sur ce marché, sauf à ce que ces facilités soient
justifiées par des considérations d'intérêt
général.
Comme pour ce qui concerne l'activité bancaire, il convient tout d'abord
de rappeler que le législateur a voulu que l'activité d'assurance
puisse être exercée par des entités de nature juridique
différente, le domaine de la protection sociale complémentaire
où se trouvent en concurrence des entités relevant de trois corps
de règles différents (code des assurances, code de la
mutualité, code de la sécurité sociale) étant
à cet égard le plus ouvert.
L'inclusion de toutes ces catégories d'organismes dans le champ des
directives européennes d'assurance porte en germe l'égalisation
des conditions de concurrence dans ce secteur. La transposition des
troisièmes directives en ce qui concerne les institutions de
prévoyance a eu pour effet d'aligner en grande partie leur mode de
fonctionnement sur celui des sociétés relevant du code des
assurances. Si cette transposition intervient pour les mutuelles du code de la
mutualité, elle devrait conduire au même résultat et
permettre, en particulier, l'adoption de règles prudentielles et
comptables adaptées à leur statut d'entreprise d'assurance.
Actuellement, les mutuelles du code de la mutualité sont les
opérateurs du secteur de l'assurance dont le mode d'organisation et de
fonctionnement est le plus éloigné de celui des
sociétés anonymes d'assurance :
- étant des groupements sans capital, elles n'ont pas d'actionnaires
à rémunérer mais se trouvent, sur ce plan, dans la
même situation que les sociétés d'assurance mutuelles ;
- elles sont soumises au régime fiscal des organismes sans but lucratif
et les contrats d'assurance maladie complémentaire qu'elles
commercialisent sont, comme ceux des institutions de prévoyance,
exonérés de la taxe sur les conventions d'assurance ;
- le plan comptable des assurances n'est pas applicable à leur
comptabilité et les règles prudentielles qu'elles doivent
respecter, moins contraignantes que celles des autres entreprises d'assurance,
ont été conçues pour la gestion de risques courts
(protection complémentaire maladie), en dépit du fait que la
couverture de risques longs représente une part croissante de leur
activité (environ 12 % du chiffre d'affaires global en 1995) ;
- elles exercent à la fois des activités relevant du domaine de
l'assurance et d'autres qui relèvent de l'action sanitaire et
sociale ;
- les mutuelles de fonctionnaires et d'étudiants sont chargées du
règlement des prestations du régime d'assurance maladie de la
sécurité sociale, disposant ainsi d'une clientèle captive
pour leur offre de produits d'assurance complémentaire ;
- les mutuelles de fonctionnaires de l'Etat bénéficient pour
l'ensemble de leurs activités de prévoyance, sans distinction
entre celles qui relèvent du champ de l'assurance et celles qui
relèvent de l'action sociale, de subventions et de facilités
diverses (mise à disposition de personnel, prêts de locaux et de
matériel).
Ces particularités d'organisation et de fonctionnement sont liées
au rôle dévolu aux mutuelles dans la gestion de la
sécurité sociale et dans le domaine de la solidarité, de
la santé publique et de l'action sociale, et les facilités qui
leur sont accordées représentent pour une part la contrepartie
des sujétions qui découlent de l'accomplissement de leurs
missions. Dans le cadre de leur activité concurrentielle, les
contraintes imposées aux mutuelles sont principalement de deux
ordres :
- elles ne sont pas autorisées à effectuer d'autres
opérations d'assurance que celles qui entrent dans le champ de la
protection sociale complémentaire ;
- elles doivent respecter une certaine égalité de traitement
entre les assurés, ne pouvant introduire des discriminations que si
elles sont " justifiées par les risques apportés, les
cotisations versées ou la situation de famille des
intéressés " (article L.121-2 du code de la
mutualité).
Si les mutuelles soulignent également qu'elles ne pratiquent pas
" l'exclusion des mauvais risques ", cette attitude les oppose moins
qu'il n'y paraît à première vue aux sociétés
d'assurance, dans la mesure où il fait interdiction à ces
dernières, en matière d'assurance maladie complémentaire,
de dénoncer le contrat ou d'augmenter la prime " lorsque
l'état de santé de l'assuré se trouve
modifié " (article L.113-4 du code des assurances). En outre,
depuis la loi Evin, les assureurs ne peuvent plus après l'expiration
d'un délai de deux ans, refuser à un assuré
acquittant normalement ses cotisations le maintien des garanties maladies et
accident souscrites, quelle que soit l'évolution de son état de
santé. A l'inverse, les mutuelles ont la possibilité de moduler
leurs tarifs en fonction non seulement du revenu des assurés mais aussi
des " risques apportés ", notamment de l'âge au moment
de l'adhésion. Certaines d'entre elles subordonnent l'adhésion
à partir d'un certain âge soit au versement de droits
d'entrée, soit à la souscription de plusieurs garanties
liées à la couverture maladie (invalidité,
dépendance, décès).
Les sujétions imposées aux mutuelles, somme toutes
limitées, ne paraissent pas pouvoir justifier l'ensemble des
facilités qui leur sont accordées pour l'exercice de leurs
activités. On peut s'interroger en particulier sur la justification,
d'une part, de la discrimination concernant l'assujettissement à la taxe
sur les conventions d'assurance, au bénéfice des mutuelles et des
institutions de prévoyance qui commercialisent des contrats d'assurance
maladie complémentaire, et, d'autre part, des subventions et aides
diverses accordées aux mutuelles de fonctionnaires. Ces deux
caractéristiques pourraient s'analyser comme des avantages
concurrentiels dès lors qu'ils profitent directement à des
activités ouvertes à la concurrence et que, ne
représentant pas la contrepartie d'une contrainte d'intérêt
général précisément identifiée et
chiffrée, ils introduisent un déséquilibre, dans le cadre
d'une compétition par les mérites, entre les opérateurs
qui en bénéficient et ceux qui ne peuvent y prétendre.
