3. L'existence et la justification de droits exclusifs en matière d'assurance
L'article 90 du Traité de Rome dispose
que :
" les Etats membres, en ce qui concerne les entreprises publiques et les
entreprises auxquelles ils accordent des droits spéciaux ou exclusifs,
n'édictent ni ne maintiennent aucune mesure contraire aux règles
du présent traité, notamment à celles prévues aux
articles 7 et 85 à 94 inclus. Les entreprises chargées de la
gestion de services d'intérêt économique
général ou présentant le caractère d'un monopole
fiscal sont soumises aux règles du présent traité,
notamment aux règles de concurrence, dans les limites où
l'application de ces règles ne fait pas échec à
l'accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui
leur a été impartie. Le développement des échanges
ne doit pas être affecté dans une mesure contraire à
l'intérêt de la Communauté ".
Ces dispositions, telles qu'elles ont été
interprétées par la Cour de justice des Communautés
européennes (notamment dans les arrêts Corbeau du
19 mai 1993 et Commune d'Almelo du 27 avril 1994), peuvent
être invoquées à certaines conditions par les Etats membres
pour justifier l'octroi à une entreprise chargée de la gestion de
services d'intérêt économique général, de
droits exclusifs faisant obstacle au libre exercice de la concurrence. Pour que
l'octroi de tels droits soit compatible avec le Traité, il faut
notamment que les restrictions de concurrence soient indispensables à
l'accomplissement de la mission d'intérêt général
impartie à l'entreprise. En d'autres termes, il faut qu'en l'absence des
droits exclusifs, la mission confiée à l'entreprise ne puisse pas
être réalisée dans des conditions économiquement
viables.
Le Conseil d'Etat a fait récemment application des dispositions de
l'article 90 du Traité de Rome pour annuler plusieurs dispositions du
décret du 26 novembre 1990 relatif au régime
complémentaire facultatif d'assurance vieillesse de personnes non
salariées des professions agricoles (décision du
8 novembre 1996, Fédération française des
sociétés d'assurance et autres). Le Conseil d'Etat a en effet
considéré qu'en confiant à la seule Caisse nationale
d'assurance vieillesse mutuelle agricole (C.N.A.V.M.A. - dont
l'activité avait été qualifiée d'économique
par la Cour de justice des Communautés européennes,
interrogée à titre préjudiciel (décision
précitée du 16 novembre 1995) - la gestion de ce
régime auquel était réservé un avantage fiscal (la
déductibilité du revenu imposable des cotisations
versées), le décret en question avait accordé des droits
exclusifs à cet organisme. Après avoir indiqué que
l'octroi de ces droits exclusifs avait créé au profit de la
C.N.A.V.M.A. une position dominante dont cet organisme était
amené, du fait même de cette exclusivité, à faire
une exploitation abusive, le Conseil d'Etat a jugé que l'exclusion ou la
restriction de la concurrence sur le marché des produits de retraite
complémentaire des exploitants agricoles n'était pas
justifiée par l'accomplissement de la mission particulière
impartie à la C.N.A.V.M.A. Il a ainsi admis implicitement que la gestion
du régime d'assurance vieillesse complémentaire en cause,
à supposer même qu'elle constitue une mission
d'intérêt économique général, n'impliquait
aucune contrainte particulière et qu'elle pouvait être
assurée dans des conditions économiques normales par d'autres
opérateurs.
On ne peut exclure qu'il existe d'autres exemples de droits exclusifs
injustifiés conférés à des organismes pour la
gestion de mécanismes d'épargne-retraite ou d'autres dispositifs
de protection sociale complémentaire assortis d'avantages fiscaux.
Pour déterminer si certains organismes peuvent être dans ce cas,
il faut d'abord examiner si les droits exclusifs ont été
accordés pour la gestion d'un régime de protection sociale
situé hors du champ de la concurrence ou d'un mécanisme
d'assurance normalement soumis aux règles de la concurrence.
C'est ainsi que les droits exclusifs conférés aux mutuelles du
code de la mutualité pour assurer le service des prestations d'assurance
maladie dans les régimes de sécurité sociale des
fonctionnaires et des étudiants ne sont pas susceptibles de relever des
dispositions de l'article 90 du Traité de Rome dès lors
qu'ils ont été accordés pour la gestion de régimes
échappant aux règles de la concurrence. En revanche, une
activité de gestion d'un système de retraite
complémentaire facultative fonctionnant en tout ou partie par
capitalisation constitue, au sens de la jurisprudence communautaire, une
activité concurrentielle à laquelle s'appliquent, en cas d'octroi
de droits exclusifs à une entreprise pour l'exercice de cette
activité, les dispositions de l'article 90 du Traité de Rome.
La question de la justification des restrictions de concurrence pourrait se
poser en particulier à propos de la gestion exclusive des
systèmes de retraite complémentaire des fonctionnaires par trois
organismes, la Caisse nationale de prévoyance de la fonction publique
(PREFON), le Comité de gestion des oeuvres sociales des
établissements d'hospitalisation (C.G.O.S.) et l'Union nationale des
mutuelles de retraite des instituteurs et des fonctionnaires de
l'éducation nationale et de la fonction publique (U.N.M.R.I.F.E.N.-F.P.,
proposant les produits C.R.E.F. et Force +). Ces dispositifs de retraite
complémentaire facultative fonctionnant entièrement ou
partiellement par capitalisation, ne relèvent pas du champ de la
protection sociale, mais sont des produits d'assurance assortis d'un avantage
fiscal, la déductibilité du revenu imposable des cotisations
versées, qui place les organismes auxquels est réservée,
en droit ou en fait, la distribution de cet avantage dans une situation plus
favorable que les opérateurs proposant d'autres produits
d'épargne retraite, sans que ces restrictions de concurrence soient
nécessairement justifiées par la mission particulière
confiée à ces organismes. Même si ces derniers se voient
imposer certaines contraintes liées à la finalité sociale
alléguée de ces régimes de retraite, il n'est pas certain
que ces contraintes impliquent nécessairement une absence de
rentabilité économique, alors, par ailleurs, que l'existence de
l'avantage fiscal facilite la commercialisation du produit. On peut d'ailleurs
relever qu'il y a quelques années, une société d'assurance
avait demandé l'autorisation de distribuer ce produit
réservé aux fonctionnaires.
Un raisonnement de même type pourrait être fait à propos des
rentes des anciens combattants dont la constitution est réservée
aux groupements mutualistes (article L.321-9 du code de la
mutualité), alors que ces produits d'épargne retraite
complémentaire facultative par capitalisation ouvrent droit à
plusieurs avantages consentis par l'Etat, une majoration de la rente et son
non-assujettissement à l'impôt sur le revenu
(article 81-12° du code général des impôts),
ainsi que la déductibilité du revenu imposable des cotisations
versées. Dans ce cas, l'exclusivité n'est pas accordée par
les pouvoirs publics à une entreprise, mais à une
catégorie déterminée d'opérateurs.