L'avantage fiscal est accordé, directement, comme il a été
dit plus haut, à deux catégories d'opérateurs, les
mutuelles et les institutions de prévoyance. Les sociétés
d'assurance ne sont pas complètement exclues de son
bénéfice puisque les contrats de prévoyance collective
sont exonérés de la taxe, quel que soit l'opérateur qui
les propose, lorsque la part des cotisations se rapportant au risque maladie
n'excède pas 20 % (article 998-1 du code général
des impôts). C'est donc sur les segments du marché de l'assurance
maladie complémentaire constitués par les contrats individuels et
par les contrats de groupe n'entrant pas dans le champ de l'exonération
que cette exonération sélective met les organismes qui en
bénéficient en mesure de pratiquer pour les produits
concernés des tarifs inférieurs à ceux de concurrents
aussi performants qu'eux mais ne pouvant y prétendre. La F.F.S.A. qui,
comme il a été indiqué plus haut, a saisi en 1993 la
Commission européenne, de deux plaintes relatives au régime
fiscal des institutions de prévoyance et des mutuelles du code de la
mutualité, évalue le montant global de l'avantage lié
à l'exonération de la taxe sur les contrats d'assurance maladie
complémentaire à près de 3 milliards de francs par an.
Les subventions accordées aux mutuelles de fonctionnaires et agents de
l'Etat et des établissements publics nationaux peuvent contribuer au
financement de leurs activités d'assurance pour lesquelles elles sont en
concurrence. Non seulement, en effet, l'article R.523-2 du code de la
mutualité n'exclut pas la possibilité d'employer ces subventions
pour l'activité de couverture des risques sociaux, mais l'application du
principe de non-spécialisation auquel restent attachées la
plupart des composantes du mouvement mutualiste rend très difficile le
contrôle de l'affectation des aides publiques dont
bénéficient les mutuelles.
Dans ce cas, le risque d'atteinte à la concurrence est double :
d'une part, l'attribution, sans justification clairement définie, de
subventions publiques à des activités d'assurance ouvertes
à la concurrence peut avoir pour effet direct de fausser le jeu de la
concurrence sur les marchés d'assurance concernés, en
défavorisant artificiellement les concurrents ; d'autre part,
l'absence d'une nette séparation entre les diverses activités
mutualistes fait courir le risque de subventions croisées, et en
particulier de transferts financiers des activités
protégées vers les activités concurrencées,
permettant de proposer les produits d'assurance à des prix plus bas,
à niveau d'efficacité équivalent, que ceux des entreprises
concurrentes.
Ce risque n'est pas théorique et la Commission de contrôle des
mutuelles et des institutions de prévoyance elle-même, dans son
rapport 1994-1995, mentionnait l'existence de transferts de ressources parfois
importants au sein des groupements mutualistes, soit que le " compte
prestations/cotisations (...) contribue à financer d'autres
réalisations, notamment des réalisations sociales, soit au
contraire qu'il bénéficie des excédents de certaines
réalisations sociales ". De tels transferts, quand ils existent,
rendent illusoire l'exercice du contrôle de solvabilité. La
" souplesse " du système actuel de gestion, ne dissuadant pas
la réalisation de compensations financières entre les
activités déficitaires et les activités
bénéficiaires, constitue d'ailleurs l'une des raisons principales
de l'opposition de certaines fédérations mutualistes à la
transposition des directives d'assurance à l'égard des mutuelles.
A cet égard, il faut souligner qu'un examen des tarifs pourrait
éventuellement être effectué sur le fondement de
l'article 10-1 de l'ordonnance du
1
er
décembre 1986 prohibant les pratiques de prix
abusivement bas.
Les transferts de ressources à l'intérieur des mutuelles peuvent
avoir pour effet de fausser le jeu de la concurrence non seulement sur les
marchés des assurances, mais aussi sur les marchés des
prestations sanitaires et médico-sociales sur lesquels interviennent les
mutuelles. C'est ainsi que plusieurs opticiens indépendants ont saisi
récemment le juge administratif de recours en annulation contre des
arrêtés autorisant la création et la gestion par des unions
de mutuelles de centres d'optique mutualistes, en invoquant pour ce faire
l'effet direct des dispositions des directives européennes interdisant
aux entreprises d'assurance l'exercice d'une activité commerciale autre
que l'activité d'assurance.
Une banalisation du régime fiscal des produits d'assurance
commercialisés par les mutuelles du code de la mutualité
paraît d'autant plus s'imposer que le comportement de certaines grandes
mutuelles s'apparente de plus en plus à celui des sociétés
commerciales : notamment, gestion pour le compte de tiers
d'activités commerciales ne relevant pas des objectifs mutualistes et
donnant lieu à rémunération sous forme de
commissions ; recours dans certains cas à des intermédiaires
rémunérés pour le placement de leurs produits ;
publicité commerciale émanant soit des fédérations
de mutuelles, soit même de certaines mutuelles. De même, il est
souhaitable qu'intervienne une clarification des relations entre l'Etat et les
mutuelles de fonctionnaires.